Cyberland, de Li-Cam

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’une œuvre aux accents cyberpunk qui contribue au revival littéraire de ce genre dans le paysage français.

 

Cyberland, de Li-Cam

peupledemu77-2017

 

Introduction

 

Li-Cam est une autrice de science-fiction, de fantasy et de fantastique née en 1970. En parallèle de sa carrière d’écrivaine, elle est coach en créativité et directrice littéraire de la collection « Petite Bulle d’Univers » chez Organic Éditions, qui allie texte et arts visuels.

Elle a notamment écrit la trilogie d’urban fantasy Chronique des stryges, et participé à l’anthologie Demain le travail, publiée chez La Volte, imaginant l’avenir du travail à travers des nouvelles de SF.

Cyberland, paru en 2017 chez Mü Éditions, regroupe trois récits, un roman court (ou une longue novella), Saïd in Cyberland, puis la novella Asulon et la nouvelle Simulation Love, parues aux éditions Griffes d’encre. Ces trois récits se déroulent dans le même univers, mais j’y reviendrai plus bas.

Voici la quatrième de couverture de ce recueil :

« Ici le destin se décide œil pour œil, dent pour dent.

Tu ne te copieras point en dehors des Terres Parallèles.

Tu ne convoiteras pas le fichier d’autrui.

Tu ne formateras pas hormis pour sauver le système. »

Comme cette quatrième de couverture peut vous paraître un peu vague, je ferai un point sur l’univers des récits dans mon analyse, qui s’y intéressera dans un premier temps, pour ensuite interroger la narration et l’intrigue. Notez aussi que je vais surtout traiter de Saïd in Cyberland et d’Asulon, mais très peu de Simulation Love. N’y voyez pas un jugement de valeur de ma part, mais je préfère m’intéresser aux récits longs de ce recueil.

 

L’Analyse

 

Univers et personnages cyberpunks ?

 

Avant de continuer, je vais vous donner le postulat de départ des récits qui constituent Cyberland. À la fin des années 2010, en 2018 plus précisément, le chercheur « cybergénéticien » Lyle Forsythe crée accidentellement la première Intelligence Artificielle au monde, baptisée le « Chronocryte ». Par la suite, le Chronocryte, grâce à ses capacités, parvient à transformer Internet en « Infosphère » et à faire advenir une singularité technologique, qui permet notamment la création de mondes virtuels imbriqués dans une sorte de multivers appelé Cyberland. Pour pouvoir mieux arpenter Cyberland, certains êtres humains se sont fait poser des implants cérébraux et sont devenus des « Humods ». Le Chronocryte semblait donc bien parti pour guider l’Humanité vers un nouvel âge d’or technologique et civilisationnel, mais une grande partie des Hommes ont eu peur des pouvoirs du Chronocryte et ont porté au pouvoir le Diktrans, un gouvernement totalitaire souhaitant garder la main sur les technologies de l’information et la manière dont elles se développent et détruire Cyberland. Le Diktrans prétend ainsi agir pour le bien de l’Humanité mais met en place une dictature qui traque et emprisonne les Humods et les opposants politiques de manière systématique pour les envoyer à Asulon, une immense prison coupée du monde et du réseau informatique. Le gouvernement cherche également à détruire Cyberland, et y envoie l’armée, qui échoue. Le lecteur suit donc la deuxième expédition du Diktrans dans Cyberland, qui envoie cinq adolescents dans le monde virtuel pour traquer et détruire le Chronocryte, tandis qu’une révolte se prépare à l’intérieur de celui-ci. Le récit de cette deuxième expédition constitue le roman Saïd in Cyberland. La novella Asulon, quant à elle, montre les conséquences de la fin de l’expédition.

Avant de revenir sur les personnages, j’aimerais parler du rapport entre ce postulat de départ et le genre du Cyberpunk.

Le cyberpunk est un sous-genre de la science-fiction né dans les années 1980, né sous la plume K. W. Jeter (Dr Adder, 1984), Bruce Sterling (Schismatrice, 1985) et surtout, du Neuromancien (1984) de Wiliam Gibson, qui a popularisé les codes de ce genre tels qu’on les conçoit. Le cyberpunk met en scène un monde qui se situe dans un futur proche gouverné par les grandes entreprises et le libéralisme économique, ce qui donne à ce type d’œuvre un aspect assez (voire carrément) dystopique, et qui fait la part belle à la technologie cybernétique (univers virtuels, implants mécaniques et prothèses, informatique extrêmement développée) mais aussi biologique dans des romans ultérieurs (manipulations génétiques, traitements hormonaux, reconfiguration de l’organisme). L’esthétique du genre repose donc sur un homme cybernétique, déshumanisé par son aspect mécanique, mais aussi par son manque de liberté lié au pouvoir écrasant et corporatiste des entreprises, dans un monde à la fois sombre et (souvent) bardé de néons. Le roman cyberpunk met souvent en scène un personnage principal issu des marges c’est-à-dire un personnage qui ne s’ancre pas pleinement dans le système et qui veut (ou finit par vouloir) le renverser, d’où le côté -punk du genre.

Les récits de Cyberland s’inscrivent dans le Cyberpunk, puisque Li-Cam y traite d’implants cérébraux, d’intelligences artificielles, et surtout, de mondes virtuels, popularisés par le Neuromancien de Wiliam Gibson et le Snow Crash de Neal Stephenson, avec des personnages plus ou moins aliénés par une idéologie qui vont tenter de lutter contre celle-ci. En cela, les récits de Li-Cam semblent s’inscrire dans la réémergence récente du genre, aux côtés de romans comme BonheurTM de Jean Baret ou La Voie Verne de Jacques Martel, mais à l’inverse de ces derniers, le gouvernement totalitaire qui domine les personnages ne se base sur l’essor technologique pour contrôler et aliéner la population, mais le condamne fermement. Dans les récits de Cyberland, la technologie apparaît donc comme un moyen d’organiser une résistance contre une dictature, un moyen de littéralement s’évader des carcans sociaux, par opposition aux autres récits Cyberpunk qui montrent la technologie comme une source d’aliénation supplémentaire. Néanmoins, la manière dont l’autrice présente l’évolution d’Internet pour qu’il puisse envahir complètement le quotidien grâce à son omniprésence peut rappeller le « Halo » de La Voie Verne ou les injonctions à la consommation de BonheurTM.

Les personnages envoyés par le Diktrans au sein de Cyberland sont au nombre de cinq. Ce sont des adolescents, chacun dotés d’une personnalité et de problèmes qui leur sont propres et qui définissent leur identité. Je ne vous en dirai pas trop sur eux pour ne pas complètement vous spoiler certains éléments d’intrigue, mais je vais quand même vous les présenter.

Ainsi, Saïd, personnage majeur de Saïd in Cyberland est un jeune garçon d’origine marocaine, qui cache son intelligence à travers une façade de casse-cou et de pitre et qui apparaît désabusé par le monde dans lequel il vit. Il va gagner en maturité en s’apercevant que Cyberland est loin d’être un jeu, et qu’il peut s’y montrer tel qu’il est réellement, sans façade aucune.

Alyson, une américaine raciste envers les Humods, qui les considère comme des traîtres et qui par conséquent apparaît complètement aliénée par le système du Diktrans, va observer les dérives du système et de l’idéologie qu’elle défend.

iNNoKeNTi, qui est un « clone », c’est-à-dire un être humain artificiel âgé de seulement trois semaines au commencement du récit. Il n’a donc littéralement aucune identité, et Saïd in Cyberland peut être lu comme une quête d’identité pour ce personnage, qui sera ensuite le personnage principal d’Asulon.

Lu-Pan, une jeune fille transgenre d’origine chinoise traumatisée par la volonté de sa famille d’avoir un héritier mâle et qui a donc vécu des événements traumatiques vis-à-vis de sa perception d’elle-même et de son rapport aux autres.

Louise, une Humod considérée comme un paria dans le monde réel, mais qui s’intègre parfaitement dans Cyberland de par sa nature et ses affinités avec les IA qui y sont présentes, notamment Ierofan, dont je vous reparlerai plus bas. Louise va observer ses compagnons plus ou moins s’intégrer au monde virtuel qu’ils visitent tout en les formant contre leurs dangers.

Le lecteur en apprend également plus sur les personnages au moyen d’interludes prenant la forme de rapports sur leur sélection par le Diktrans, ce qui lui permet de mieux les cerner, et d’observer ce que le système pense d’eux, en plus de donner des indications sur l’univers du récit. Chacun des personnages possède donc un rapport différent au Diktrans et à Cyberland, et donne donc sa propre vision du conflit qui les oppose, ce que l’on observe dans la narration. Le style de Li-Cam colle au plus près de ses personnages, et retranscrit leur langage, parfois très cru (Saïd), parfois plus prude (Lu-Pan), mais toujours avec une certaine justesse de ton.

Je vais aussi vous parler brièvement des personnages présents dans Asulon aux côtés d’iNNoKeNTi, Léonard de Brébisson, et Mayumi-Taya Kobayashi, qui montrent à eux seuls qu’il est possible de bâtir une utopie hors du monde, dans la pire des prisons. Je ne peux malheureusement pas vous en dire plus sous peine de spoiler.

 

IA narratrice et thématiques

 

La narration de Saïd in Cyberland (dont le titre fait d’ailleurs directement référence à Alice in wonderland de Lewis Carroll) est majoritairement assurée par une IA appelée Ierofan.th, ou plus simplement Ierofan. Cette IA s’adresse souvent directement au lecteur à plusieurs reprises en brisant allègrement le quatrième mur, en plaisantant sur le déroulement des événements vécus par les personnages ou ce qui va leur arriver ensuite, ou en lui disant que s’il n’est pas content de ce qu’il voit, il peut littéralement aller visiter d’autres mondes, celui de Final Fantasy par exemple (je ne plaisante pas) ! Ierofan apparaît aussi comme omniprésent et omniscient, puisqu’il connaît les personnages dans leurs moindres détails, mais aussi omnipotent, puisqu’il écrit parfois dans le code de Cyberland pour aider les personnages, leur transmettre des informations ou les mettre à l’épreuve. Le narrateur de Saïd in Cyberland est donc un narrateur capable d’agir sur ce qu’il raconte, et qui devient également personnage à part entière lorsqu’il s’incarne physiquement dans Cyberland pour aider Saïd et ses compagnons lors des « Caprices de l’Oracle », qui constituent une initiation des personnages à l’idéologie et au pouvoir de Cyberland et du Chronocryte sous la forme d’un jeu (j’y reviendrai plus bas). Le personnage de Ierofan est ainsi extrêmement intéressant, puisqu’il assure les fonctions de narrateur, de personnage mentor des explorateurs de Cyberland, mais également d’antagoniste (je ne peux pas vous en dire plus). Les capacités quasi-divines de Ierofan dans le monde Cyberland permettent à Li-Cam de jouer avec la mécanique du Deus Ex Machina en la rendant littérale, ce qui permet au lecteur d’observer l’importance du personnage pour son monde.

Cette importance va surtout s’observer au cours des chapitres intitulés « les caprices de l’Oracle », qui prend la forme d’une sorte de jeu-vidéo typé RPG à la Dragon Quest ou Final Fnatasy. Le monde de Cyberland se prête bien à l’utilisation de ce type de mécanismes narratifs, avec la mise en scène de la sauvegarde, d’un livret de quêtes, des classes de personnages, de la notion d’élus devant sauver le monde… Li-Cam met en revanche son récit à une certaine distance de cette narration en montrant ostensiblement qu’une grande partie du prétendu jeu auxquels jouent ses personnages a en réalité été scénarisé par Ierofan, dans le but de les faire mûrir, même si cela inclut de modifier la mémoire de véritables êtres humains pour les transformer en Personnages Non Joueurs, appelés des « simulés », c’est-à-dire des créatures virtuelles émulant le comportement humain. Les chapitres des « Caprices de l’oracle » jouent donc avec les clichés de la High Fantasy et des JRPG au sein d’un monde virtuel. Cette partie du récit met l’accent sur l’état du monde réel, mais aussi sur celui du monde cybernétique, du conflit qu’ils se livrent, et des extrémités auxquelles les deux camps sont réduits pour se sauver l’un de l’autre, ou sauver l’intégralité du monde.

L’intrigue est donc plus complexe qu’elle n’y paraît, et dépasse largement le cadre de RPG dans lequel évoluent des adolescents, et montre une lutte d’envergure entre le Diktrans et le Chronocryte. Li-Cam décrit une guerre entre l’Homme et la Machine, mais aussi des moyens d’instaurer la paix et la coopération entre ces deux factions, avec un jeu sur la dichotomie entre virtuel et réel, en montrant que même les événements se déroulant dans des mondes supposément non-réels peuvent avoir des conséquences sur la réalité et la vie d’un individu (le tuer, ou l’aider à mieux se cerner, à grandir…), et en mettant en scène une liberté qui s’exprime dans le virtuel, et une aliénation dans le réel, à travers le pouvoir du Diktrans et la prison d’Asulon, bien que les captifs qui y vivent parviennent à trouver une forme de liberté. Le conflit entre l’Homme et la Machine s’illustre également dans la relation entre le Chronocryte, Ierofan et leur créateur, Lyle Forsythe, dans des scènes plutôt émouvantes !

Les récits de Cyberland jouent également avec la typographie et la culture, qu’elle soit dite populaire ou non. Ainsi, la communication peut être textuelle et transcrire exactement les pensées des personnages, et cette transcription textuelle de la pensée, appelée « cosphérage » reprend les caractères que l’on peut retrouver sur les chats textuels en ligne. Les récits donnent également à voir du code binaire et des noms de lieux transcrits sous forme de liens http, ce qui souligne la virtualité du monde dans lequel les personnages évoluent. Cette virtualité leur donne d’ailleurs une grande liberté, puisqu’ils peuvent littéralement accomplir ce qu’ils veulent parce que leur pensée se transcrire immédiatement en actes. Saïd et ses compagnons devront donc apprendre à se contrôler au cours de leur séjour.

Je terminerai sur la manière dont la culture est mise en scène dans les récits, avec des villes virtuelles qui apparaissent bardées de publicités loufoques qui prétendent que la gastro est à la mode et vendent des souvenirs, des simulés qui prennent l’apparence de loups-garous, de Bouddhas ou d’Homer Simpson… Mais en plus de cette culture dite populaire, les récits de Cyberland font la part belle à la philosophie, à la littérature, et à la connaissance de manière générale. Ainsi, un lieu appelé « Paradise Land » regroupe des penseurs tels que Socrate ou Léonard de Vinci et simule leurs personnalités dans Saïd in Cyberland, et Asulon met en scène un système qui ressemble fort à une république de savants et de penseurs, avec des prisonniers qui ont recopié des œuvres entières de philosophie sur tous les supports qu’ils pouvaient trouver pour constituer une bibliothèque !

 

Le mot de la fin

 

Les récits se déroulant dans Cyberland m’ont énormément intéressé. Li-Cam dépeint avec une grande justesse la manière dont la technologie peut permettre de rompre avec les systèmes politiques aliénants, et dépeint une vision optimiste de ce que peuvent offrir l’Intelligence Artificielle et les réalités virtuelles, à travers un conflit opposant une résistance technologique et libertaire et un système totalitaire visant à garder le contrôle de l’Humain en le coupant des outils informatiques.

Vous pouvez aussi consulter les chroniques de Blackwolf, Chut Maman Lit

8 commentaires sur “Cyberland, de Li-Cam

  1. Je trouve tout de même que le cyberpunk tourne en rond et a du mal à se renouveler. Dans la description que tu fais de ce livre (qui est peut-être très bien, je ne l’ai pas lu), je ne vois rien d’original qui me donne envie de le lire.

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    1. Disons qu’en termes de forme (encore que), le renouveau peut ne pas très présent, mais au fond, ça n’a pas forcément été le cas pour la plupart des romans du genre, à mon sens, mais c’est plus le fond et la manière dont la technologie et les mondes virtuels sont utilisés qui sont intéressants.
      En tout cas d’après moi.

      Aimé par 1 personne

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