Je suis Providence, de S. T. Joshi

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un ouvrage titanesque qui porte sur un auteur qui l’est tout autant. Voici

Je suis Providence, de S. T. Joshi

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Introduction

Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions ActuSF, que je remercie pour l’envoi de cette biographie !

S. T. Joshi est un critique littéraire et essayiste américain né en Inde en 1960. Il est spécialiste des littératures de l’imaginaire, et est considéré comme le plus grand spécialiste mondial de H. P. Lovecraft, dont il a constitué les éditions critiques et annotées à partir des manuscrits de l’auteur. Il a également réalisé ce type de travaux avec des auteurs comme Algernon Blackwood, Ambrose Bierce, ou encore Lord Dunsanny.

Sa biographie de Lovecraft, intitulée I am Providence (Je suis Providence en français), est devenue la référence incontournable lorsque l’on parle de la vie de l’auteur, parce qu’elle en traite tous les aspects et brise un grand nombre de clichés qui circulent sur Lovecraft et qui ont la vie dure.

En France, Je suis Providence a été publiée aux éditions ActuSF. La traduction de cet immense volume de texte a été dirigée par Christophe Thill, auteur du Guide Lovecraft et co-directeur des éditions Malpertuis, et a nécessité dix traducteurs, Thomas Bauduret (co-directeur des éditions Malpertuis avec Christophe Thill et auteur sous le nom de plume Patrick Eris), Erwan Devos, Florence Dolisi (qui a entre autres traduit La Quête onirique de Vellit Boe de Kij Johnson, ainsi que les romans de Jo Walton), Pierre-Paul Durastanti (entre autres traducteur des romans et nouvelles de Jack Vance publiés au Bélial’), Jacques Fuentealba (auteur et traducteur), Hermine Hémon, Annaïg Houesnard, Maxime Le Dain (qui a traduit certains récits de Lovecraft aux éditions Bragelonne, mais aussi ceux d’Anthony Ryan), Arnaud Mousnier-Lompré (qui a traduit les romans de Robin Hobb et La Quête onirique de Kaddath l’inconnue) et Alex Nikolavitch (auteur de trois romans chez les Moutons Électriques, mais également de Celui qui écrivait dans les ténèbres, biographie de Lovecraft en BD et traducteur de BD et de comics, dont l’adaptation en BD de Corum de Michael Moorcock).

Voici la quatrième de couverture de cette biographie :

« Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est un auteur qui fascine autant par son oeuvre que par sa personnalité. Ayant influencé avec ses récits fantastiques et horrifiques (comme L’Appel de Cthulhu) de nombreux écrivains comme Stephen King, ses fictions et sa vie ont été soumises à de nombreuses interprétations pas toujours exactes, véridiques et précises.

Spécialiste des littératures de l’imaginaire et de Lovecraft en particulier, S.T.Joshi travaille sur sa biographie depuis plus de 20 ans. Par son érudition et son ampleur, elle est aujourd’hui considérée comme la référence au niveau mondial. »

Je suis Providence, en version papier, compte presque 1400 pages, réparties sur 2 volumes. Je ne vais donc évidemment pas vous parler de tout ce que comporte cette biographie, et je ne peux pas non plus prétendre véritablement analyser le propos d’un spécialiste sur un auteur qu’il connaît complètement et parfaitement. Ma chronique de Je suis Providence va donc tenter de cerner l’envergure du travail de S. T. Joshi sur la vie et la pensée de H. P. Lovecraft, et de vous démontrer comment sa démarche fonctionne.

 

Je suis Providence, travail précis, complet et scientifique

 

Pour écrire une biographie complète et se renseigner sur la vie de H. P. Lovecraft, S. T. Joshi s’est penché sur des sources primaires qui donnent des indications et une vue d’ensemble sur la vie de l’auteur, ainsi que d’autres documents annexes qui traitent plus ou moins directement de lui. Il s’est ainsi basé sur toute la correspondance de l’auteur, ses journaux et carnets disponibles, mais également ses bulletins scolaires, sa généalogie, ou encore les rapports médicaux concernant les maladies des membres de sa famille ou la sienne propre. S. T. Joshi a donc réuni des documents de première main, c’est-à-dire des sources qualifiées de primaires, qui viennent directement de l’auteur ou qui traitent de lui, pour parler de sa vie. Son travail s’oppose donc aux témoignages publiés plusieurs décennies après la mort de l’auteur et qui se reposent sur une perception et une appréciation de Lovecraft, tels que celui de Frank Belknap Long, Howard Phillips Lovecraft: Dreamer on the Night Side, publié en 1975, ou les biographies écrites par des auteurs n’ayant jamais côtoyé Lovecraft et qui sont également porteuse d’une vision, d’une appréciation, et d’une interprétation souvent fausse (et/ou malhonnête) de ses propos, à l’image des écrits d’August Derleth et de la biographie écrite par Lyon Sprague de Camp, dont les propos sont régulièrement contestés ou remis en question par S. T. Joshi, qui démontre leur manque de pertinence ou d’objectivité grâce à des preuves factuelles (j’y reviendrai). Je suis Providence relève donc d’un travail de scientifique, qui s’appuie sur un ensemble de documents émanant entre autres directement de l’auteur au cours de sa vie, ce qui permet d’avoir une idée factuelle de celle-ci, et de la manière dont Lovecraft se percevait lui-même. Les sources secondaires, tels que les témoignages ou les souvenirs, sont présentes quant à elles pour montrer comme Lovecraft est perçu par ses contemporains, notamment ses correspondants, mais également pour observer comment la perception du personnage H. P. Lovecraft évolue au cours du temps et finit par se constituer en tant que mythe. Le biographe met également souvent l’accent sur le fait que Lovecraft documentait énormément sa propre vie, à travers ses journaux et sa correspondance, dont on estime qu’une part très importante a été perdue, puisque l’auteur aurait écrit entre 60 000 et 100 000, et que 10% de ce volume total nous serait parvenue. On peut également noter que pour ses éditions des récits de Lovecraft, S. T. Joshi s’est également basé sur des sources primaires, à savoir les manuscrits originaux de Lovecraft, ou des exemplaires annotés de Weird Tales, ou d’Astounding, dans le cas des Montagnes Hallucinées, qui avait été modifiée par les éditeurs du magazine pour rendre le texte plus lisible, en coupant des paragraphes, ce qui a mis l’auteur en colère et l’a poussé à annoter à la main les exemplaires dont il disposait pour que ses correspondants puissent lire la véritable version du récit.

S. T. Joshi examine donc son sujet à fond, en traitant de ses débuts littéraires, de sa fiction avec des analyses précises, de sa correspondance, mais aussi (et surtout ?), il traite de la vie de Lovecraft, et de ses idées. Parmi ces idées, le biographe prend à bras le corps le racisme de l’auteur, en démontre les causes, avec notamment le rejet d’une certaine altérité ou sa croyance dans le fait que les Noirs soient biologiquement inférieurs aux Blancs, quand bien même ce type de thèse était déjà réfuté à l’époque par les sciences, et en montre les manifestations dans la fiction lovecraftienne, notamment dans « Horreur à Red Hook », certains de ses poèmes qui sont ouvertement et clairement racistes, et également dans sa correspondance. S. T. Joshi est donc loin de blanchir Lovecraft, et traite aussi des aspects les plus controversés de l’auteur, pour pouvoir examiner sa pensée de fond en comble. Il traite donc également du cosmicisme et de l’athéisme de Lovecraft, c’est-à-dire de son rejet des religions dans leur ensemble et de l’insignifiance de l’Humanité entière sur le plan cosmique. Le cosmicisme et l’athéisme de Lovecraft, ainsi que son matérialisme donnent un éclairage très intéressant sur sa fiction et permettent de comprendre d’où vient l’horreur cosmique que l’on peut observer dans « L’Appel de Cthulhu », par exemple. Les sources de la pensée de Lovecraft sont également examinées à travers les divers ouvrages qu’il possède dans sa bibliothèque ou qu’il déclare avoir lus dans sa correspondance, à l’image de Ernst Haeckel (Les Énigmes de l’univers) ou Hugh Elliot (La science moderne et le matérialisme), ou encore le philosophe Friedrich Nietzsche et la manière dont il accepte ou se distingue de ces influences.

La vie de H. P. Lovecraft est racontée et commentée de manière documentée. S. T. Joshi procède de manière chronologique, en évoquant d’abord la période antérieure à la naissance de Lovecraft pour parler de sa généalogie, pour aller jusqu’à sa postérité. Il suit l’évolution de l’auteur, à la fois en tant qu’individu, penseur et auteur, ce qui lui permet de distinguer différentes « périodes » de l’auteur, mais aussi ses goûts et pratiques culturelles, comme sa fascination pour l’antiquité latine et le 18ème siècle britannique, son attitude de gentleman, son attrait pour les chats, son ascétisme (il mangeait très peu), mais aussi son asexualité et son aromantisme, puisqu’il n’a littéralement jamais dit à Sonia Greene, à laquelle il a été marié, qu’il l’aimait, le fait qu’il condamne fermement la consommation d’alcool… Les causes de ces traits de caractère et son attitude sont examinées par S. T. Joshi et permettent de découvrir la personnalité de H. P. Lovecraft dans sa globalité, et d’observer comment celle-ci évolue au cours de sa vie. Le biographe met également l’accent sur le fait que le Maître de Providence répondait à tous les courriers qu’on lui adressait, et a par conséquent tissé des relations à travers sa correspondance avec des écrivains tels que Clark Ashton Smith, Robert E. Howard, mais aussi les jeunes Robert Bloch ou Fritz Leiber, et le controversé August Derleth. À travers la correspondance, mais aussi les essais de Lovecraft, notamment Épouvante et surnaturel en littérature, S. T. Joshi met également en évidence la passion de l’auteur et sa connaissance du fantastique et des auteurs du genre (Edgar Allan Poe, Robert W. Chambers, Lord Dunsany, Arthur Machen, Algernon Blackwood…), dont certains sont ses modèles, ce que le biographe met en évidence en montrant les points communs entre certains récits de Lovecraft et d’autres de Poe ou de Dunsany, par exemple. Il étudie également la manière dont son sujet finit peu à peu par s’éloigner de ses modèles pour pleinement intégrer son cosmicisme à ses récits d’horreur surnaturelle, qui touchent également parfois à la science-fiction, à l’image des Montagnes hallucinées ou de Dans l’abîme du temps. Le biographe montre également à quel point Lovecraft a été marqué par son éducation, dans un milieu surprotecteur, mais également par l’attitude de sa mère à son égard qu’il qualifie de « dévastatrice », et qui a déclaré un jour qu’il était « hideux », ce qui l’a traumatisé, notamment dans la perception qu’il avait de son apparence.

S. T. Joshi fait également la chasse aux rumeurs infondées qui circulent sur Lovecraft, notamment à cause de ce que certains de ses biographes antérieurs ont écrit, Lyon Sprague de Camp et August Derleth en tête. Le biographe démontre donc clairement que non, Lovecraft n’était pas un reclus asocial, comme le veut le mythe du « Reclus de Providence », bien au contraire. Il correspondait en effet avec un nombre faramineux d’écrivains et de journalistes amateurs, mais également avec ses tantes, Annie et Lillian, et voyageait beaucoup lorsque ses finances le permettaient, notamment pour observer des vestiges de l’époque coloniale et rencontrer ses correspondants en chair et en os. Il a ainsi visité, entre autres, la Floride, le Québec, le Vermont et les villes de Salem et de Marblehead. S. T. Joshi montre également l’implication de Lovecraft dans le journalisme amateur, dans les associations de l’UAPA au début des années 1920 puis de la NAPA dans les années 1930, où il a exposé beaucoup de ses théories critiques sur la littérature et la poésie, échangeait avec un grand nombre d’amateurs de son époque, et a même participé à des conventions des associations. Contrairement à certaines croyances, il n’est pas non plus mort de faim, malgré le fait qu’il ait vécu avec de très maigres revenus, provenant majoritairement de ses travaux de révisions de textes, de sa plume, et de l’héritage de son grand-père. S. T. Joshi montre également que Lovecraft n’est pas mort totalement inconnu, puisqu’une partie du lectorat de Weird Tales appréciait ses récits (ses lecteurs lui écrivaient !), et ses manuscrits circulaient parmi ses correspondants, parfois sous forme dactylographiée par certains d’entre eux, puisque Lovecraft lui-même détestait se servir d’une machine à écrire.

Le biographe présente également des anecdotes qui rendent l’auteur sympathique, notamment le fait qu’il aimait manger des sucreries, des glaces et des tartes notamment, et sur une tonalité plus triste, la manière dont il vivait avec seulement 2.10 dollars par semaine. Lovecraft se présentait également comme le « Grand-Papa » de ses plus jeunes correspondants, tels que Frank Belknap Long ou R. H. Barlow, ce qui est assez amusant.

Enfin, S. T. Joshi traite de la postérité de H. P. Lovecraft et montre à quel point elle fut complexe, avec par exemple la gestion de ses droits par August Derleth, qui a répandu énormément de fausses idées sur Lovecraft et ses récits, notamment à travers ses propres idées vis-à-vis du « Mythe de Cthulhu » dont il est l’inventeur, puisque Lovecraft n’a jamais donné de véritable unité à ses récits d’horreur cosmique, sauf lorsqu’il les qualifiait de « Yog-sothotheries » avec une certaine dérision. Derleth est également l’auteur de nouvelles qualifiées de « collaborations posthumes » avec Lovecraft, qui seraient supposément des récits qu’il aurait complétés à partir de manuscrits retrouvés de l’auteur de Providence, ce qui est totalement faux, puisqu’on ne trouve aucune trace ou presque de ces histoires dans les manuscrits de Lovecraft, et qu’on peut également montrer que ces « collaborations posthumes » sont des copies de récits lovecraftiens écrites par Derleth seul, qui se sert du prétexte du manuscrit retrouvé, assez présent dans les supercheries littéraires, pour pouvoir accoler le nom de Lovecraft au sien et ainsi mieux vendre. S. T. Joshi déplore également le fait que les éditions des récits de Lovecraft publiées par la maison d’édition de Derleth, Arkham House, comportaient au départ beaucoup de coquilles et d’erreurs, qui ont été corrigées par la suite dans les éditions critiques du corpus lovecraftien. Le biographe s’intéresse aussi à la réception de Lovecraft à l’étranger, en France par exemple, en montrant que certaines des premières traductions raccourcissaient les récits. Les travaux critiques universitaires et l’influence de Lovecraft sont également mentionnées et étudiées, pour montrer que l’auteur se place encore dans l’actualité aujourd’hui, et que son œuvre continue d’avoir une portée.

 

Le mot de la fin

 

Je suis Providence est une biographie colossale consacrée à un auteur qui l’est tout autant. S. T. Joshi documente avec précision et à partir de sources primaires la vie de H. P. Lovecraft, le Maître de Providence, en traitant de sa vie et de ses récits, tant dans leurs aspects les plus problématiques que dans la manière dont ils ont marqué les littératures de l’imaginaire, et la littérature tout court. La pensée de Lovecraft est également analysée par le biographe et mise en relation avec sa fiction, pour donner de nouvelles clés de lecture de son œuvre, et les mythes et rumeurs entourant l’auteur sont également totalement battus en brèche pour nous donner une meilleure compréhension de l’homme qu’était vraiment Howard Philips Lovecraft, derrière son image malheureusement fausse et toujours trop présente de « Reclus de Providence. »

31 commentaires sur “Je suis Providence, de S. T. Joshi

    1. Clairement ouaip! ^^
      Pareil, j’ai été à la fois complètement stupéfait et hyper réjoui, ça m’a rappelé les travaux de certains de mes professeurs de la fac, qui se plongent dans les archives et les documents d’auteurs pour établir des vraies biographies et faire la chasse aux fausses informations et aux légendes. Ça m’a fait super plaisir de voir que ce type de travaux existent aussi pour l’imaginaire.

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  1. Bravo pour cette riche chronique. Pour ma part, je ne suis pas très intéressée par l’auteur donc je ne lirai pas cette biographie. Par contre, j’avais bien aimé la présentation du traducteur de cet ouvrage dans ma librairie préférée car j’avais appris pas mal de choses sur Lovecraft.

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