Les Etoiles sont Légion, de Kameron Hurley

Salutations, lecteur. As-tu déjà lu des œuvres possédant un fort aspect, disons, organique ? Aimes-tu les romans dont le propos politique est à la fois très visible et pourtant assez nuancé ? Si tout cela ne te rebute pas, laisse-moi te parler du roman

Les Étoiles sont Légion, de Kameron Hurley

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Introduction

 

Avant de commencer, j’aimerais chaleureusement remercier les éditions Albin Michel Imaginaire pour l’envoi presse de ce roman ! J’ai également reçu les deux tomes d’Anatèm de Neal Stephenson, et à l’heure où j’écris ces lignes, je suis en train de lire le premier tome, que je trouve passionnant.

Kameron Hurley est une autrice américaine de science-fiction et de fantasy née à Washington. Elle écrit des récits courts depuis la fin des années 1990 et de romans depuis le début des années 2010, avec notamment la trilogie The Bel Dame Apocrypha ou la Worldbreaker Saga, encore inédits en France. Les Étoiles sont Légionest paru en 2017 en VO et a été traduit par le département Imaginaire d’Albin Michel. Il fait partie de la deuxième vague de titres de lancement d’Albin Michel Imaginaire et paraître le 31 Octobre 2018, avec une illustration de couverture signée Manchu qui illustre bien l’aspect « organique » du roman.

Voici la quatrième de couverture de ce roman :

« Quelque part aux franges de l’univers, une armada de vaisseaux-mondes organiques, connue sous le nom de Légion, glisse lentement dans le vide sidéral. Depuis des décennies, ses différentes factions se battent pour mettre la main sur la Mokshi, le seul vaisseau capable de quitter l’armada condamnée.

La guerrière Zan se réveille sans souvenirs, prisonnière d’un peuple qui prétend être sa famille. On lui assure qu’elle est leur ultime chance de survie, l’unique personne capable de s’emparer de la Mokshi. Pour éviter un massacre, Zan va devoir choisir son camp. Mais comment choisir, quand vous commencez à suspecter que votre mémoire a été volontairement détruite ? »

Le lecteur va donc suivre Zan dans sa quête de la Mokshi, mais aussi dans sa quête de mémoire et d’identité, mais également de Jayd, son amie (le terme est à prendre avec beaucoup de pincettes).

Mon analyse va s’intéresser à l’univers et au propos politique du roman, puis à la complexité de ses personnages. Notez que comme d’habitude, je ne parlerai pas de tout, donc si vous avez trouvé d’autres points intéressants dans le roman, n’hésitez pas à en parler en commentaire !

L’Analyse

 

Univers et propos politique

 

Autant rentrer dans le vif du sujet et vous le dire tout de suite, Les Étoiles sont Légion est un roman féministe complètement assumé, et il ne se soucie pas une seule seconde d’être subtil quant à son message. Certains y verront un défaut, et d’autres une qualité. Personnellement, cela ne m’a pas dérangé et je trouve que c’est tout à fait en accord avec le reste du roman.

Ainsi, dans le roman de Kameron Hurley, tous les personnages sont des femmes, même les vaisseaux-mondes sont genrés au féminin (« La Mokshi »), bien que les personnages se réfèrent à eux au masculin (« le monde »). Mais dans les Mondes de la Légion, la condition de femme est tout de même dure et parfois brutale, puisqu’elles peuvent littéralement tomber enceintes du monde sans que ce soit prévu, sans qu’elles soient consentantes, parce que le monde les féconde pour qu’elles lui donnent ce dont il a besoin (j’y reviens plus bas). Les Étoiles sont Légion dépeint donc des femmes qui sont littéralement violées par leur monde pour que ce dernier subsiste. Certains des personnages peuvent ainsi accoucher d’une roue dentée organique, par exemple, et toutes les femmes des Mondes de la Légion, quel que soit leur « niveau » (nous y reviendrons), le vivent de la même manière. Kameron Hurley nous donne donc à voir une œuvre résolument féministe, mais dans laquelle la condition de la femme est loin d’être parfaite.

En effet, les mondes et ses habitantes vivent dans une harmonie fragile. Les Vaisseaux-Mondes qui forment la Légion gravitent tous autour d’un soleil « artificiel ». Ces vaisseaux sont complètement organiques, avec très peu de métaux (ils constituent une ressource rare). L’aspect organique et le registre gore du roman viennent en grande partie de là, puisqu’en l’absence de métaux, le lecteur se retrouve projeté dans un univers de « chair », de « merde » et de « sang » et autres fluides corporels. Je ne parlerai pas ici d’influence ou d’héritage pulp (les auteurs de pulps prenaient souvent un malin plaisir à mettre en scène des récits assez sales), mais plutôt la reprise d’un certain esthétisme dans le gore, qui sert le propos de l’autrice.

Puisque les Mondes de la Légion sont organiques, ils ont besoin de matière organique (de biomasse, pourrait-on dire) pour se renouveler et se réparer, ce qui fait que dans la Légion, tous les organismes sont « recyclés », même les personnes, pour contribuer à leur bon fonctionnement. Ainsi, les prisonnières de guerre peuvent être directement envoyées au recyclage par les Mondes qui les ont capturées. Cette nécessité de renouvellement organique est accentuée par le fait que les Mondes de la Légion sont atteints d’un « cancer » qui les ronge et les détruit peu à peu, et peinent à se renouveler, ce qui déclenche des guerres, notamment entre les deux nations les plus puissantes, la Katazyrna, dont sont originaires les deux personnages principaux, Zan et Jayd, et la Bhajava, qui pillent et ravagent d’autres mondes en prenant leur biomasse pour que le leur puisse se réparer. À noter également que les Mondes de la Légion se meurent d’une part à cause du cancer (et des guerres que celui-ci engendre), mais également parce que des femmes qui font naître des enfants (des enfants humains, en tout cas) sont de plus en plus rares. Kameron Hurley dépeint donc des mondes qui meurent de maladie et dont la population disparaît également.

L’univers des Étoiles sont Légion est donc violent, cruel, et surtout, impitoyable, dans lequel seule la survie compte. La violence du roman transparaît tant sur le plan physique que moral, avec des personnages obligés de pratiquer le cannibalisme nécrophage, ou de manger leur propre progéniture pour survivre. Ces personnages évoluent dans l’organisme même de leur monde, puisqu’ils traversent des « artères » au sens littéral (ce sont de grosses veines du monde), ils observent des montagnes faites d’os… Cet aspect organique et parfois gore à l’extrême pourra en rebuter certains et en convaincre d’autres (tels que moi, notamment), mais à tous, je donnerai un conseil, ne mangez pas juste avant ou pendant votre lecture du roman. La violence et l’aspect organique des Étoiles sont Légion permettent en tout cas de souligner la cruauté du roman, de son univers, et de ses personnages.

Outre cet aspect organique, les Mondes de la Légion sont extrêmement stratifiés, littéralement et socialement. Par exemple, Katazyrna possède plusieurs « niveaux », où vivent différentes couches de populations et différentes populations tout court, avec chacune leurs coutumes et leurs mœurs. La société est donc très stratifiée à cause de l’existence de ces différents « niveaux », mais également parce que les habitantes de la surface de Katazyrna ne semblent avoir aucune connaissance de la diversité que l’on peut trouver au dessous de leur habitat et appellent les habitantes des « niveaux » d’en dessous les « bas-mondistes ». Par ailleurs, les habitantes des niveaux inférieurs semblent ne pas connaître l’existence des niveaux supérieurs. Cette construction du monde (ou worldbuilding, pour ceux qui préfèrent les anglicismes) est déjà révélatrice de certaines thématiques abordées par l’autrice, en plus de permettre des ressorts des narrations intéressants, mais j’y reviendrai plus bas.

Personnages complexes

 

Les Étoiles sont Légion possède deux personnages dont les points de vue s’alternent, Zan et Jayd, toutes deux habitantes du monde mourant de Katazyrna, qui se trouve en guerre avec celui (également mourant) des Bhajava. Il se trouve que Zan et Jayd ont un plan pour sauver leur monde, mais peut-être également toute la Légion : prendre le contrôle de la Mokshi, un monde qui est sorti de son orbite. Seulement, Jayd est la seule à connaître ce plan dans son entièreté, puisque Zan a perdu la mémoire lors de chacun de ses contacts avec la Mokshi. Ce n’est pas un spoil, le lecteur est très vite amené à comprendre que ce n’est pas la première fois que Zan se réveille amnésique après une confrontation avec la Mokshi. Cela fait que Jayd est la seule à connaître tous les ressorts, tandis que Zan, mais également le lecteur, le découvrent au fil de l’avancement de l’intrigue.

Le ressort du personnage amnésique est extrêmement classique et assez usé, mais dans le cas du roman de Kameron Hurley, il me semble intéressant. En effet, l’amnésie de Zan possède plusieurs utilités pour l’intrigue, pour le lecteur, et pour le personnage en lui-même. L’amnésie de Zan permet à l’autrice de ne pas dévoiler l’entièreté du plan dès les premiers chapitres et de faire découvrir l’univers de son roman au lecteur à travers le regard d’un personnage qui ne le connaît pas tout en faisant partie de celui-ci, tout en ajoutant une grande complexité au personnage de Zan. Le lecteur comprendra peu à peu qu’il y a plusieurs Zan : celle qui a échafaudé son plan avec Jayd, puis toutes celles qui lui ont succédé (je ne vous en dirai pas plus), et celle du roman, qui se construit sous ses yeux. Zan est confrontée aux mystères de son passé et de sa véritable identité, de ses relations (Jayd est-elle vraiment ce qu’elle prétend être?). Les mystères de la mémoire de Zan donnent une certaine complexité au personnage, mais également une part de tragique lorsqu’on comprend à quel point elle a perdu la mémoire, mais également parce qu’elle est une sorte de Sisyphe, qui reprend sans cesse la même opération en espérant qu’elle ait un sens et qu’elle fonctionne.

Jayd est également un personnage complexe, puisqu’elle doit porter seule le fameux plan, faire en sorte de ne pas se trahir auprès des autorités de Katazyrna ou de Bhajava, que Zan ne se trahisse pas par inadvertance ou en recouvrant certains pans problématiques de sa mémoire, et surtout, c’est elle qui doit assumer le fait de se souvenir de toutes les exactions (assez nombreuses et assez horribles) qu’elle et Zan ont commises. Le tragique de Jayd s’observe donc non pas dans sa recherche de mémoire, mais dans le fait que ce soit elle qui possède toute la mémoire.

Ainsi, la question de la mémoire est centrale dans le roman, et ouvre sur plusieurs interrogations, auxquelles Zan et Jayd répondent chacune à leur manière : Est-ce qu’oublier rend moins responsable de ses actes ? Est-ce que l’oubli est préférable à la responsabilité ? Est-on défini par son passé ou par ses actes ?

La question de la mémoire est également primordiale dans les relations entre Zan et Jayd, puisque chacune d’elles a fait énormément souffrir l’autre (Jayd a énormément Zan, mais on comprend également que l’inverse est également vrai), alors qu’elles s’aiment. Cependant, cet amour peut également virer à la haine en fonction des souvenirs que Zan récupère ou de ce qu’elle entrevoit du plan élaboré par Jayd et sa version pré-amnésie. Finalement, aucune d’entre elles n’est excusable, d’une certaine façon (c’est en tout cas ce que la fin du roman laisse entrevoir, mais je ne vous en dirai pas plus), puisqu’elles ont, comme le personnage Hoederer dans la pièce Les Mains sales de Jean-Paul Sartre, « les mains sales. Jusqu’aux coudes. », plongées « dans la merde, et dans le sang. ».

Le récit ne départage pas non plus les deux protagonistes et ne fait pas dans la dentelle, puisqu’il happe le lecteur dans les pensées de Zan et de Jayd, dans une narration à la première personne et au présent, qui nous donnent à voir le regard cru (et cruel?) des deux personnages sur le monde qui les entoure et sur leur condition.

Je terminerai par une rapide évocation de la question générique du roman, puisque là où la première et la dernière partie du récit l’ancrent pleinement dans le genre de la SF, la deuxième peut largement évoquer un récit de Fantasy, puisque Zan et ses compagnes de route, la réfugiée Das Muni, l’ingénieure Casamir et la guerrière Arankadash (qui sont par ailleurs des personnages intéressants) forment un groupe de personnages aux fonctions complémentaires fédérés par une quête, et qui se soudent en cours de route (j’ai particulièrement apprécié la relation entre Zan et Das Muni).

Le mot de la fin

 

Les Étoiles sont Légion est un roman percutant par son aspect organique et par le propos qu’il tient. Kameron Hurley nous dépeint un univers original, sombre, violent, organique et sanglant, avec une intrigue bien menée et des personnages tragiques, qui cherchent à sauver leur monde, tout en cherchant à se sauver elle-mêmes (et d’elles-mêmes), d’une certaine façon.

Pour aller plus loin, vous pouvez lire les chroniques d’Apophis, de Feydrautha, de Célindanaé, de Tigger Lilly, du Chien Critique, de Lutin, de Tampopo24 sur la VF, et ceux de Blackwolf, de Gromovar, de Yogo, et d’Alias sur la VO.

20 commentaires sur “Les Etoiles sont Légion, de Kameron Hurley

    1. Pas féministe au sens strict, mais il réfléchit sur une certaine condition de la femme, donc à mon sens. Après ça relève d’une interprétation personnelle, ce n’est pas une vérité absolue.
      Qu’est-ce que tu appelles un message féministe ?
      Je précise que je ne souhaite en aucun cas t’offenser, c’est une vraie question 🙂

      Aimé par 1 personne

      1. Ne t’inquiéte pas, je ne suis pas quelqu’un qui faut prendre avec des pincettes. LOL

        Une question.
        Si dans ce roman, il n’y avait que des hommes, y verrais-tu une certaine condition de l’homme ?
        Dans de haut-bord de Honsinger, il n’y a que des hommes dans le roman, penses-tu qu’il faut y voir un message ?

        Un propos féministe passe mieux si c’est élégant (voire assez subtil, mais passons, sur cet aspect. Le féminisme qui rote et qui parle gras, très peu pour moi). Il cherche à montrer le décalage entre hommes et femmes quel qu’il soit. Très bientôt tu auras une critique d’un livre féministe que j’ai aimé.

        Mettre des femmes comme protagonistes n’est pas suffisant…

        Aimé par 1 personne

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