La Cité de l’orque, de Sam J. Miller

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler du roman cyberpunk d’un auteur prometteur.

La Cité de l’orque, de Sam. J. Miller

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Introduction

Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Albin Michel Imaginaire. Je les remercie chaleureusement pour cet envoi !

Sam J. Miller est un auteur américain. Ses récits ont été publiés dans des revues de science-fiction et de fantasy telles que Clarkesworld, Asimov’s Science Fiction, ou encore Lightspeed, qui sont réputées (voir très réputées) outre Atlantique. Il a également écrit un roman pour la jeunesse, The Art of starving publié en 2017. Son deuxième roman, La Cité de l’orque (Blackfish City en VO), est paru en 2018 et a été traduit en français et publié aux éditions Albin Michel Imaginaire en Janvier 2019.

Voici la quatrième de couverture du roman :

« 22ème siècle. Les bouleversements climatiques ont englouti une bonne partie des zones côtières. New York est tombé ; les États-Unis ont suivi. Au large de pays plongés dans le chaos, ou en voie de désertification, de nombreuses cités flottantes ont vu le jour. Régies par des actionnaires, elles abritent des millions de réfugiés. C’est sur Qaanaaq, l’une de ces immenses plateformes surpeuplées, qu’arrive un jour, par bateau, une étrange guerrière inuit. Elle est accompagnée d’un ours polaire et suivie, en mer, par une orque. Qui est-elle ? Est-elle venue ici pour se venger ? Sauver un être qui lui serait cher ? »

Le lecteur suivra donc l’évolution de la mystérieuse quête de Masaraaq, la guerrière inuit, à travers les yeux et les vies d’Ankit, une femme impliquée dans la vie politique, Kaev, un lutteur, Soq, un coursier au genre non défini biologiquement, et Fill, un bourgeois atteint des failles, une maladie qui s’apparente au SIDA du monde réel et qui fait remonter les souvenirs des précédents porteurs de la maladie.

Mon analyse va d’abord évoquer et la question générique du roman, puis je m’intéresserai aux thématiques et aux personnages développés par l’auteur.

L’Analyse

Un cyberpunk « pur » ? Une ville de marges ?

Avant d’aller plus loin, il convient de définir rapidement ce qu’est le cyberpunk. Je vais donc m’appuyer sur la définition qu’en donnent Apophis et L’Encyclopédie en ligne de la SF et synthétiser leurs deux propos.

Le cyberpunk est un sous-genre de la science-fiction né dans les années 1980, né sous la plume K. W. Jeter (Dr Adder, 1984), Bruce Sterling (Schismatrice, 1985) et surtout, du Neuromancien (1984) de Wiliam Gibson, qui a popularisé les codes de ce genre tels qu’on les conçoit. Le cyberpunk met en scène un monde qui se situe dans un futur proche, gouverné par les grandes entreprises et le libéralisme économique, ce qui donne à ce type d’œuvre un aspect assez (voire carrément) dystopique, et qui fait la part belle à la technologie cybernétique (univers virtuels, implants mécaniques et prothèses, informatique extrêmement développée) mais aussi biologique dans des romans ultérieurs (manipulations génétiques, traitements hormonaux, reconfiguration de l’organisme). L’esthétique du genre repose donc sur un homme cybernétique, déshumanisé par son aspect mécanique, mais aussi par son manque de liberté lié au pouvoir écrasant et corporatiste des entreprises, dans un monde à la fois sombre et (souvent) bardé de néons. Le roman cyberpunk met souvent en scène un personnage principal issu des marges, c’est-à-dire un personnage qui ne s’ancre pas pleinement dans le système et qui veut (ou finit par vouloir) le renverser, d’où le côté -punk du genre.

La Cité de l’orque peut être rattaché au cyberpunk, parce que le roman se déroule dans un futur proche et relativement dystopique. En effet, beaucoup d’habitants de Qaanaaq vivent dans des logements insalubres ou très peu spacieux (à la manière des hôtels capsules japonais), on observe des disparités sociales immenses (les habitants du Bras Un vivent dans de véritables appartements de luxe, comparés à ceux du Bras Huit qui sont totalement démunis), une technologie extrêmement développée avec le fait que Qaanaaq soit gérée par des IA et alimentée en énergie grâce à la géothermie, qu’il soit possible d’imprimer des molécules pour créer de la drogue, et qu’il soit possible d’utiliser la nanotechnologie pour se lier à un animal. L’aspect dystopique de Qaanaaq peut aussi se voir dans les défaillances des IA qui ne peuvent plus tout gérer dans la ville, les failles, une maladie (j’y reviendrai) dont les cas sont de plus en plus nombreux, mais également à cause du facteur humain qui peut influencer la ville, notamment chez les « actionnaires », qui possèdent les propriétés immobilières de Qaanaaq. La ville pourrait être un endroit véritablement habitable par tous dans de bonnes conditions, mais les conditions font que ce n’est pas le cas, et en ce sens, l’auteur nous montre la faillibilité des machines en la conjuguant aux conflits d’intérêts des humains. Les IA qui s’occupent de Qaanaaq sont censées être bienveillantes, et les propriétaires de la ville sont censés ne pas faire monter les prix de l’immobilier en gardant secrètement des appartements vides pour réduire l’offre et faire gonfler les tarifs, mais le fait est qu’ils le font, parce que l’argent est leur principale préoccupation, ce qui montre que même après l’effondrement d’un « vieux monde », le néo-libéralisme a encore de beaux jours devant lui. On peut également voir le « Placard », une prison hautement sécurisée dans laquelle sont enfermées des personnes atteintes de troubles psychiatriques graves, comme un instrument de dystopie, parce que le lecteur comprendra vite que les fous ne sont pas les seules personnes enfermées dans cette prison.

Le roman de Sam J. Miller peut aussi être rattaché au cyberpunk parce que ses personnages sont des marginaux, à l’image des figures principales des récits du genre, tels que Case dans Neuromancien. En effet, les personnages principaux de La Cité de l’orque sont très peu intégrés dans la société de la ville, qu’il semble très difficile d’intégrer, et ils appartiennent tous à des sortes d’ordres marginaux, puisque Kaev fait partie du monde des lutteurs de poutre et de la pègre, Ankit travaille pour des politiciens qui n’ont pas de réel pouvoir, Soq travaillent dans les limites de la légalité (j’utilise la troisième personne du pluriel parce qu’est comme ça que le personnage est évoqué dans la narration), et même si Fill appartient à la haute bourgeoisie, il n’en reste pas moins marginal puisqu’il est considéré comme débauché et porteur des failles, et parce qu’il est éloigné de la société dite réelle de par sa fortune. Tous ces personnages sont donc issus des marges de Qaanaaq, et ils le restent jusqu’à la fin, parce que leur but n’est pas de s’intégrer véritablement dans la ville (si tant est que c’est faisable), mais de s’en éloigner. À noter que tous les personnages principaux sont liés entre eux, et que l’auteur parvient à expliciter ces liens de façon convaincante, à travers des indices au début du récit, puis leurs rencontres. Le fait qu’ils soient marginaux peut toutefois être interrogé, parce qu’une ville comme Qaanaaq semble constituée de marges et de sociétés parallèles, avec les différents Bras et microcosmes que sont les « grimpeurs », les « lutteurs de poutre », les livreurs qui se servent de la « gliste », la pègre, les journalistes, les actionnaires…

On pourrait ainsi considérer Qaanaaq comme une ville de marges (ou une ville des marges), parce qu’elle n’a pas de langue officielle, pas de gouvernement au sens strict (les IA semblent parfois absentes et peu impliquées dans leur tâche). La structure politique de la ville est également complexe, puisqu’il n’y a pas de police, pas de véritables dirigeants si on omet les actionnaires dont le but premier n’est clairement pas le bonheur de leurs concitoyens, ce qui fait que finalement, les citoyens finissent par devoir agir seuls et sans aucune véritable réglementation, puisque même les gangs sont tolérés et ne sont pas soumis à des autorités, tandis que la presse et ses messages sont laissés totalement libres, ce qui créé non pas des consensus entre les différents citoyens de Qaanaaq, mais plusieurs communautés et corporations plus ou moins hostiles les unes aux autres, sans que l’une d’entre elles soit majoritaire, ce qui crée beaucoup de marges. Cela peut rappeler les univers urbains imaginés par China Miéville (je pense notamment à Kraken et Perdido Street Station), dans lesquels il existe énormément de groupuscules qui se confrontent, et au sein desquels il est possible de trouver toutes sortes d’objets. Qaanaaq peut également interpeller parce qu’on peut y dénicher des vestiges informatiques et culturels de l’ancien monde, tels que des messageries informatiques commentées.

Le roman de Sam J. Miller s’ancre également dans le genre du post-cyberpunk (constitué en prolongement du cyberpunk) puisqu’il met en avant les nanotechnologies avec les « nanoliés » et leurs « nanites », mais aussi parce qu’il montre les dérives de l’ancien monde et leurs conséquences (catastrophes écologiques, libéralisme à outrance, génocides de populations modifiées à leur insu…) et institue à la fois Qaanaaq comme tentative d’extraction du modèle ancien et comme prolongement dudit modèle lorsqu’on observe comment vivent les habitants. Les vestiges de l’ancien monde sont également observables dans les noms des journaux (Post New York Post), qui rassemblent des communautés ethniques ou religieuses, tels que les anciens citoyens des États-Unis. Ces journaux, à travers les extraits d’articles qui nous en sont donnés, nous permettent de saisir le point de vue de cet ancien monde sur les événements qui se déroulent à Qaanaaq.

La ville dépeinte par l’auteur devient aussi, comme beaucoup de villes en littérature, devient plus qu’un lieu ou un espace de l’intrigue, elle devient une gigantesque toile dans laquelle et sur laquelle les personnages cherchent à agir (Go veut prendre le contrôle de Qaanaaq, Ankit voudrait que la vie y soit plus juste, Soq veulent soit la détruire, soit la sauver…) en se confrontant à ceux qui la détiennent, c’est-à-dire les actionnaires et les systèmes informatiques. Une idée précise de Qaanaaq et de la vie qui s’y déroule nous est également donnée par le podcast Ville sans plan, dont des extraits sont donnés au lecteur et lui permettent de comprendre, à travers des récits, des témoignages et des revues de presse, quelles règles suit (ou non) la ville, avec un style détaché et mélancolique.

Thématiques et personnages

La maladie des failles est centrale pour comprendre le roman et l’univers dans lequel baigne Qaanaaq, parce qu’elle sert indirectement les intérêts des puissants tout en mettant des éléments importants (que je ne vous dévoilerai pas) en lumière à travers ses symptômes. Une analogie entre les failles et le SIDA est possible, parce que les deux maladies sont considérées comme sexuellement transmissibles, elles touchent un nombre croissant de personnes et les affaiblissent peu à peu avant de causer leur mort, et personne ou presque ne veut parler d’elles parce qu’elles constituent des tabous (le SIDA est moins tabou aujourd’hui, et encore, mais il y a quelques dizaines d’années, il en constituait un). La maladie des failles a également une part surnaturelle, ceux qui en sont atteints possèdent les souvenirs de ses précédents porteurs. Le point de vue de Fill, puis de Soq, Ville sans plan, ainsi que la narration nous apportent énormément de détails sur le fonctionnement de la maladie et la vie de ses porteurs, tout en nous montrant le rôle qu’elles ont à jouer dans l’intrigue du roman.

Le lecteur aura occasionnellement le point de vue de Masaraaq, la mystérieuse guerrière inuit qui arrive à Qaanaaq, notamment lorsqu’elle raconte l’histoire des nanoliés. Ainsi, son peuple aurait été modifié sans s’en rendre compte par des compagnies pharmaceutiques, ce qui leur aurait permis d’acquérir le « pouvoir » de se lier à des animaux, et qui les a rendus victimes d’un génocide. Il est intéressant (et assez horrible) de noter qu’un peuple qui a été créé par un système soit la victime dudit système, qui cherche à se purger de ses anomalies, sans se soucier que les personnes tuées et massacrées soient des êtres humains. Masaraaq est donc plus qu’humaine à travers le nanolien (on pourrait la considérer comme une transhumaine), mais elle n’est pas un personnage de légende, la fameuse « Femme à l’orque » ou « orcamancienne » que les médias de Qaanaaq décrivent. L’auteur établit donc une différence entre le personnage de Masaraaq et la manière dont elle est perçue par les médias et les autres habitants de la ville, dans un futur où l’information est instantanée et très abondante, à l’image des points de vue qu’elle véhicule. Il existe donc une « Femme à l’orque », qui devient un mythe, une légende de Qaanaaq à l’instant même de son arrivée et qui affole la population, et un personnage, Masaraaq, qui possède de véritables objectifs. Sam J. Miller dessine donc une frontière entre personnage réel et personnage perçu dans La Cité de l’orque, et on le retrouve par exemple chez Soq, qui ont une image fantasmée de Go, qu’ils veulent impressionner. Cette image sera fissurée lorsqu’ils rencontreront la véritable Go, de même que Kaev, le lutteur de poutre, est perçu différemment par son public et son entourage, la mystérieuse mère d’Ankit enfermée au Placard qui n’est pas non plus telle qu’elle paraît. Le roman joue donc énormément sur les apparences et la manière dont les personnages se perçoivent les uns les autres.

Et justement, les personnages sont bien construits, selon moi. Chacun d’entre eux tente de survivre à sa manière dans une Qaanaaq perturbée par Masaraaq, qu’ils vont finir par rencontrer pour œuvrer avec elle, pour le meilleur comme pour le pire. La fin du roman (et le récit d’une manière générale) se présente comme un refus du vieux monde qui est encore trop présent et qui continue de faire primer l’argent sur l’être humain, et critique violemment les propos des révolutionnaires qui veulent le pouvoir sans avoir de meilleures idées que les dirigeants qu’ils cherchent à faire tomber.

Je terminerai sur le fait que l’intrigue du roman puisse paraître classique, parce que c’est une histoire de vengeance, mais premièrement, classique ne veut pas dire mauvais, et ensuite, le roman vaut sa lecture parce que l’intrigue est bien menée (il faut aussi garder à l’esprit que La Cité de l’orque est un roman de début de carrière d’auteur) et ensuite, Qaanaaq vaut la peine d’être découverte, parce qu’elle dispose d’une ambiance qui lui est propre, et entretient des rapports très particuliers avec les personnages qui se déploient en son sein.

Le mot de la fin

La Cité de l’orque fut une découverte très plaisante pour moi. Sam J. Miller dépeint une ville unique, perturbée par un, puis plusieurs personnages qui le sont tout autant, et tient un propos politique et écologique qui est important à l’heure actuelle.

Vous pouvez aussi consulter les chroniques de FeydRautha, de Célindanaé, de Yogo, d’Un papillon dans la Lune, du Chien Critique, de Just A Word, de BlackWolf, de Dragon Galactique, de Boudicca et de Gromovar sur la VO.

21 commentaires sur “La Cité de l’orque, de Sam J. Miller

  1. Belle critique l’ami. Le parallèle avec Miéville est intéressant. Après, tu soulignes comme les autres le fait que la ville pourrait être un personnage à part entière, une toile de fond gigantesque et c’est intriguant. Comme ce que j’ai dis pour les autres, je suis un peu méfiant malgré tout, mais vu que vous êtes une bonne partie à avoir apprécié la bête, je pourrai me laisser finalement tenté. À voir si le portefeuille se laissera avoir par mes ruses ^^
    Merci pour ce retour de lecture très complet.

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