Salutations, lecteur. Il y a quelques temps, je t’ai parlé du premier volume d’Anatèm, le roman de Neal Stephenson. Aujourd’hui, je vais te parler du deuxième volume de ce roman, qui pour moi, confirme son statut de chef d’œuvre.
Anatèm (tome II)
Introduction
Avant de commencer, je tiens à préciser que cette chronique émane d’un service de presse de la part d’Albin Michel Imaginaire, que je remercie chaleureusement pour leur envoi ! Je tiens aussi à vous prévenir d’entrée de jeu, je ne vais pas spoiler les grosses révélations de ce tome 2, mais en revanche, je risque fort de spoiler un peu le premier volume. Si vous comptez garder la surprise de l’intrigue pour le premier tome, ne lisez pas cette chronique.
Neal Stephenson est un auteur de science-fiction américain né en 1959. Il est lauréat de plusieurs prix Locus, pour ses romans L’âge de diamant (1996, traduit et publié la même année et repris en 1998 au Livre de Poche), Cryptonomicon (2000, traduit et publié en trois tomes entre 2000 et 2001 au Livre de Poche), The Confusion ; the system of the world (troisième tome d’une série publié en 2004, inédit en France), et Anatèm (2008, traduit et publié par Albin Michel Imaginaire en deux tomes), dont je vais vous parler aujourd’hui. L’auteur est également connu pour Snow Crash, ou Le Samuraï virtuel, qui est l’un des premiers, sinon le premier roman à s’inscrire dans le mouvement post-cyberpunk, un dérivé du cyberpunk dans lequel les héros ne sont plus marginaux et essaient de changer le monde dans lequel ils vivent. Mais revenons à Anatèm.
Outre Atlantique, le roman a eu un accueil positif assez considérable, avec une moyenne supérieure à 4/5 sur Goodreads, ce qui n’est pas rien, et il était très attendu en France, après une tentative de traduction avortée par Bragelonne. Dix ans après sa sortie en VO, le département Imaginaire d’Albin Michel, nouvellement créé, avec le fameux Gilles Dumay à sa direction (« fameux » parce qu’il a dirigé la collection Lunes d’encre de Denoël pendant 20 ans, ce n’est pas rien), annonce Anatèm parmi ses titres de lancement, avec une scission en deux volumes de presque 600 pages chacun. Le premier volume est paru en Septembre 2018, tandis que le second est paru fin Octobre de la même année. C’est de ce dernier que je vais vous parler aujourd’hui.
Voici la quatrième de couverture d’Anatèm II, qui est la même que celle du premier volume.
« Fraa Erasmas est un jeune chercheur vivant dans la congrégation de Saunt-Edhar, un sanctuaire pour les mathématiciens et les philosophes. Depuis des siècles, autour du sanctuaire, les gouvernements et les cités n’ont eu de cesse de se développer et de s’effondrer. Par le passé, la congrégation a été ravagée trois fois par la violence de conflits armés. Méfiante vis-à-vis du monde extérieur, la communauté de Saunt-Edhar ne s’ouvre au monde qu’une fois tous les dix ans. C’est lors d’une de ces courtes périodes d’échanges avec l’extérieur qu’Erasmas se trouve confronté à une énigme astronomique qui n’engage rien de moins que la survie de toutes les congrégations. Ce mystère va l’obliger à quitter le sanctuaire pour vivre l’aventure de sa vie. Une quête qui lui permettra de découvrir Arbre, la planète sur laquelle il vit depuis toujours et dont il ignore quasiment tout. »
Mon analyse de ce tome II va donc se centrer sur les théories scientifiques et philosophiques, tout en abordant brièvement d’autres points d’intérêts du roman, sans pour autant s’attarder sur l’intrigue.
L’Analyse
Un roman qui se nourrit de science et de philosophie
L’intrigue du premier volume d’Anatèm nous montre que l’événement astronomique particulier que la communauté mathique et le monde saeculier observent est en réalité un vaisseau « extrasylvestre » (la planète s’appelant Arbre, il est intéressant que les créatures qui lui sont externes soient nommées ainsi), qui se trouve en orbite autour d’Arbre. Une convoxe, c’est-à-dire un rassemblement de tous les avôts venus de toutes les concentes du monde, est organisée afin d’organiser des débats autour de la nature et des intentions des géomètres. Ces discussions d’avôts s’organisent en « cénacles », lors desquels vont émerger les thèmes de la conscience, du rapport de celle-ci au monde, et de l’existence d’univers parallèles. Ces débats donnent des perspectives vertigineuses et s’appuient autant sur les théories de sciences dures que sur des philosophes tels que Platon ou Descartes. Les « cénacles » sont majoritairement composés de dialogues extrêmement poussés, mais nécessaires à la compréhension de ce qui se déroule dans le roman, et qui peuvent pousser le lecteur à s’interroger. Selon moi, certains de ces dialogues auraient tout à fait leur place dans un cours de philosophie.
Les cénacles, les développements de l’intrigue et l’histoire des avôts font clairement référence aux philosophes grecs de l’Antiquité, mais aussi aux penseurs de l’ère classique tels que Descartes. En effet, les anciens théos (les penseurs d’avant l’instauration de la Discipline des avôts), tout comme les avôts, sont instruits en logique, en mathématiques, en sciences, mais aussi en philosophie, qui sont des équivalents des Humanités de l’époque classique. Les références aux grecs anciens s’observent également dans le fait que des anciens théos ont repris les travaux de leurs maîtres disparus pour les diffuser, à l’image d’Événédric ait diffusé les théories de son mentor Halikaarn, ou encore du protisme qui a été diffusé par Protas parce que son maître Thélénès a été exécuté pour « irreligion » ou « enseignement irrespectueux » (tout comme un certain Socrate à Athènes), ou encore le « Lignage Premier », des penseurs plus anciens que les avôts et qui se sont regroupés avant l’existence de la Discipline… Neal Stephenson déploie toute une histoire et une mythologie de la pensée dans son roman, et nous montre comment des savants peuvent s’opposer en fonction de leurs présupposés et de leur doctrine (les prociens et les halikaarniens ne s’entendent pas, il existe des dizaines d’ordres de la pensée « sconique »…), mais aussi comment une communauté philosophique et scientifique peut trouver des points d’accord et travailler de concert pour trouver des réponses universelles et/ou sauver le monde. De plus, certains outils logiques, tels que le « râteau de Diax » sont des références explicites à des outils logiques réels, comme le rasoir d’Occam.
Cependant, on observe que toutes les concentes d’Abre ne fonctionnent pas de la même façon. Le premier tome d’Anatèm nous montrait par exemple que les avôts de la Combe Chantante étaient spécialisés dans les arts martiaux et le « combla », mais ce second volume nous permet d’observer que les « chapes » des avôts peuvent être différentes en fonction de leur concente. Ainsi, certaines d’entre elles sont décorées, et d’autres sont plus austères (certains avôts ont des chapes qui les recouvrent intégralement). Ces différences d’habillage montrent que le monde mathique n’est pas totalement uni, en dépit de l’Inquisition et de la Discipline qui le régissent. Ainsi, la concente Saunt Édhar, où ont vécu Fraa Érasmas et ses amis, passe pour quelque peu ancienne comparée à Saunt Trédégarh.
L’auteur interroge aussi la place des savants dans la société, à travers le fait que les avôts aient eu à subir un enfermement et des privations (de technologie et d’outils de recherche notamment) pendant des siècles afin que les progrès de la science soient sous contrôle. Anatèm présente donc une société qui contrôle son degré de progression technologique à travers le contrôle et l’enfermement (en d’autres termes, l’aliénation) de ceux qui pratiquent les sciences, qu’on appelle uniquement lorsque des problèmes profonds, c’est-à-dire les extrasylvestres, se présentent. Ainsi, leur présence va profondément bouleverser la société d’Arbre, et le monde mathique des concentes va peu à peu se retrouver réintégré dans le monde « extramuros ». Le roman questionne quelle doit être la position des avôts dans le monde saeculier, mais également quels doivent être leurs rapports de force avec ceux qui les ont gardés sous contrôle pendant des siècles. Sans rentrer dans les détails, l’intrigue donne des réponses qui discutent cette thématique en permanence et même les scènes de fin donnent à voir de nouvelles nuances, mais également une issue qui semble inévitable. L’opposition entre monde mathique et monde saeculier se donne à voir à travers les rapports de chacun de ces deux groupes avec les extrasylvestres, mais également via les rapports entre les personnages pendant et après la convoxe. Anatèm questionne également le rapport de l’Homme à la science à travers les armes de destruction massive, appelées les « tue-tout ».
Le deuxième volume joue toujours avec la langue en créant des néologismes parfaitement retranscrits en français par le traducteur, avec les « comblattants » et le « combla », des capsules spatiales qui sont appelées les « bombléblés », et des commandes vocales qui sont prononcées de façon… particulière et qui prête à rire.
Et c’est là-dessus que je terminerai. Malgré les révélations dantesques et des moments dramatiques intenses et maîtrisés (dont je ne peux malheureusement pas vous parler sous peine de vous spoiler), l’auteur sait faire preuve d’un humour qui fait souvent mouche, avec de l’ironie, du sarcasme, ou de l’autodérision de la part du narrateur, Fraa Érasmas qui prend du recul sur les aventures qu’il a vécues. Certains dialogues et passages sont particulièrement drôles, et je ne résiste pas à l’envie de vous donner un extrait de l’un de ceux qui m’ont fait le plus rire.
» Retour à la connexion privée : « Tu te souviens de l’époque d’Édhar, quand nous nous retrouvions après dîner avec les autres incantants pour fabriquer des tue-tout avec des pieds de maïs et des lacets ?
– Bien sûr, répondit Jesry. C’était vraiment de sacrés tue-tout, capables d’assassiner ces sales mamamouchis comme rien.
– Cela nous sera utile quand nous trahirons Arbre au profit du Piédestal », renchéris-je. Nous poursuivîmes dans cette veine deux ou trois minutes, puis rejoignîmes le réticule. «
Le mot de la fin
Ce deuxième volume d’Anatèm, confirme le statut de chef d’œuvre du roman. C’est une véritable bombe, que Neal Stephenson dote de niveaux de réflexion vertigineux à travers des dialogues et une intrigue très bien maîtrisés, tout en interrogeant la place des savants et de la connaissance dans la société. Je ne peux que vous le conseiller.
Vous pouvez également lire les chroniques d’Apophis, de Blackwolf, de Yogo, de Lutin, de Célindanaé, de FeydRautha,
Superbe chronique.
Je ne peux qu’approuver sur ce texte de Neal Stephenson qui est mon gros coup de coeur 2018. Il marque ce bouquin!
5je ne parviens pas à mettre le lien…
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Merci ! 🙂
Très clairement ouais, c’est une lecture marquante.
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Et bien voilà, comment en dire beaucoup sans en dire trop…
Pour moi aussi mon coup de coeur 2018
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Merci ! 🙂
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Bonjour
Merci pour cette critique qui m’a donné envie de me lancer dans l’aventure.
J’en suis pour ma part dans les 10% du T1 et même si il faut prendre son temps, on sent l’ampleur du récit « qui promet », très enthousiasmant -> Je m’accroche … en priant pour ne pas devoir abandonner.
(Ca m’est arrivé une seule fois, pour le Pendule de Foucault il y a bien longtemps, malgré 2 essais, jamais pu dépasser la centaine de pages… Mais je m’y remettrai un jour…)
Effectivement, au delà de l’aspect complexe, il y a l’humour régulièrement instillé dans le roman, qui prête régulièrement à sourire (j’ai beaucoup aimé par ex les contre-contre-feux de Fraa Lio..) -> Très plaisant et rafraîchissant.
Pour autant, à ma très grande honte, j’ai peur de ne pas tout saisir à la citation ci-dessus : « Sacrés Tue-Tout » est bien sûr une formulation qui prête à sourire toute seule, mais le fait que la citation ne s’arrête pas là me fait dire que je loupe une partie de l’humour… (mais peut-être que c’est lié au fait que je n’en suis pas là dans ma lecture ?)
Un lecture assidu de ce blog … au sens de l’humour perfectible on dirait 😉
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