Le Jeu de la Trame, de Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne

Salutations, lecteur. Il y a quelques temps, nous avions plongé dans les profondeurs de l’histoire de la Fantasy française lorsque je t’avais parlé de Khanaor de Francis Berthelot. J’avais évoqué dans ma chronique d’autres œuvres de la même époque, et je vais te présenter l’une d’entre elles aujourd’hui dans Exhumation !

Le Jeu de la trame, de Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne

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Introduction

 

 

Bruno Lecigne et Sylviane Corgiat sont un couple d’auteurs français, respectivement nés en 1957 et 1955. Ils ont tous les deux des liens forts avec le monde de la BD, l’un ayant écrit des essais sur la théorie de la bande-dessinée et travaillé chez les Humanoïdes Associés (la maison d’édition qui a publié Philippe Druillet et Moebius, pour ne citer qu’eux), tandis que l’autre a scénarisé des BD dans cette maison d’édition. Ils ont également écrit plusieurs romans et nouvelles, ensemble ou chacun de leur côté, dans les genres du polar, de la SF, ou pour la jeunesse.

Brunco Lecigne et Sylviane Corgiat ont également officié dans la collection Anticipation du Fleuve Noir, pour laquelle ils ont rédigé et publié cinq romans, de 1986 à 1988. Quatre d’entre eux, Le Rêve et l’assassin, L’Araignée, Le Souffle de cristal et Le Masque d’écailles, forment le cycle du Jeu de la trame, qui constitue l’une des premières œuvres de Fantasy française après l’émergence de ce genre dans la littérature, dans la deuxième moitié du 20èlme siècle, avec Khanaor de Francis Berthelot paru en 1983, et Sous l’araignée du Sud de Charles Nightingale et Dominique Roche paru en 1978.

Le Jeu de la trame a été réédité aux éditions Mnémos en 2017, dans une version intégrale regroupant les quatre romans, révisée et augmentée d’une préface de Bruno Lecigne qui détaille le contexte dans lequel les romans ont été écrits, et d’annexes qui donnent plus d’informations sur l’univers de ceux-ci. Le volume est disponible dans la collection Hélios, dans un format semi-poche doté d’une couverture à rabats et d’un papier que je trouve agréable au toucher, mais également en numérique.

Voici la quatrième de couverture de cette intégrale :

« Trente-neuf, c’est le nombre de cartes du Jeu de la Trame que Keido, fils du seigneur du Roseau, doit réunir afin de ressusciter sa sœur, morte de l’avoir trop aimé. Et il ne laissera rien n’y personne le distraire de son but. Des guerres sauvages du pays des Mille Nuages aux combats contre les pirates sans merci du fleuve Salé en passant par la bataille contre le terrible Ordre des Ananke, Keido ira même jusqu’à franchir la Muraille de Pierre pour se livrer aux brûlures inconnues des Terres de Cendre et affronter les légendaires créatures de feu. Mais que trouvera-t-il au bout du chemin ? »

Le lecteur suit donc Keido, frère incestueux qui veut ressusciter sa sœur, dans sa quête des cartes du Jeu de la Trame, qui donnent des pouvoirs magiques à leur possesseur.

Mon analyse évoquera d’abord le contexte de parution des romans, qu’il faut prendre en compte pendant leur lecture, puis je vous parlerai de l’univers du Jeu de la trame et du ton très noir et violent de cette œuvre.

L’Analyse

 

Un contexte particulier

 

Les romans qui composent Le Jeu de la trame sont parus dans un contexte particulier, celui de la collection Anticipation des éditions Fleuve Noir. Cette collection, qui a existé de 1951 à 1997, publiait de la littérature dite (n’y voyez aucun jugement de valeur de ma part) populaire, notamment dans les genres de la SF avec un grand nombre de space-opera. Un grand nombre de volumes y étaient publiés par an, avec une vingtaine de titres dans les années 60, puis une trentaine, une quarantaine, voir même une cinquantaine (voire même plus) après les années 70, dans un format poche bon marché pour l’époque, avec des illustrations rappelant les pulps et les films de SF de cette époque et qui se sont modernisées par la suite. La production était donc très importante, comparable à celle des romans feuilletons ou aux pulps américains. Les romans d’Anticipation étaient également assez courts et très rythmés. À noter que c’est dans cette collection que certains auteurs de SF français ont fait leurs premières armes, avec par exemple Laurent Genefort, Roland C. Wagner ou encore Ayerdhal, pour ne citer qu’eux.

Mais revenons au Jeu de la trame. Vous pourrez constater lors de votre lecture que les quatre romans sont courts, rythmés, avec beaucoup de péripéties et d’action et très peu de pauses. Pour autant, est-ce que c’est mauvais ? Que dire de l’édition remaniée ?

Pour moi, la réponse est évidemment un grand non. Il faut bien comprendre que ce n’est pas parce qu’un roman ou une série est marquée par son époque et sa politique éditoriale qu’il est forcément mauvais, ringard ou trop formaté. Il faut simplement prendre ce contexte en compte et ne pas oublier que Le Jeu de la trame possède certes les caractéristiques des romans du Fleuve Noir, mais est néanmoins doté d’une certaine originalité (j’y reviendrai plus bas), et qu’il fait partie de l’histoire de la fantasy française, au même titre que Khanaor, par exemple. Cette réédition en intégrale est par conséquent (selon moi) une très bonne chose, puisqu’elle rend compte de l’état du genre dans les années 1980.

Le lecteur pourra donc observer un effet de formule assez présent dans chaque roman du cycle : Keido recherche des cartes du Jeu de la Trame, se rend dans un lieu où une personne puissante en possède, rencontre un compagnon provisoire et se sert de lui et use de divers stratagèmes pour confronter le détenteur de cartes. Toutefois, il est important de noter que chaque récit parvient à s’approprier cette formule avec son propre souffle, et à l’adapter à travers des péripéties qui sont toujours différentes d’un tome à l’autre, avec des intrigues de cour et une guerre dans Le Rêve et l’assassin, la lutte contre un ordre religieux avec des pirates dans L’Araignée, ou encore une traversée du désert ardue dans les deux derniers tomes.

La tonalité sombre des récits et leur aspect sanglant et érotique peuvent aussi rappeler d’autres romans ultérieurs de Fantasy français, avec par exemple L’Agent des ombres de Michel Robert (qui est également influencé par Michael Moorcock, et promis, je vous parlerai de cette série un jour), ou bien plus récemment, La Crécerelle de Patrick Moran ou Les Mondes-miroirs de Vincent Mondiot.

Un univers original

 

L’univers du Jeu de la trame est très japonisant, on peut l’observer à travers les noms propres (« Keido », « Kirike », « Ananke », « Otomo »…), mais également avec les vêtements des personnages, les armures sont reliées par des « cordons » comme celles des samouraïs, les haïkus et les « dits » (épopées japonaises en prose) présents en annexes, sans oublier l’architecture et l’alcool de riz que les personnages consomment dans les tavernes. Le monde imaginé par Bruno Lecigne et Sylviane Corgiat s’inspire donc du Japon médiéval, mais n’a rien d’un Japon alternatif. Il est en effet divisé en deux parties par la Muraille de Pierre, qui sépare les Terres Fertiles, un endroit plutôt vivable malgré les guerres et la relative pauvreté, et les Terres de Cendre, dans lesquelles on ne trouve qu’un grand désert et la désolation, parcourus par une population nomade. Cette dichotomie entre Terres Fertiles et Terres de Cendre, mais également leur séparation par la Muraille de Pierre, est expliquée à la fin du roman et dans les annexes, et croyez-moi, cela vaut le coup d’œil. À noter également que Le Jeu de la tramemet en scène une Fantasy extrême-orientale, ce qui était très original pour l’époque !

La magie est présente dans les récits, à travers les trente-neuf cartes du Jeu de la Trame, recherchées par Keido, dont les pouvoirs sont décrits dans la narration, mais également dans les annexes qui donnent une description des pouvoirs de chaque carte. Ces cartes ont l’apparence de « carrés de soie brodée », et chacune d’entre elles possède un pouvoir différent. Par exemple, « La Tête tranchée » permet à son utilisateur de devenir invisible, « L’Assassin » change tout objet en arme mortelle, tandis que « Le Souffle de cristal » change l’air en verre tranchant autour de ses cibles… . Chaque carte a une utilité, que ce soit lors des combats ou dans d’autres domaines tels que l’espionnage ou le soin. Il est également possible de combiner le pouvoir des cartes sans aucune autre limite que l’imagination. Malheureusement, on ne voit pas toutes les cartes en action, mais rassurez-vous, cela est totalement justifié. La magie créée par les auteurs est donc originale et vraiment sympathique à observer, parce qu’elle possède beaucoup de possibilités et qu’elle est très bien mise en scène, notamment dans les combats.

Noirceur et violence

 

Le cycle du Jeu de la Trame entre dans le genre de l’Heroic Fantasy (à la Conan ou Kull), dans la sword and sorcery, mais également dans la dark fantasy. En effet, le personnage principal, Keido, est complètement immoral et n’a rien d’un héros aux valeurs positives. Sa quête, qui est tout de même le motif structurant du récit, est poussé par son amour incestueux pour sa sœur et son désir sexuel pour elle, et comme si ça ne suffisait pas, il est également traître, lâche, calculateur et obsédé. Sa recherche des cartes du Jeu de la Trame est ponctuée de scènes lors desquelles il trahit ses alliés, ne les aide pas à accomplir leurs propres objectifs et tue gratuitement certains personnages. Keido est un anti-héros au comportement odieux, que le lecteur ne pourra pourtant pas s’empêcher de suivre, ne serait-ce que pour voir s’il parvient à ressusciter sa sœur Kirike, dont le fantôme (et le corps physique) hante le cycle.

Keido est un personnage abominable, mais rassurez-vous (ou pas, en fait), tous les autres personnages du cycle le sont aussi. Ainsi, Le Jeu de la Trame comprend des seigneurs fous et paranoïaques (Otomo, Kaneku, Tatemi, qui imposent leur règne dans la terreur de leurs soldats et de la population), des alliés qui ne sont pas plus moraux que celui qu’ils aident (une femme ambitieuse qui veut tuer la maîtresse de son ordre religieux, une devineresse qui veut se venger…). De manière générale, vous ne trouverez aucun personnage positif ou moralement bon dans les récits.

Cette immoralité m’amène à évoquer le point qui peut être polarisant pour ces romans, leur violence, qui personnellement ne m’a absolument dérangé, mais je pense que vous commencez à comprendre que la violence (dans la fiction en tout cas) ne me pose aucun problème. Les combats sont en effet assez brutaux, avec des décapitations à tout va, et beaucoup d’effusions de sang, mais très bien orchestrés et dynamiques, avec une sympathique mise en scène des pouvoirs des cartes du Jeu de la Trame. On trouve également des scènes de sexe qui sont assez courtes mais qui n’épargnent aucun détail au lecteur. La violence et le sexe contribuent ainsi à l’atmosphère sombre du cycle, et font, avec l’attitude odieuse de la plupart des personnages, que les romans ne seront peut-être pas lisibles par tout le monde.

Je terminerai cette chronique en évoquant le style des auteurs, qui vise l’efficacité mais qui n’est pas dénué d’ornements pour autant, et évoque parfaitement la violence de l’univers des récits, mais qui dépeint également de belles descriptions, mais également la fin du récit, qui permet la relecture du cycle avec un autre regard, d’une certaine façon.

Le mot de la fin

 

Le cycle du Jeu de la Trame fut une lecture très intéressante pour moi. Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne ont donné naissance à un univers riche et original pour son époque et son contexte de création, avec des personnages sombres et odieux. Il me semble aussi que malgré leur âge, les récits n’ont pas tant vieilli et restent tout à fait lisibles et susceptibles de vous plaire, si vous appréciez les univers orientaux et les anti-héros abominables !

Vous pouvez aussi consulter les chroniques de Nebal, Ombrebones, Apophis

11 commentaires sur “Le Jeu de la Trame, de Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne

  1. Cette chronique ❤
    Merci pour ce retour de lecture. Je me suis procuré l'intégrale lors d'une Promo numérique et ton commentaire m'indique que j'ai fait un bon (excellent ?) choix. Moi, dès qu'on me parle de Dark Fantasy, je marche. Tu fais bien de remettre les choses dans leur contexte au niveau des textes, je ne connaissais pas cela et je ne m'attendais pas à ce que les ouvrages soient déjà si "vieux". Une très bonne lecture en perspective ^^

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