La Cinquième Saison, de N. K. Jemisin

‘Salutations, lecteur. Cette semaine, je te fais découvrir une véritable bombe, avec

La Cinquième Saison, de N. K. Jemisin

 

jailu14423-2017

 

Introduction

 

N. K. Jemisin est une autrice de science-fiction et de fantasy afro-américaine née en 1972. Elle a participé à de nombreux ateliers d’écriture et est une militante féministe active (vous verrez que cette information possède son importance).

Son œuvre comporte pour le moment des nouvelles et des romans, avec notamment la Trilogie de l’héritage, traduite en France entre 2010 et 2012 et publiée chez Orbit et dont le premier tome Les Cent Mille Royaumes a gagné le prix Locus du premier roman, et Les Livres de la Terre fracturée, dont les deux premiers tomes, La Cinquième Saison et La Porte de cristal ont chacun obtenu le prix Hugo, en 2015 et en 2016. En France, Les Livres de la Terre fracturée sont publiés chez J’ai Lu, dans la collection « Nouveaux Millénaires » depuis 2017. Le premier tome, dont je vais vous parler aujourd’hui, a ainsi été publié fin 2017, sa suite, La Porte de Cristal, en avril 2018, et le dernier tome, Les Cieux pétrifiés, sortira fin 2018, en septembre plus précisément. Il me paraît important de noter que chaque tome de la trilogie d’un ou plusieurs des plus grands prix littéraires dédiés à la SFF aux États-Unis. La Cinquième Saison et La Porte de Cristal sont en effet détenteurs d’un prix Hugo, tandis que Les Cieux pétrifiés a remporté les prix Locus et Nebula.

Voici donc la quatrième de couverture de La Cinquième Saison :

« La terre tremble si souvent sur votre monde que la civilisation y est menacée en permanence. Le pire s’est d’ailleurs déjà produit plus d’une fois : de grands cataclysmes ont détruit les plus fières cités et soumis la planète à des hivers terribles, d’interminables nuits auxquelles l’humanité n’a survécu que de justesse. Les gens comme vous, les orogènes, qui possédez le talent de dompter volcans et séismes, devraient être vénérés. Mais c’est tout l’inverse. Vous devez vous cacher, vous faire passer pour une autre. Jusqu’au jour où votre mari découvre la vérité, massacre de ses poings votre fils de trois ans et kidnappe votre fille.

Vous allez les retrouver, et peu importe que le monde soit en train de partir en morceaux. »

Le lecteur suit donc Essun, la femme orogène qui vient de perdre son fils, mais également Damaya, jeune orogène emmenée au Fulcrum (l’endroit où les orogènes apprennent à se contrôler, j’y reviendrai) et Siénite, orogène impériale partie en mission.

Mon analyse portera sur l’univers développé par l’autrice et le genre dans lequel il est possible de l’inscrire, puis je vous parlerai des thématiques abordées dans le roman, et enfin, j’évoquerai les personnages ainsi que le style de l’auteur.

Avant de continuer, je tiens néanmoins à vous prévenir. Je ne vous parlerai pas énormément de l’intrigue du roman en elle-même, parce qu’elle contient beaucoup de points de spoil qui pourraient s’avérer sensibles au point de gâcher votre lecture, et pour rien au monde je ne voudrais gâcher votre découverte de La Cinquième Saison. Ensuite, je ne peux pas vous parler de tous les points intéressants de ce roman, sinon cet article serait beaucoup trop long, mais ne vous en faites pas, je les évoquerai sans doute dans ma chronique du tome suivant.

 

L’Analyse

 

Univers et question générique

 

La Cinquième Saison est classé dans le genre de la fantasy par son autrice, qui déclare dans les remerciements qu’elle a écrit « un roman de fantasy ». Il est également classé par beaucoup de lecteurs comme un roman de science-fantasy, ce genre hybride entre la SF et la fantasy, qu’on applique souvent à des œuvres présentant un univers typé (et j’insiste sur ce terme) fantasy présentant des éléments de SF et inversement, comme dans les romans de Jack Vance ou de Leigh Brackett (dont j’ai déjà pu vous parler ici et ici). La science-fantasy peut également s’appliquer à des univers qui mêlent magie et science, à l’image du cycle du Bas Lag de China Miéville, dont il faudra décidément que je vous parle un jour. Personnellement, je trouve que La Cinquième Saison s’inscrit dans la veine de la science-fantasy qui mêle univers de SF et éléments de fantasy, en plus de mêler ce qui s’apparente (ou est) à de la magie et science. Je m’explique.

On trouve ainsi dans le roman de N. K. Jemisin des éléments surnaturels que l’on pourrait classer comme provenant de la fantasy, avec des créatures étranges comme les « mangeurs de pierre », mais également les « orogènes », des êtres humains capables de « « manipuler les forces thermiques et cinétiques, ainsi que d’autres formes d’énergie, pour manipuler les secousses sismiques » d’après le glossaire placé à la fin du roman. L’orogénie peut ainsi être assimilée à de la magie qui possède son propre système et son propre langage (les orogènes « valuent », « plongent dans la terre »), mais également à une propriété d’ordre biologique, puisqu’ils possèdent des organes en lien avec l’orogénie, les « valupinae ». La science est également très présente dans le roman, avec des disciplines permettant de faire face aux cataclysmes que sont les « Saisons », telles que la « géomestrie », la « lithomnésie », les secousses sismiques sont évaluées selon leur « magnitude », et le monde ressemble à un univers post-apocalyptique et futuriste, avec des vestiges d’anciennes civilisations, la maîtrise de l’électricité, et surtout, les mystérieux « obélisques ». La Cinquième Saison est par conséquent tout à fait classable en science-fantasy, puisqu’il mêle des aspects de ces deux genres (ça ne reste évidemment que mon avis).

Le monde créé par l’autrice est sombre et possède beaucoup de caractéristiques qui le rendent dystopique. Et quand je parle de dystopie, je pense beaucoup plus à Berserk qu’à Hunger Games ou Divergente en termes d’ambiance et de ressenti, mais avec tout de même un soupçon de positif. Je m’explique. Le monde de La Cinquième Saison est dirigé par l’autoritaire Empire de Sanze, qui sépare la population en « castes » en fonction de leurs caractéristiques et de leurs aptitudes (« Dirigeants », « Costauds », « Résistants », « Reproducteurs »…). Ces castes doivent coopérer pour protéger et faire fonctionner leur « comm » (communauté équivalente à un village ou une ville), et malgré le fait qu’elles soient transmises par des lois très précises (une fille sera de la même caste que sa mère, et un garçon sera de la même caste que son père, par exemple), il reste possible d’en changer. Ce système de castes est donc assez ambivalent, parce qu’il permet aux « comms » de s’organiser afin de survivre aux Saisons, mais il établit tout de même une sélection des individus d’une manière très utilitariste. Ce qui rend véritablement sombre l’univers de La Cinquième Saison, ce sont justement les fameuses « Saisons », des hivers prolongés déclenchés par des problèmes écologiques ou climatiques (séismes, éruptions volcaniques, tsunamis, pluies acides…). N. K. Jemisin présente donc un monde hostile et dangereux pour l’Homme, parce que l’environnement lui-même n’est pas tendre du tout, au point qu’il en est personnifié en « Père Terre » (véritable entité ou simple appellation?) qui cherche à détruire l’humanité entière, ce qui rentre totalement en opposition avec la tradition de la Nature clémente (hein, quoi ? Non, je ne compte pas intégrer le roman à mon corpus de Master…). L’aspect sombre du roman est également marqué par les inégalités sociales qu’il présente.

En effet, La Cinquième Saison met beaucoup d’inégalités sociales en scène, à travers les situations des « hors-comm » et des « orogènes ». Les hors-comm sont des personnes qui ne sont pas intégrées à une comm, parce qu’elles n’ont pas « d’utilité » en termes de compétences, ou même d’attributs biologiques à transmettre. En effet, l’idéal racial de l’Empire de Sanze (dirigé par les Sanziens, donc) est très ancré dans la société que l’autrice décrit, au point que les personnages qui n’y correspondent pas sont presque systématiquement perçus comme étranges ou exotiques, parce que leurs ancêtres « ne leur ont pas fait la grâce de coucher avec un ou deux Sanziens ». La société Sanzienne est donc plutôt raciste et porte des codes, qu’on peut qualifier de raciaux, et assez stricts (il faut avoir une peau dorée, des cheveux « acendres »…). Je tiens à préciser que N. K. Jemisin met sans aucun doute possible ce genre de société en scène afin de critiquer ou de violemment questionner son idéologie, et certainement pas parce qu’elle y adhère elle-même.

Les orogènes sont également mis au ban de la société, en raison de leurs pouvoirs, et sont considérés (et appelés) comme des « gêneurs » dont il faut se débarrasser à tout prix. En effet, les orogènes ne sont pas naturellement capables de contrôler leurs pouvoirs, mais n’importe lequel d’entre eux peut déplacer une montagne, même s’il n’est qu’un bébé. Ainsi, les orogènes sont complètement déshumanisés, même lorsqu’ils intègrent le Fulcrum, la structure chargée de leur apprendre à se contrôler, puisqu’ils y sont d’abord considérés comme de la « poussière », puis comme des « armes », dont les états d’âme ne comptent absolument pas. Cependant, ceux d’entre eux qui savent contrôler leurs pouvoirs sont capables d’apaiser les secousses sismiques, ou d’en limiter les dégâts. Il est donc très intéressant de voir que dans l’univers de La Cinquième Saison ce sont les détenteurs de la magie (ou de ce qui s’y apparente) qui sont opprimés et qui subissent des injustices (alors que c’est souvent l’inverse en fantasy), même lorsqu’ils gagnent en puissance et qu’ils travaillent pour la stabilité de l’Empire et du continent. Cela rend les orogènes et leurs pouvoirs très ambivalents et nuancés.

 

Thématiques sociales et environnementales

 

N. K. Jemisin aborde un certain nombre de thématiques intéressantes et actuelles dans son roman.

Les thématiques sociales sont en tête, avec l’exclusion, le rejet, la déshumanisation complète d’une communauté entière, les orogènes, que l’on peut librement tuer ou manipuler (voire bien pire, vous verrez de quoi je parle si vous découvrez ce que sont les « nœuds »). Cette déshumanisation conduit à l’aliénation des orogènes, qui sont dépossédés d’eux-mêmes et croient qu’ils ne sont pas humains, parce qu’ils sont conditionnés à ne pas se penser en êtres humains. Ce conditionnement s’observe dans les chapitres qui nous donnent le point de vue de Damaya ou de Syénite, qui doivent faire face aux maltraitances des Gardiens et des comm qu’elles croisent (une faction chargée de surveiller les orogènes), tandis que l’aliénation des orogènes est visible dans les chapitres se déroulant du point de vue de Syénite ou d’Essun, parce qu’elles ne se pensent pas comme des êtres humais et ne sont pas considérées comme telles. L’autrice met donc en scène l’aliénation d’un pan entier d’une population à la perfection.

De plus, des personnages LGBT sont mis en scène dans le roman et point très important, et même fondamental culturellement, à l’heure des débats sur la représentation dans la culture, ils ne sont pas là pour la « simple » représentation, c’est-à-dire que le fait qu’ils soient LGBT n’est pas leur « seule» caractéristique en tant que personnage, mais contribue tout de même à leur complexité. Je ne peux malheureusement pas vous en dire plus sur eux, car ce sont des personnages assez importants !

L’écologie est également présente dans La Cinquième Saison, avec « Le Père Terre » qui déclenche secousses sismiques et cataclysmes pour « punir » l’Homme des souffrances qu’elle lui a infligées. La Nature fait donc payer à l’Homme des crimes passés, décrits de manière assez vague par N. K. Jemisin, ce qui permet de donner naissance à plusieurs théories, avec en tête la trop exploitation des ressources par l’Homme. Les orogènes occupent dans cette thématique une position assez ambivalente, puisqu’ils peuvent à la fois empirer les catastrophes ou même en déclencher, mais ils sont également capables de les contenir ou des les prévenir. Les orogènes sont donc placés en opposition à la fois aux « fixes » (les Hommes incapables d’orogénie) et à la Nature elle-même, puisqu’ils peuvent en quelque sorte la contrôler, ce qui ajoute encore de la profondeur à l’univers du roman.

 

Style et personnages

 

N. K. Jemisin adopte dans La Cinquième Saison un style assez direct et percutant (qui pourra d’ailleurs vous choquer à la lecture), mais qui reste assez poétique, et surtout, qui permet à la perfection de suivre le flux des pensées des personnages, avec des points de suspension, des jurons, des onomatopées et des répétitions qui produisent un effet d’oralité à l’intérieur même de la narration. Cela s’observe beaucoup dans les chapitres qui prennent Essun pour point de vue. Ces chapitres sont d’ailleurs écrits à la deuxième personne du pluriel (avec « vous »), en s’adressant parfois directement au lecteur, ce qui le happe complètement (c’est ce qui m’est arrivé, d’ailleurs). Le style de l’autrice permet donc de suivre les pensées de ses personnages point de vue, et développe également des néologismes pour donner une identité à son univers, avec des injures qui lui sont propres (« Terre rouillée », « rouille de rouille », « Terre en feu »…), des noms de races (« Sanzien », « Moyen », « Côtier », « Cebaki »…), sans même parler du vocabulaire de l’orogénie, riche et inventif. Le roman joue également beaucoup avec la question des noms, et vous verrez que ce détail possède son importance.

Je terminerai en vous parlant brièvement des personnages, que je ne peux malheureusement pas évoquer en détails car le risque de spoil est trop grand. Les trois orogènes que l’on suit (Damaya, Siénite et Essun) sont très intéressantes chacune à leur manière, et leur point de vue permet d’observer une société qui les rejette ou qui cherche à les contrôler, Damaya pendant son apprentissage au Fulcrum qui cherche à lui faire peur et à la soumettre, Syénite pendant ses missions d’orogène impériale, qui vont de la réhabilitation d’un port à la nécessité de se reproduire avec un orogène puissant pour concevoir une descendance puissance (vous avez dit femme objet ? Cela va bien plus loin que cela.), et Essun pendant son voyage à travers le continent pour retrouver sa fille et qui se retrouve confrontée à des regards souvent peu amicaux. Chacune d’entre elles subit la même oppression de la part de la société, mais la vit d’une manière différente, et N. K. Jemisin parvient à retranscrire ce vécu à la perfection.

 

Le mot de la fin

 

La Cinquième Saison est, à mon sens, une bombe magistrale qui mérite totalement son prix Hugo. N. K. Jemisin nous fait découvrir un univers sombre et dystopique, dans lequel la Nature reprend violemment ses droits face à une humanité qui opprime et cherche à contrôler ceux qui pourraient l’aider à faire jeu égal avec elle. Ce monde nous est présentés du point de vue de trois personnages incroyablement bien construits et servi par un style percutant et pourtant poétique.

Vous pouvez aisément le deviner, j’ai adoré La Cinquième Saison ! J’ai également chroniqué le deuxième volume de La Terre FracturéeLa Porte de cristal, et le dernier tome, Les Cieux pétrifiés.

Vous pouvez aussi consulter les chroniques de Célindanaé, Lutin, Xapur, Blackwolf, Apophis, Yogo, Lorkhan, Le Chien critique, Lianne, Gromovar, Baroona, Symphonie, Boudicca, Elhyandra

36 commentaires sur “La Cinquième Saison, de N. K. Jemisin

  1. J’avais déjà lu des critiques sur les sites comme Babelio et autres et je sais pas, j’ai longtemps hésité pour savoir si je devais inclure ce livre dans ma Wishlist ou non. Finalement, je me suis dit que si j’hésitais, c’est que c’était pas bon signe et que ce n’était peut-être pas ma cam. En lisant ton article je me dis que ça ne l’est toujours pas, très (trop) accès sur les inégalités sociales et les problèmes environnementaux,… Mais, il est vrai que tu donnes envie sur l’ensemble de ton article. Je vais reconsidérer la choses et voir s’il ne mérite pas une petite place dans ma wishlist malgré tout ^^
    Merci pour ton retour toujours super détaillé.

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  2. Entièrement sur ta longueur d’onde – ou tout au moins à 99%.
    Je penche aussi pour le terme de science-fantasy tant la tecto des plaques y est fondamentale et tout son cortège de séisme et de conséquences. Ce n’est pas évidentde faire une critique ou même de beaucoup commenter, car les interventions porterait sur des révélations sympas,ou des moments clés.
    Mais, oui, un prix hugo de qualité.

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