Interview d’Alex Nikolavitch

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, j’ai l’immense plaisir de te présenter une interview d’Alex Nikolavitch, auteur et traducteur de BD, et romancier ! Son actualité est très chargée, puisqu’il a participé à la traduction de Je suis Providence, la biographie d’H. P. Lovecraft par S. T. Joshi, publié le roman Trois Coracles cinglaient vers le couchant chez les Moutons Électriques, et scénarisé la BD Deux Frères à Hollywood qui traite des Frères Disney, aux éditions 21g.

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Je remercie chaleureusement Alex Nikolavitch d’avoir répondu à mes questions de manière aussi détaillée, intéressante, et drôle (oui oui), et sur ce, je lui laisse la parole !

 

Interview d’Alex Nikolavitch

 

Marc : Peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne te connaîtraient pas ?

Alex Nikolavitch :     Euh… Donc, Alex Nikolavitch, vacciné mais pas toutes ses dents, ni tous ses cheveux, d’ailleurs, depuis le temps, érudit aléatoire et polygraphe compulsif. Ah, et j’ai commis quelques bouquins, traductions et autres encombrements de bibliothèques (rires). Ah, d’ailleurs, je suis le genre de mauvais plaisant qui rajoute des trucs du genre « (rires) » dans une interview réalisée par mail, c’est dire si mon cas est désespéré.

Plus sérieusement, je viens de sortir un roman, Trois Coracles cinglaient vers le couchant, explorant certains pans méconnus de la légende arthurienne, et une BD, Deux frères à Hollywood, qui revient sur les frasques et coups de génie d’un certain Walt Disney, qui a eu sa petite notoriété dans le domaine des cultures de masse.

 

Marc : Tu es traducteur de comics (Spawn, Top10, The Old Guard…), de littérature (Je Suis Providence de S. T. Joshi, les récits des Autres mondes de Clark Ashton Smith…) scénariste de BD (Celui qui écrivait dans les ténèbres, Deux frères à Hollywood, Tengu-Dô, L’Escouade des Ombres…) et romancier (Eschâton, L’île de Peter, Trois Coracles cinglaient vers le couchant). Est-ce que ton activité de traducteur a influencé la manière dont tu écris tes scénarios et tes récits ?

Alex Nikolavitch :     Alors, traduire, c’est quand même mettre les mains dans le cambouis du texte, donc c’est l’occasion de l’analyser. Alors oui, forcément, on apprend plein de trucs en traduisant. La traduction BD est d’ailleurs une bonne école du dialogue. L’encombrement du texte, plus important en français qu’en anglais, oblige à apprendre une forme d’efficacité et de concision.

 

Marc : Dans des articles de ton blog, tu as traité de la question des sources, médiévales ou non, des Trois coracles, en citant notamment des chroniques saxonnes, avec L’Historia Brittonum, Bède le Vénérable, Saint Brendan, ou encore La Ballade Maël Duin par exemple. Comment se démarquer de ce type de sources lorsqu’on place son récit dans une période historique précise ? Est-ce que cela a représenté un défi pour toi ? Comment t’es venue l’idée d’écrire un roman sur Uther ?

Alex Nikolavitch :     Je le dis toujours, le romancier a sur l’historien le privilège exorbitant de pouvoir trafiquer et sélectionner ses sources. Donc je picore, je distors, je choisis que ce qui m’intéresse et va dans le sens de ce que je veux raconter. C’est un processus parfaitement malhonnête, mais la création est toujours une forme de tricherie avec le réel, alors j’assume parfaitement ces bidouilles. J’épluche ces sources et je note ce qui me fait tilter, vibrer, ce dont je trouve que ça ira bien dans mon décor. Parfois, je travaille de mémoire : Maël Duin, je ne l’ai pas relu, mais j’avais gardé en mémoire cette histoire de décalage dans le temps…

 

Marc :  Est-ce que jouer avec un matériau et des personnages historiques ou légendaires, comme Ambrosius ou Uther Pendragon, présente des différences avec le fait de créer un monde de toutes pièces, comme tu as pu le faire dans Eschatôn ou L’île de Peter par exemple ?

Alex Nikolavitch :     Avec Eschatôn, oui, avec L’île de Peter, non, puisque l’île en question est celle de Peter Pan, donc un lieu bordé, avec sa géographie et son histoire, que je suis venu piller pour y projeter mes propres obsessions. La création pure d’un univers est une liberté. Du coup, je m’ingénie à la contraindre, à me mettre des barrières qui guideront le récit. Alors que dans un univers préexistant, les données disponibles me donnent plein d’éléments bruts. Les cartes de la Bretagne romaine, par exemple, m’ont permis de situer de façon précise des événements qui sinon auraient été génériques. Mais savoir à quoi ressemblait le Thanet à l’époque (une île à la pointe du Kent, qui s’est depuis soudée au reste de la Grande Bretagne quand les chenaux ont été comblés) me permet de décrire des scènes et même d’imaginer plus précisément les plans de bataille de mes héros.

 

Marc :  Comment s’est déroulée la rédaction de Trois Coracles ? As-tu des anecdotes à partager ? Est-ce que la rédaction de ce roman était différente de celles de tes précédents romans ?

Alex Nikolavitch : En trois étapes. D’abord l’idée, eue dans un bus alors que je lisais une préface de texte arthurien, et qu’un coup de ralentisseur m’a fait sauter quelques lignes, collisionnant des notions qui n’avaient rien à voir : Uther d’un côté, un poème gallois de l’autre, racontant une expédition maritime vers l’île des fées. Ce que j’avais compris à l’époque, c’est qu’un texte ancien racontait une expédition d’Uther vers l’Ouest. Ça m’a mis en transe. Je me suis dit « mais pourquoi personne m’a jamais raconté ça ? » (et pour cause), j’ai rangé le bouquin, sorti le calepin que j’ai toujours en poche, et commencé à griffonner les idées qui venaient. En une demi-heure, j’avais à peu près le plan du bouquin (notamment la structure alternée). Ensuite, il a fallu réunir la documentation (c’est alors que je me suis aperçu du gag, du fait que le poème que je croyais adapter n’avait jamais existé) (et je me suis dit « mon histoire est bien alors je m’en fous »).

Puis la rédaction proprement dite, sur un à peu près un an, et enfin plusieurs mois de réécritures, corrections, remaniements.

La principale différence était liée à la structure, justement. Ces époques qui se répondaient, ça a demandé des ajustements particuliers, une certaine vigilance au rythme.

 

Marc : Selon toi, en quoi l’écriture de romans ou de nouvelles se distingue de l’écriture de BD ?

Alex Nikolavitch : Y a deux choses. Déjà, l’écriture BD n’est pas descriptive. Dans un scénario, je vais dire « un château fort » et le dessinateur se débrouille, et si je veux un château fort précis, ou un détail particulier, je le mentionne ou j’envoie de la doc, une photo ou une image. En roman, pour faire croire à mon château fort, je dois le décrire. Pas forcément visuellement (ça peut passer par l’odeur, par le bruit, etc), mais je dois lui donner une existence, dans forcément tartiner une énorme description (je ne suis pas Flaubert, je ne saurais pas le faire).

L’autre point, c’est que le roman donne bien plus accès à l’intériorité des personnages, quand la BD a quelque chose de comportementaliste. Les personnages s’y définissent beaucoup plus par leurs actes et leurs paroles (à moins de recourir à l’écriture en voix-off, qui a vite fait d’alourdir le récit si on n’y prend pas garde).

Il y a aussi le format. Un roman, on a une limite haute et une limite basse en termes de volume de texte, qui dépend par exemple des collections de l’éditeur, mais dans cette fourchette on est assez libre. Alors qu’en BD, on a souvent des formats imposés (taille de page, qui conditionne le nombre de cases par page) et nombre de page de l’album, et il faut parfois se débrouiller avec.

 

Marc : Eschaton mêle space-opera et éléments que l’on peut qualifier de lovecraftiens, L’île de Peter joue avec les codes des contes et les confronte au contemporain, et Trois Coracles cinglaient vers le couchant prend appui sur le mythe arthurien pour évoquer le destin de certains personnages. Est-ce que tu te qualifierais d’écrivain qui mélange les genres ?

Alex Nikolavitch : J’adore mélanger des trucs. Faire des mix improbables. Et changer de genres d’une fois sur l’autre. Je n’aime pas m’enfermer dans des cases (c’est ballot, pour un auteur de BD) (rires) (oui, pardon, désolé). Je trouve que ces collisions d’univers et de styles sont porteuses de sens, qu’elles génèrent des espèces de bandes d’interférences dont émergent des motifs intéressants.

 

Marc : Cynddylan, le mystérieux barde qui accompagne et guide Uther, possède des pouvoirs et une nature (que je ne dévoilerai pas) surnaturels, ce qui peut faire penser à Merlin, d’une certaine façon. Tu avais dit lors d’une table ronde que tu t’étais mis au défi de ne pas faire figurer Merlin dans ton récit. Est-ce que le personnage de Cynddylan constitue une réponse à ce défi ?

Alex Nikolavitch :     Dès que mes sources m’ont montré qu’une tradition considérait Uther comme le créateur de son sort d’illusion, Merlin n’avait plus grand intérêt dans le récit. Mais si j’avais un Uther initié, il me fallait un initiateur quand même. Mon barde noir (dont le nom est emprunté à un vrai barde, d’ailleurs, mais qui a vécu deux siècles plus tard) était plus fluide que Merlin, je pouvais jouer un peu plus avec son destin, sa nature, ses secrets. Et quelques symboles qui me tiennent à cœur.

 

Marc : Pourquoi avoir choisi d’appeler Calibourne l’épée d’Uther, qui deviendra plus tard celle d’Arthur ? Est-ce que le choix d’une variante de l’appellation de l’épée permet de distinguer l’épée du père de celle du fils ?

Alex Nikolavitch : Pure coquetterie de ma part, j’écris beaucoup « à l’oreille », en travaillant la sonorité des choses et des noms. Surtout, pour moi, le vocable « Excalibur » sent l’anglais. C’est pour la même raison que mon Vortigern, s’appelle Gordiern, j’ai voulu revenir à des formes moins marquées par les graphies anglo-saxonnes, qui dans mon récit, s’apparenteraient au langage de l’ennemi. Seule concession, Uther lui-même, qu’en toute logique j’aurais dû appeler Ythir.

 

Marc : Trois Coracles cinglaient vers le couchant met en scène un personnage Picte, Brude, tandis que les autres personnages sont des Bretons, qui sont des peuples sur lesquels on dispose d’assez peu d’informations. Comment parler de ces peuples qui semblent assez méconnus de l’Histoire ?

Alex Nikolavitch : Les infos sur les Pictes existent. Elles sont peu abondantes, mais pas inexistantes pour autant. La coutume matriarcale que je cite dans le roman, où on noue des alliances en mettant les filles nobles dans les lits des voyageurs dont on veut s’attirer la loyauté (les bâtards nés de ces rencontres étant élevés comme des princes) est documentée, par exemple. Après, sur les Bretons du bas-Empire, on a de la doc aussi.

 

Marc :  Uther a d’ailleurs des liens très forts avec son épée, qui lui permet de s’illustrer dans la bataille et de fédérer les peuples qu’il défend. Pourquoi avoir choisi de dépeindre cette relation de cette manière ? Est-ce qu’on peut voir dans la force que donne parfois la Calibourne à Uther un clin d’œil à Stormbringer, l’épée d’Elric, le personnage de Michael Moorcock ?

Alex Nikolavitch :     Ça se voit tant que ça, que je relis de temps en temps cet auteur ? Je plaide coupable, bien sûr.

 

Marc : Trois coracles cinglaient vers le couchant a été publié peu de temps après l’Uter Pandragon de Thomas Spok, qui traite également du personnage d’Uther, et Opération Jabberwock de Nicolas Texier, qui parle entre autres du folklore arthurien dans un cadre uchronique situé au 20ème siècle. D’après toi, pourquoi le mythe arthurien est-il toujours présent aujourd’hui ? Pourquoi continue-t-il d’inspirer les auteurs ?

Alex Nikolavitch : C’est un mythe d’une immense plasticité, comme tout mythe qui se respecte. Il se prête à toutes les interprétations, toutes les réinventions. Et à côté de ça, il touche à quelque chose d’universel. A des nostalgies profondes, des attentes, des rêveries que nous partageons tous. On peut projeter bien des choses dessus.

 

Marc : Tu as scénarisé une BD sur H. P. Lovecraft et participé à la traduction de Je suis Providence, la biographie de référence sur l’auteur de L’Appel de Cthulhu. Est-ce qu’à ton sens, Lovecraft et ses récits sont devenus des mythes au même titre que la Matière de Bretagne, ou est-ce qu’ils en ont le potentiel ?

Alex Nikolavitch :     Pour moi, Lovecraft est un des grands créateurs de mythes et de motifs mythiques du 20e siècle (avec Tolkien, Kirby et Lucas). Des choses qui ont complètement colonisé et forgé nos imaginaires collectifs. Est-ce que ça se propagera sur des siècles ? Comment savoir ? Mais n’oublions pas qu’au 16e siècle, le mythe arthurien était quasi oublié, et n’a ressurgi que plus tard. Ça me fascine, ces grands créateurs de formes. C’est pour ça que j’ai travaillé sur Disney aussi, d’ailleurs, même si lui, ce ne sont pas tellement des mythes qu’il nous a présentées, mais une iconographie, ce qui est encore plus direct, plus puissant.

 

Marc :  As-tu eu ton mot à dire sur les couvertures de tes romans, qui sont réalisées par Melchior Ascaride ?

Alex Nikolavitch : J’aurais sans doute le droit de m’en mêler, mais j’aime tellement son travail que je n’ai rien à dire, en fait. Je suis tellement content qu’il embellisse à ce point mes bouquins…

 

Marc :  Quels conseils aurais-tu pour les jeunes auteurs ?

Alex Nikolavitch : N’écoutez pas les conseils de vieux cons dans mon genre, ou alors éventuellement sur le plan technique. Et sinon, essayez des trucs, jouez avec les codes, faites vivre le machin. Par contre, trouvez quelqu’un de confiance pour vous relire, quelqu’un qui saura vous dire ce qui est bien et ce qui ne fonctionne pas du tout. Il faut toujours retravailler sa première version, ne jamais se contenter d’un premier jet, si bon soit-il.

Ah, et sinon, ayez toujours un carnet sur vous, ou de quoi noter, en tout cas. Les Trois Coracles n’auraient jamais vu le jour si je n’avais pas eu d’ustensile de ce genre dans ma poche.

 

Marc :  Peux-tu nous en dire sur tes prochains projets de romans et/ou de BD ?

Alex Nikolavitch : En BD, un truc sur le programme spatial soviétique (encore un truc méga iconisé, tiens). En roman, un machin bien bizarre, au confluent de plusieurs genre encore une fois, entre Steinbeck et la magie indienne.

 

Marc : Quelles sont tes prochaines dates de dédicace ?

Alex Nikolavitch : Demain et après-demain. Et après je me calme jusqu’à la Rentrée parce que c’est pas possible, je tiens plus debout.

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