L’Une rêve, l’autre pas, de Nancy Kress

Salutations, lecteur. Je t’avais dit précédemment que je reparlerais de Nancy Kress sur mon blog, et c’est ce que je vais faire aujourd’hui avec

L’Une rêve, l’autre pas

 

(les deux couvertures de la novella)

Introduction

 

Cette introduction sera sensiblement la même que celle que j’avais déjà rédigée pour mon article précédent sur Les Hommes dénaturés. Sachez également que vous pouvez retrouver tous les articles qui concernent Nancy Kress grâce au tag qui lui est associé, mais également grâce à la barre de recherche !

Nancy Kress est une autrice américaine née en 1948. Elle écrit majoritairement de la science-fiction, mais elle pratique également le genre de la fantasy. Son œuvre est publiée aux États-Unis depuis le début des années 1980 et a remporté plusieurs fois les prix les plus importants de SFF (2 Hugo, 2 Locus, 6 Nebula). En France, ses nouvelles ont d’abord été traduites dans les années 80 dans des revues et des anthologies telles que Fiction ou Univers, ou plus tard dans la série des Isaac Asimov présente, et encore plus tard dans la revue Bifrost (qui lui a d’ailleurs consacré un numéro spécial en Janvier 2018), avec entre temps des parutions dans des anthologies chez Orion ou Oxymore (des maisons aujourd’hui disparues, il me semble).

Pour ce qui est des œuvres de l’autrice qui sont disponibles et accessibles en traduction française, à l’heure où j’écris ces lignes, le Bélial’ a publié un recueil de nouvelles et de novellas de Nancy Kress dans sa collection 42, Danses Aériennes (que j’avais chroniqué ici) et une novella dans sa collection Une Heure-Lumière, Le Nexus du docteur Erdmann, tandis que les éditions ActuSF ont publié la novella L’une rêve, l’autre pas (disponible depuis peu dans le label Hélios Essentiels), le roman Après la chute, et Les Hommes dénaturés (chroniqué ici).

L’Une rêve l’autre pas est donc disponible chez ActuSF depuis 2012, et a été repris en poche dans la collection Hélios, puis dans le label Essentiels de cette collection en 2018. On peut également noter que le texte avait été précédemment traduit dans l’anthologie Futurs qui craignent, parue en 1993 et présentée par Isaac Asimov, et qu’il a reçu un prix Hugo et un prix Nebula, excusez du peu. La novella dispose également de deux suites, encore inédites en français, Beggars and Choosers and Beggars Ride, respectivement publiées en 1993 et 1994 en anglais.

Voici la quatrième de couverture de cette novella :

« Alors que deux jumelles viennent au monde, l’une d’elles a été génétiquement modifiée pour ne plus avoir besoin de sommeil. Chaque jour, elle dispose de huit à dix heures en plus pour vivre et découvrir le monde… Des heures qui feront aussi d’elle un être à part.

Dès lors, comment trouver sa place dans une société qui n’est plus la vôtre ? »

Mon analyse va se concentrer sur le futur décrit par Nancy Kress, ainsi que sa mise en scène d’une nouvelle humanité.

L’Analyse

 

Futur, génétique et nouvelle humanité

 

L’Une rêve, l’autre pas se situe dans un supposé futur, puisque le récit se déroule en 2008, alors qu’il a été publié en 1993. Nancy Kress décrit un avenir dans lequel la modification génétique des enfants est possible, ce qui permet aux parents de sélectionner diverses caractéristiques et aptitudes qui seront présentes chez eux et d’éliminer les maladies génétiques. Ainsi, les parents peuvent déterminer le poids, la taille, la couleur des cheveux, des prédispositions pour tel ou tel domaine… et surtout, ils peuvent faire de leur enfant un « Non-Dormeur », c’est-à-dire que leur progéniture n’aura pas besoin de dormir. Le monde dans lequel se déroule la novella voit également la montée de la pensée de Kenzo Yagai, le Yagaisme, qui se base sur la liberté individuelle, le libre échange et les contrats. Selon cette doctrine, la société est construite par les efforts individuels de la part active de la société, celle qui travaille, et par extension, elle ne doit strictement rien à la part inactive de la société, qui ne peut rien produire. Ces deux postulats de départ, l’existence des « Non-Dormeurs » et le Yagaisme permettent à Nancy Kress de dépeindre une société dans laquelle naissent de nouveaux problèmes liés à la production et à l’humanité. À noter que l’humanité en tant qu’espèce et la génétique font partie des thématiques souvent abordées par l’autrice.

En effet, les Non-Dormeurs, du fait de leur capacité à ne pas avoir besoin de sommeil, sont présentés comme objectivement supérieurs au reste de l’humanité, puisqu’ils disposent de plus de temps pour s’instruire et travailler et ont été « faits » plus intelligents, calmes, réfléchis, et doués pour la réflexion. Ces capacités font d’eux des surhommes, qui vont vite, et malgré eux, s’opposer au reste de l’humanité, qu’ils appellent les « Dormeurs ». Cette opposition va d’abord se faire à l’école, où certains d’entre eux vont être brimés, dans le cercle familial parce que leurs parents ne les comprennent parfois pas (à l’image de la mère de Leisha, par exemple), puis de manière plus brutale une fois qu’ils seront des jeunes adultes, à l’université ou dans le monde de l’entreprise, par exemple, puisque des postes vont leur être fermés, ils vont subir une forme sévère de harcèlement (un laboratoire de Non-Dormeur saccagé, tout comme la chambre de Leisha à l’université). Certains Non-Dormeurs vont alors se radicaliser et vouloir s’isoler du reste de l’humanité, notamment à travers la création du « Sanctuaire », un endroit dans laquelle ils seraient à l’abri, et le « Réseau », une infrastructure grâce à laquelle ils sont tous en contact et peuvent prendre soin les uns des autres. Nancy Kress dépeint donc une fracture entre une surhumanité consciente de ce qu’elle est et le reste de l’humanité, qui déteste les Non-Dormeurs  pour ce qu’ils incarnent, une sorte de « nouvelle race ».

En effet, les Non-Dormeurs sont presque tous Yagaiistes et pensent qu’au vu de leur supériorité, l’humanité ne devrait pas les craindre et être heureuse de collaborer avec eux. Ainsi, toute la problématique du roman se situe dans le fait que les personnages Non-Dormeurs soient conscients de leur supériorité, qu’ils se servent de leurs capacités pour faire le bien selon les principes de Kenzo Yagai, c’est-à-dire faire avancer la société à travers leurs efforts individuels, tels que la création d’entreprises, ou de recherches scientifiques, mais ils se heurtent à la société des « Dormeurs ». L’Une rêve, l’autre pas, montre ainsi une dichotomie assez frappante et brutale, qui s’observe à travers l’opposition entre Dormeurs et Non-Dormeurs, mais également dans les tentatives de contact entre ces deux catégories, qui finissent par former deux peuples différents.

Cette opposition s’observe notamment entre Leisha, le personnage principal de la novella, qui est Non-Dormeuse, et sa jumelle, Alice, qui n’a pas subi de modification génétique. Le récit, qui suit la croissance et l’évolution des deux personnages du point de vue de Leisha en progressant à l’aide d’ellipses, en passant par exemple de l’enfance à l’adolescence des jumelles d’un chapitre à l’autre. L’autrice parvient d’ailleurs à varier le ton adopté dans la narration en fonction de l’âge de Leisha de manière assez intéressante, en faisant notamment apparaître le vocabulaire de l’enfance chez son personnage point de vue à travers des périphrases qui sonnent comme celles d’un enfant (« Papa tendit le bras et toucha une unique fleur poussant sur un grand arbre en pot. La fleur avait d’épais pétales blancs comme la crème qu’il mettait dans le café et son cœur était d’un rose pâle »), puis en adaptant son style à mesure qu’il grandit. Malgré son usage de la langue des enfants, on constate que Leisha ne se comporte pas comme une enfant de son âge, puis se révèle par la suite bien plus réfléchie et calme que sa sœur Alice, qui se rebelle contre l’autorité de son père, mais possède des préoccupations qui vont à une enfant, puis à une adolescente dite (sans jugement de ma part ici) de son âge. L’opposition entre Dormeurs et Non-Dormeurs s’observe également à travers tous les rapports entre Leisha et les Dormeurs qu’elle rencontre hors de son cercle familial, tels que Stewart à Harvard, qui va l’aider à s’intégrer dans un milieu qui la rejette en grande partie, et où elle est qualifiée de « mutante » dès son premier jour, ce qui montre le rejet (du moins, une partie du rejet) que subissent les Non-Dormeurs dans la société.

Ainsi, pour contrer ce rejet, les Non-Dormeurs s’organisent pour former un « Réseau » pour s’occuper des jeunes Non-Dormeurs, des problèmes des individus Non-Dormeurs de manière générale, et être en contact les uns avec les autres, pour lutter contre les maltraitances qui leur sont faites, ou s’instruire entre eux. Le « Réseau » est créé par les premiers enfants Non-Dormeurs, qui sont les aînés de Leisha, alors qu’ils ont à peine une vingtaine d’années, ce qui montre leur capacité à s’organiser et à réfléchir sur des problèmes complexes tout en faisant très vite preuve d’une certaine maturité. Il est également intéressant de noter que le « Réseau » des Non-Dormeurs peut être vu comme une sorte de marque de contre-civilisation de leur part, construite en réaction au rejet du reste de l’Humanité, tout comme le sera leur « Sanctuaire ». La novella de Nancy Kress nous permet d’observer une surhumanité qui cherche à avancer, malgré le fait qu’elle soit opprimée par le reste de l’humanité, avec laquelle elle cherche pourtant à coopérer, à travers les entreprises et les recherches effectuées par les individus Non-Dormeurs, qui sont d’un ordre assez faramineux (je ne vous en dirai pas plus).

L’Une rêve, l’autre pas nous montre donc une surhumanité opprimée par une humanité « standard ». Les Non-Dormeurs sont pourtant des êtres humains à bien des égards, dotés de sentiments et d’émotions. On observe leurs états d’âme à travers le regard de Leisha, qui vit des événements très durs pour une enfant de son âge, et qui a des poids assez importants sur les épaules. Ainsi, un certain nombre de scènes sont très émouvantes, et nous montrent les épreuves que les Non-Dormeurs doivent traverser pour se faire accepter ou non de la société, malgré (et non pas grâce) leur supériorité.

Le mot de la fin

 

L’Une rêve, l’autre pas donne à voir une réflexion assez nuancée et prenante sur le thème du surhomme et de l’évolution de l’Humanité, à travers le regard de Leisha, l’une des premières Non-Dormeuses, une enfant qui n’a pas besoin de dormir grâce à des modifications génétiques. Nancy Kress dépeint donc une société où les Non-Dormeurs vont être rejetés par ceux qu’ils appellent les Dormeurs, avec un personnage principal pris dans une tourmente qu’on peut qualifier de civilisationnelle. Pour moi, ce texte mérite amplement les prix qu’il a reçus !

Vous pouvez également consulter les chroniques du Chien critique, de Boudicca, de l’Ours Inculte, de Yogo , de Rinne, de Célindanaé, de Lorkhan, et de Lhisbei !

13 commentaires sur “L’Une rêve, l’autre pas, de Nancy Kress

      1. J’ai lu celui-ci, Après la Chute, le recueil Danses Aériennes et Le Nexus du Dr Erdmann 😉
        Donc je ne sais pas ce qu’il me reste, excepté Les hommes dénaturés qui est dans ma liseuse.

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