Diseur de mots, de Christian Léourier

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler du premier volume d’un dyptique de Fantasy écrit par un auteur français qui se classe habituellement dans la SF.

Diseur de mots, de Christian Léourier

critic053-2019

Introduction

Christian Léourier est un auteur français de science-fiction né en 1948. Il est également auteur de romans pour la jeunesse. Il est notamment connu pour Le Cycle de Lanmeur, paru originellement chez J’ai Lu et qui comporte sept volumes publiés entre 1984 et 1994, réunis en intégrales augmentées par les Éditions Ad Astra entre 2011 et 2015, puis republiées au format poche dans la collection FolioSF de Gallimard. Ce cycle, mais également ses romans Les Montagnes du soleil (1972) et La Planète Inquiète (1979) ont assis la réputation de Christian Léourier, au point qu’il est souvent comparé à des auteurs comme Jack Vance ou Ursula Le Guin.

À l’heure où j’écris ces lignes, le roman La Planète Inquiète est d’ailleurs reparu dans la collection Hélios des Indés de l’Imaginaire. Une novella, Helstrid, a également été publiée dans la collection Une Heure Lumière du Bélial, tandis que l’auteur a débuté un dyptique de Fantasy, intitulé La Lyre et le glaive, inauguré par Diseur de mots, publié aux éditions Critic.

Voici la quatrième de couverture :

« Lorsque Kelt se voit refuser le passage d’un pont parce qu’il ne peut s’acquitter du péage, il prédit l’effondrement de la construction. Ainsi sont les diseurs de mots, ils ont de drôle de pouvoirs, jamais ils ne mentent et, dit-on, leurs vérités ensorcellent. Accusé par le gardien du pont d’avoir jeté un sort à l’ouvrage, Kelt est arrêté puis jeté dans les geôles du seigneur local. L’incrimination étant cependant difficile à démontrer, le gardien convoque une ordalie, où le diseur de mots doit prouver son innocence une arme à la main. Heureusement pour lui, Hòggni, un mercenaire en mal de contrat, se porte volontaire pour le représenter. Hòggni remporte le duel, mais le seigneur local n’en a toutefois pas fini avec les deux hommes. Vexé, il les envoie au-devant du danger, en mission au Heldmark, où le culte d’un dieu unique se répand comme la peste. »

Mon analyse traitera de l’univers du roman, de ses personnages, et de la manière dont l’auteur confronte un ordre ancien avec un ordre nouveau.

L’Analyse

Axe-divin ébranlé, polythéisme perturbé, personnages fouillés

L’univers de Diseur de mots semble être régi par l’Axe Divin, incarné dans des couples de personnages, qui régit l’ensemble du monde et le maintient en équilibre et en harmonie. Cependant, cet équilibre semble être en proie à de profondes perturbations, qui s’incarnent dans l’apparition d’une culture monothéiste, celle de l’Unique, dans un monde polythéiste, mais également dans les agissements des personnages principaux, dont le destin semble détenir une certaine influence. L’Axe Divin et la manière dont est décrite son palais et sa cité de Dàsborg peut rappeler les cultures bouddhistes. On trouve également une inspiration des cultures scandinaves dans d’autres éléments de l’univers du roman, avec la toponymie par exemple, mais aussi certaines coutumes, telles que le bûcher funéraire (que l’on peut observer autant dans les cultures vikings qu’au Népal, cela dit).

Les personnages de l’univers du roman possèdent un « nom public » et un « nom privé ». Cette question du nom est importante, puisque le nom public renvoie à la réputation d’un personnage, à sa profession ou à son bon exercice de celle-ci, tandis que le nom privé renvoie à l’intime et aux secrets de l’individu. Cette dualité dans les noms peut rapprocher le roman de Christian Léourier de Terremer d’Ursula le Guin, cycle au sein duquel connaître le « vrai nom » des personnes et des forces naturelles permet d’exercer un contrôle sur elles (oui, un jour, je vous parlerai de cet immense cycle qu’est Terremer, promis). Le respect de l’intimité du nom privé est perçu comme primordial dans le monde de La Lyre et le glaive et la « privauté » en public apparaît comme un profond manque de respect, de même que demander le nom privé de quelqu’un qu’on vient à peine de rencontrer. On observe également que certains noms publics sont porteurs d’une forme d’humour vis-à-vis de certains personnages, puisque certains juges auxquels Kelt se confronte se nomment par exemple « Hache Assoifée » ou « Chevalet Écarlate », ce qui donne une idée de la manière dont ils rendent justice.

L’une des grandes thématiques du roman est le pouvoir des mots, parce qu’un message ne renvoie par exemple pas le même message s’il est écrit dans une certaine graphie, ce qu’on observe lorsqu’un seigneur, Skilf, prend pour une déclaration de guerre un message qui emploie « l’écriture pandee, aux lettres aussi serrées qu’anguleuses », considérées comme des « griffes prêtes à bondir au visage du lecteur », ce qui traduit l’hostilité du rédacteur à son égard. Le pouvoir des mots, mais aussi celui du récit s’observe aussi et notamment à travers le personnage de Kelt.

Kelt, le diseur de mots, est le personnage principal du roman. Il est capable de percevoir et d’énoncer la « Vérité », ce qui le rend apte à percevoir le surnaturel, mais également d’altérer la réalité par ses seules paroles. On pourrait croire que ce pouvoir possède beaucoup d’avantages, mais la Vérité possède surtout des contraintes. En effet, Kelt ne peut pas cacher la Vérité, parce qu’il ne peut « rien changer à ce qui est ou ce qui a été », ce qui a pour conséquence qu’il ne peut pas mentir, parce que ses paroles pourraient altérer la réalité. Kelt est également très peu affecté par le temps, à cause de sa visite de la mystérieuse et mythique forêt d’Urksogar, au sein de laquelle le temps s’écoule différemment du reste du monde. À travers Kelt, Christian Léourier traite du pouvoir des mots, mais également de la puissance du récit, mais également aux conséquences de ceux-ci, puisque le personnage doit prendre garde à chacune de ses paroles à cause des conséquences que celles-ci pourraient avoir sur le monde, puisque les créatures qu’il évoque dans ses récits peuvent notamment prendre forme s’il les décrit trop précisément. Kelt apparaît donc comme un personnage plutôt complexe, motivé par le fait de retrouver Urksogar et l’une de ses habitantes, Æsa (je ne peux pas vous en dire plus là-dessus). Le pouvoir du personnage apparaît donc plus comme une contrainte que comme une réelle capacité qu’il maîtrise totalement, par opposition aux mages des temps anciens évoqués par le récit. Kelt serait donc une sorte de mage contraint par son propre pouvoir.

On peut donc observer une opposition entre les temps mythiques précédent le récit, et le temps de la diégèse, puisque la magie semble s’être affaiblie entre les deux époques. Cette opposition s’observe également dans le progrès technologique, avec la construction du nouveau « Storbir », un pont construit avec des moyens et des techniques industriels, mais également l’introduction d’armes à feu et de bombes, qui sont placées du côté de la faction du Dieu Unique. Le monde dépeint par Christian Léourier est donc en phase de modernisation et oppose un ordre ancien, incarné par les polythéistes ne disposant pas ou peu de technologie, à l’image du seigneur Skilf Oluf’ar du Solkstrand, et un ordre nouveau, incarné par des monothéistes possédant une technologie plus avancée, avec le seigneur Slegur du Heldmark.

Cette opposition entre deux ordres s’incarne dans la thématique de la religion, puisque les tenants du Dieu Unique doivent lutter contre la croyance en 16 777 216 dieux (je ne plaisante pas). Cet affrontement entre le polythéisme et le monothéisme peut témoigner d’une fracture entre une croyance en des temps mythiques qui ont vu les « Cinq Preux », des héros légendaires, affronter des monstres tels que le dragon « Visindramadur » ou le loup bicéphale « Synklærnar », et la réalité de la diégèse, qui met très peu de monstres ou de héros en scène. Le thème de la religion est ainsi très présent, avec le culte de l’Unique qui s’instaure par la force, la terreur, et la conquête d’autres territoires, mais aussi à travers les débats entre Hòggni et Kelt, durant lesquels les personnages confrontent leurs visions des dieux et de la religion, et lors desquels Kelt prétend ne croire en aucun dieu, ce qui amène Hòggni à déclarer « Si l’homme n’est pas le jouet des dieux dont les raisons lui échappent, il faut qu’il ait le cœur bien sombre pour infliger à ses semblables ce qu’il leur fait subir », ce qui montre l’importance de la religion dans l’univers du roman, mais également celle de sa remise en question. Ces thématiques peuvent rappeler Le Chant mortel du soleil de Franck Ferric, mais là où Franck Ferric met en scène une armée d’athées qui cherchent à détruire qui luttent contre des dieux qui faiblissent, Christian Léourier met en scène une transition entre deux époques qui conçoivent la religion et la divinité différemment, tout en conservant le motif des conflits territoriaux, avec des batailles brutales et des conséquences sanglantes (attention, il ne s’agit pas d’un jugement de valeur sur l’une ou l’autre œuvre, c’est simplement que leurs thématiques se rapprochent). Le passage d’une époque à une autre de l’Histoire du monde de La Lyre et le glaive peut aussi s’observer dans la volonté, voire l’obsession de certains personnages d’être retenus par la mémoire collective, notamment chez les seigneurs (ou « hartl ») Skilf, Slegur, l’architecte Godròn, ou le connétable Vradh.

Diseur de mots met en scène plusieurs peuples humanoïdes qui se détachent tous d’une certaine manière de l’Humanité standard. On a par exemple les Enfants des Étoiles, ou Helgi, qui sont des nomades doués pour travailler le métal dont fait partie Varka, qui croisera la route de Kelt et voyagera avec lui, les Ouri, qui descendent supposément des géants, minent du charbon et possèdent des dents pointues, ou encore les Horsto, qui sont appelés les « hommes-sangliers ». Hòggni appartient à ce peuple. L’auteur explique que chacun de ces peuples descend d’une divinité différente, ce qui justifie leur différence avec les humains standard, et permet de développer la cosmogonie de son univers.

Le roman de Christian Léourier est tout sauf manichéen, et dépeint des personnages qui ne sont pas des héros. Ainsi, la plupart d’entre eux sont très humains et apparaissent tiraillés entre leurs ambitions et la nécessité de survivre aux conflits dans lesquels ils s’impliquent, volontairement ou non, dans le cas des hartls, ou aux voyages qu’ils entreprennent, dans ceux de Kelt et ses compagnons. Sans rentrer dans les détails, vous verrez que beaucoup de personnages cachent leur jeu et nouent des alliances qui se font et se défont au gré des opportunités, des déconvenues et des retournements de situation, à l’image du soldat en disgrâce Kottür ou de l’épouse de Skilf, qui cherchent à se servir des ambitions des hartls qu’ils côtoient. Les personnages du roman apparaissent dans toutes leurs contradictions, leurs problématiques, leurs ambitions, et aucun d’entre eux n’est innocent, ou complètement héroïque par opposition aux temps auxquels les personnages se réfèrent, qui sont perçus comme des figures totalement héroïques

Les relations entre Kelt et ses compagnons sont plutôt intéressantes. Par exemple, le duo qu’il forme avec Hòggni peut rappeler ceux que peuvent former des personnages de Sword and Sorcery (je pense notamment à Fafhrd et au Souricier Gris de Fritz Leiber), puisque l’un est un guerrier disposant d’une grande force physique, et l’autre est considéré comme un mage porteur de grands pouvoirs. Les dialogues des deux personnages interrogent leurs croyances (Hòggni explique par exemple à Kelt qu’il lui est venu en aide non pas parce qu’il croit en le dieu de la justice, mais parce qu’il croit en la justice elle-même) et leurs cultures respectives, et ne manquent parfois pas de truculence ou d’humour ! Les deux personnages seront rejoints au cours de leur voyage par Varka, une Helgi amoureuse de Kelt et liée à lui, mais aussi par Oddi, le fils de Skilf, qui s’avère être un moine érudit qui étudie le monde. J’ai beaucoup apprécié les relations entre Kelt, Hòggni et Varka, dont les routes se séparent et se rejoignent de manière saisissante (je ne peux pas vous en dire plus) !

Je terminerai sur la construction du récit et le style de l’auteur. Diseur de mot alterne le temps de la diégèse avec des flashbacks, mais aussi de nombreux changements de point de vue, qui permettent de saisir tous les enjeux du récit, et de comprendre les motivations et les pensées de la plupart des personnages, dans toute leur intériorité. Les incursions dans les points de vue respectifs des différents interlocuteurs ou acteurs d’une même scène montre également comment les personnages se perçoivent les uns les autres. Le narrateur du roman joue également avec certains événements à venir dans le récit en les dévoilant de manière nébuleuse au lecteur, ce qui installe parfois de l’ironie dramatique et des attentes chez le lecteur, qui sait que certains événements vont se produire sans forcément en connaître les conséquences. J’ajouterai aussi que Christian Léourier déploie un vocabulaire propre à son récit, ce qui accentue l’exotisme et l’aspect dépaysant de celui-ci !

Le mot de la fin

Diseur de mots a pour moi été une très bonne découverte. Le roman de Christian Léourier est doté d’un univers vaste et fouillé, inspiré des cultures scandinaves et bouddhistes, au sein duquel un ordre ancien, symbolisé par une culture polythéiste, se trouve aux prises avec un ordre nouveau, incarné par une culture monothéiste, celle de l’Unique.

Ces deux ordres opposés possèdent également des niveaux d’avancée technologique différents, puisque les partisans de l’Unique disposent d’armes à feu, contrairement à leurs opposants.

Les personnages du roman sont également très bien campés, à l’image de Kelt, le diseur de mots, qui se trouve être un personnage complexe, contraint à dire la Vérité à cause de son pouvoir, capable d’altérer la réalité, et projeté dans une quête aux côtés de compagnons bien campés afin de servir des buts qui s’inscrivent dans des conflits à grande échelle, mais aussi pour accomplir leurs quêtes personnelles respectives !

J’attends la suite avec impatience. J’ai lu le second tome du diptyque, Danseuse de corde, et je vous le recommande également.

Vous pourrez également consulter les chroniques de Just A Word, Rose, Lorkhan, Timelapse, Laird Fumble, Célindanaé

19 commentaires sur “Diseur de mots, de Christian Léourier

      1. Oh oui, j’ai peut-être trop zappé l’aspect « culte monothéiste en devenir », mais la dynamique des personnages m’a plu, au risque d’être un peu déçu quand une grosse bataille nous fait un peu oublier la perso principal et ses deux acolytes. Hâte tout de même de lire la suite, car pour en avoir parlé avec l’auteur à Saint-Malo, la transition est alléchante… 🙂

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