Lombres, de China Miéville

Salut à tous, lecteurs ! L’heure est venue.

Je vais enfin inaugurer la partie Chroniques de ce blog. Et on commence par…

Lombres,de China Miéville

C’est pas comme si je l’avais noté dans le titre en même temps.

Bon, plus sérieusement, je vais commencer par vous donner quelques renseignements sur l’auteur avant de parler du livre et du sujet que l’on va traiter aujourd’hui.

Introduction

China Miéville est un auteur anglais né le 6 Septembre 1972. Il est connu pour délibérément mélanger les genres dans ses romans, et sa volonté de faire évoluer la Fantasy en s’éloignant des codes établis par Tolkien avec la saga du Seigneur des Anneaux, si bien que la plupart de ses œuvres ne peuvent pas être précisément classées par la critique. On peut s’apercevoir de son originalité à travers le fait que ses romans puissent être nominés aussi bien pour des prix de Science Fiction comme le Nebula, le Hugo, que pour des prix récompensant des œuvres de Fantasy comme le British Fantasy ou le Locus.

Il s’engage aussi avec force en politique, et certaines thématiques semblent lui tenir particulièrement à cœur, comme l’écologie, entre autres.

Parmi ses œuvres, on peut mentionner de façon non exhaustive Perdido Street Station (paru en 2003 en France en deux tomes), Les Scarifiés (paru en 2005 en France), Légationville (paru en 2015 en France).

Et le roman dont nous allons parler aujourd’hui, Lombres, publié à l’origine en Angleterre sous le titre Un Lun Dun en 2007, puis en France en 2009 au Diable Vauvert, puis chez Pocket en 2012.

Analyse:

Lombres raconte (ALORS OUI PETITE CHOSE : SI VOUS LISEZ CES ARTICLES, JE NE VOUS CACHE PAS QU’IL Y A UN RISQUE ASSEZ ÉLEVÉ DE SPOIL, SOYEZ PRÉVENUS) l’histoire de Zanna et Deeba, deux jeunes Londoniennes qui découvrent la “transville” de Londres, Lombres, une sorte de ville parallèle connectée à Londres et dans laquelle se retrouve ce qui en est rejeté. Les deux jeunes filles rencontrent des personnages hauts en couleurs, qui vont les aider à rentrer chez elles… Ou pas.

Zanna se révèle être la “Shwazzy”, élue censée rétablir la paix à Lombres en réussissant à vaincre le Smog, une créature faite de fumée toxique d’usines menaçant de détruire la transville, d’après une prophétie. Censée. Parce que tout ne va pas se dérouler comme prévu, nombre de choses vont tourner au vinaigre, et Deeba, “l’amie de la Shwazzy”, ou la “PaShwazzy” va devoir se charger du devoir de son amie, après que les prophéties se sont révélées être fausses.

Ce qui m’amène directement à la problématique qui va nous faire aborder Lombres, sa façon de détourner les codes de la Fantasy pour s’en détacher d’une part, et d’autre part l’originalité de l’univers et le ton utilisé.

En quoi Lombres se détache-t-il des romans jeunesse que nous avons l’habitude de voir ?

Eh bien c’est ce que nous allons essayer d’observer, en deux temps. J’étudierai d’abord les divers détournements des topos de la Fantasy, puis l’originalité du ton et de l’univers.

Le Détournement, ou quand l’imaginaire fait de l’autodérision

China Miéville parvient à se moquer des topos classiques de la Fantasy.

Comme je suis quelqu’un de plutôt sympa, je vais vous expliquer ce qu’est un topos pour que vous puissiez comprendre la suite de l’analyse.

Un topos est un motif qui se retrouve dans plusieurs oeuvres d’un même genre, un lieu commun qui caractérise un genre. Par exemple, le fait de recourir à des transformations pour augmenter la puissance des personnages est un topos utilisé dans nombre de shonen manga (le Super Saiyen de Dragon Ball d’Akira Toriyama représente parfaitement cette idée), et est devenu un lieu commun que les lecteurs de ce genre d’œuvre s’attendent à trouver.

Donc, pour revenir à Lombres, je vais d’abord vous exposer quelques lieux communs de la Fantasy, pour vous montrer comment ils sont détournés par China Miéville.

Dans un roman de Fantasy “traditionnel” (j’insiste sur ce terme, mais je sais qu’il est quelque peu bancal), on va souvent trouver un schéma que je vais vous décrire.

Un dangereux ennemi qui mettait le monde en péril par le passé au termes d’efforts prodigieux, mais prépare son retour. Une prophétie dit qu’un élu verra le jour, et parviendra à vaincre une fois pour toutes cet ennemi, à la suite de nombreux autres exploits. Il sera accompagné de personnages adjuvants qui l’aideront dans sa tâche, d’un ou plusieurs artefacts grâce auxquels il pourra accomplir différentes prouesses, et fera des découvertes sur lui-même au cours de son aventure. Il devra également affronter nombre d’ennemis et rivaux, qui ont souvent une vision du monde opposée à la sienne.

Normalement, vous verrez que dans ce schéma se retrouvent des sagas comme Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, Harry Potter de J.K Rowling, L’Autre de Pierre Bottero, et je m’arrêterai pour ne pas rendre cette liste exhaustive.

On peut comparer ce schéma avec la théorie du monomythe, exposée par Joseph Campbell dans Le héros aux mille visages (1949), essai dans lequel l’auteur démontre l’existence d’une structure commune à la plupart des mythes.

A présent, vous devriez savoir ce qu’est un topos, et ce qu’on peut faire avec.

Et nous allons donc voir ce que Miéville a fait de ces topoï (topos au pluriel, pour les non-hellénistes) dans Lombres.

Zanna est censée être la Shwazzy qui sauvera Lombres. Ce fait est annoncé dès le début du roman, lorsqu’elle voit un renard qui la regarde intensément, lorsqu’un “porteur” l’attend “à sa porte pour lui remettre une enveloppe vierge” qui dit que les habitants de Lombres l’attendent “avec impatience”, mais également lorsqu’elle est reconnue comme telle par la plupart des personnages qu’elle rencontre dans la transville, tels que Obaday Fing, le couturier (“Tu es la Shwazzy !”), ou Joe Jones, le receveur (“Devine un peu qui on embarque ! Jeune fille… Blonde. Étrangère. Arrive quand la transville va mal…”).

Lorsqu’elle rencontre les Prophéçogurs et le Grimoire, ceux-ci lui disent qu’ils l’attendaient, ayant “cherché à faciliter sa venue”, pour lui expliquer ce qu’elle a à faire. Cependant, Zanna rétorque qu’elle est “une petite fille”, ce à quoi Mortier (l’un des Prophéçogurs) répond “Tu es la Shwazzy. Notre espoir.” Mais si on fait attention à ce qui est dit dans le chapitre où ces mots sont prononcés (le chapitre 21), on peut lire que les Prophéçogurs ont su que Zanna était la Shwazzy à partir “d’interprétations pas toujours évidentes” faites sur “plusieurs générations”. Les Prophéçogurs croient que Zanna est la Shwazzy, mais est-ce bien la vérité ? Une partie du détournement se situe déjà dans ces interprétations.

Interprétations qui se révéleront être de plus en plus fausses au cours de la progression de l’histoire, puisque Zanna est vaincue par le Smog au chapitre 25, ce qui “n’était pas censé se produire”, d’après les Prophéçogurs, qui rajoutent que “ce n’est pas ce qui était écrit” en consultant le Grimoire. A partir de ce chapitre, on voit que China Miéville a lancé ses personnages et surtout son lecteur sur une fausse piste en écartant le supposé élu de la prophétie de la narration. L’auteur se moque avec ce procédé des personnages qui sont déterminés par une destinée qui leur est annoncée, en créant une fausse prophétie qui tue son élu. C’est comme si J.K Rowling avait fait mourir Harry bien avant son combat final contre Voldemort.

Par conséquent, Deeba doit prendre le relais sur Zanna, alors qu’elle n’est perçue que comme un personnage secondaire par le lecteur pendant une partie du roman, mais aussi par les autres personnages du roman, qui la voient seulement comme “une amie de la Shwazzy”, l’une de ses “comparses”, ou alors comme la “Pashwazzy” (the Unchosen dans la version anglaise).

Le destin a refusé l’élue. A moi de jouer”, dit-elle page 302 au Grimoire porteur de fausses prophéties, si fausses que même lui ne croit plus en ses propres prophéties, qu’elles sont du “pipi de chat”, et traite de “gros cons” ses auteurs.

China Miéville fait donc de Deeba qui était censée rester un personnage secondaire, le personnage principal, relançant donc complètement l’intrigue, en réduisant considérablement l’intérêt de la prophétie pour que son personnage puisse s’en éloigner pour parvenir à sauver Lombres sans passer par toutes les tâches que la Shwazzy aurait dû normalement accomplir, pour pouvoir “gagner du temps”. L’auteur se moque des péripéties à rallonge que doivent accomplir les héros des romans de Fantasy, et donc décide de “zapper les cinq étapes suivantes, et passer directement à la dernière” pour pouvoir créer des péripéties auxquelles personne ne s’attend. Miéville détourne les plus grands topos de la Fantasy, à savoir les Prophéties, les péripéties qui prennent des pages et des pages, mais aussi du problème qu’ont parfois les personnages secondaires de ces romans. N’être QUE des adjuvants, et ne se résumer qu’à cette fonction dans la narration.

Personne n’est une comparse ! On parle pas des gens comme ça. Comme s’ils n’avaient pas de vie à eux”, fulmine Deeba en voyant la liste des personnages qui sont censés entourer la Shwazzy, et qui sont condamnés à rester enfermés dans ce rôle d’adjuvants, sans être déterminés par d’autres traits de caractère que “Rusée” ou “Rigolote”, ce qui ne contribue pas à leur développement.

On a donc un genre de mise en abîme où le personnage de Miéville constate sa propre platitude et souhaite y remédier en devenant le personnage principal pour terminer la quête que l’élue de la Prophétie n’a pas pu mener à bien, et où ladite Prophétie, à travers l’objet du Grimoire avoue son déterminisme (la Shwazzy sera “blonde”, “étrangère”, elle devra récupérer tel ou tel objet… ) et son côté trompeur, puisque des imprévus peuvent surgir.

Lombres est donc un roman qui détourne les topos et les codes de la Fantasy à sa manière, et il le fait bien. C’est rafraîchissant pour le lecteur, et cela nous permet de voir à quel point la Fantasy est un genre codé, dont les auteurs ont du mal à se détacher parfois.

Mais ce n’est pas la seule qualité du roman.

Un univers et des thématiques originales

Lombres possède aussi une grande richesse de par les thématiques qu’il aborde dans ses pages, ainsi que dans l’originalité de son univers.

Miéville fait preuve de beaucoup d’humour dans ce roman, avec énormément de jeux de mots et de répliques bien senties, ce qu’il fait aussi dans d’autres de ses romans, mais je tiens à rappeler que trouver des jeux de mots de cette qualité dans une œuvre jeunesse comme Lombres est assez rare, à mon sens. Je ne vais pas vous faire de liste exhaustive (ce serait vous gâcher les découvertes et il y en aurait trop), mais simplement en noter quelques-uns.

Les jeux de mots sur les différentes transvilles sont particulièrement bien trouvés, et surtout, très bien traduits, avec notamment “No York”, “PerDublin”…

On a aussi les noms de certaines créature comme les “poubanzaï”, les “smombies”, les “barapluies”, qui sont respectivement des poubelles ninjas, des zombies contrôlées par le Smog, et des parapluies. Les jeux de mots reposent souvent sur le principe du mot valise dans ce roman, et permettent au lecteur de se figurer précisément la fonction ou l’apparence des différents éléments.

Je ne vais pas non plus vous donner une liste de répliques qui pourront vous faire rire. Je vais plutôt vous donner ma préférée.

A la page 369, Deeba tacle le Grimoire qui ne veut pas l’aider à sauver Lombres en argumentant qu’elle ne peut pas “zapper” les étapes de la Prophétie, en lui disant “On sait tous que vous ne connaissez rien au fonctionnement des prophéties”.

Lombres est un roman qui est traversé par l’humour, mais qui sait rester dramatique dans les moments tragiques, et parfois épique. Je pense particulièrement à la scène du discours de Deeba devant les Lombressiens, ou de la chasse aux mygalucarnes dans l’abbaye de Webmaster, par exemple.

Le worldbuilding de Miéville se pare également d’une grande originalité.

Le concept des mondes parallèles est un topos assez connu et utilisé, mais l’auteur parvient à faire de Lombres une ville tangible, avec ses codes, ses règles, au moyen de descriptions très vivantes, et les noms des quartiers évocateurs (“Les Terres Orales” pour l’endroit où les mots prennent vie, “Fanthom Road” pour le lieu où résident les fantômes…). Il place dans sa ville des personnages atypiques, comme Obaday Fing, le couturier qui crée des vêtements avec des livres, Brokenbroll, le maître des parapluies cassés, Monsieur Paroll, roi des Terres Orales, Hemi, le demi-fantôme coincé entre la société des vivants et celle des morts…

On trouve aussi dans le roman une multitude de créatures barrées, comme les déchets vivants, les poubanzaï qui sont des poubelles ninja, les mygalucarnes (des araignées fenêtres, et je vous jure que je ne l’invente pas, lisez le roman), et des girafes carnivores, et là non plus, je ne vous mens pas.

Les éléments de worldbuilding de ce roman sont vraiment atypiques, mais le plus intéressant reste le “mool” ou “Matériau obsolète d’origine londonienne”. Le mool regroupe, comme son nom l’indique, des matériaux de récupération provenant de Londres, que les Lombressiens utilisent pour construire des maisons. Le mool peut être constitué d’éléments comme des machines à laver ou des étagères. N’importe quel matériau londonien peut finalement devenir du mool, et c’est ce qui intéressant. Lombres est une ville qui fait du recyclage à grande échelle, avec tout et n’importe, et on peut y croiser n’importe qui.

A noter que Lombres est illustré, quelle que soit son édition. Les illustrations vous permettront de vous immerger pleinement dans l’histoire, et nourriront votre imagination.

Cela me fait penser à un autre roman de China Miéville, Perdido Street Station, que je suis en train de lire au moment où j’écris ces lignes. Nouvelle Crobuzon, la ville décrite dans ce roman, est elle aussi une sorte de patchwork où on peut rencontrer toutes sortes de créatures, et où magie et où science se rencontrent (il se pourrait que je parle de ce roman un jour). Cependant, Perdido Street Station est destinée à un public plus averti, donc mieux vaut commencer à lire China Miéville avec Lombres si vous n’êtes pas habitués aux personnages et aux univers un peu trash.

Mais cela ne veut pas dire que Lombres est un roman édulcoré, loin de là.

Le Smog, l’antagoniste principal, est là pour vous le prouver. Il drogue des gens et les transforme en camésmogs, prend possession de corps qui deviennent des smombies, et son but n’est ni plus moins de détruire Lombres et Londres afin de devenir incroyablement puissant.

Un but classique, mais efficace.

Le Smog est composé de fumées polluantes qui ont acquis une conscience. Ce qui permet à China Miéville d’aborder le thème de l’écologie, de façon habile, en mettant en parallèle le fait que les londoniens le renforcent à travers la pollution, et leur fausse promesse de réduire les fumées produites par leurs usines.

Le message peut là aussi paraître basique, mais il reste fort :

La pollution crée des monstres.

Message d’autant plus fort, parce qu’il trône dans un roman destiné à la jeunesse. Miéville sensibilise donc, à sa manière, la partie jeune de son public, aux problèmes environnementaux avec Lombres.

Le mot de la fin

Pour conclure cet analyse, je dirai que Lombres est une petite pépite du roman jeunesse, avec ses pieds de nez constants au topos de la Fantasy, son univers barré et original, et son humour. Ce roman est la preuve (enfin, l’une des preuves) qu’une œuvre jeunesse peut être réfléchie, et apporter des choses non seulement à son public, mais aussi au genres auxquels elle appartient.

China Miéville a fait avec Lombres quelque chose qui vous ne laissera pas indifférent.

Voilà qui est tout pour cette première analyse ! N’hésitez pas à laisser un commentaire pour me dire ce que vous en avez pensé, ou tout simplement si vous avez lu Lombres, ou d’autres romans de China Miéville, et s’ils vous plaisent !

Sur ce, je vous laisse à vos occupations, bonne continuation !

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2 commentaires sur “Lombres, de China Miéville

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