Les Furtifs, d’Alain Damasio

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler de l’un des romans les plus attendus dans le paysage de l’imaginaire français, j’ai nommé

Les Furtifs, d’Alain Damasio

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Introduction

Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions la Volte, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Alain Damasio est un auteur de science-fiction français né en 1969. Ses deux premiers romans, La Zone du dehors, originellement publié en 1999 puis réédité dans une nouvelle version chez la Volte en 2007 et La Horde du contrevent, paru en 2004, ont été acclamés par le public comme par la critique. L’auteur a également publié plusieurs nouvelles, dont Serf-Made-Man ? ou la créativité discutable de Nolan Peskine, parue dans l’anthologie Demain le travail (2017), qui a remporté le Grand Prix de l’Imaginaire en 2018.

Son troisième roman, Les Furtifs, paru en Avril 2019 chez la Volte, était très attendu par les lecteurs d’Alain Damasio.

En voici la quatrième de couverture :

« Ils sont là, parmi nous, jamais où tu regardes, à circuler dans les angles morts de nos quotidiens. On les appelle les furtifs. Une légende ? Un fantasme ? Plutôt l’inverse : des êtres de chair et de sons, aux facultés inouïes de métamorphoses, qui nous ouvrent la possibilité précieuse, à nous autres humains, de renouer avec le vivant. En nous et hors de nous, sous toutes ses formes et de toutes nos forces.

Dans nos villes privatisées et sentientes, où rien ne se perd, ils restent les seuls à ne pas laisser de traces. Nous, les citoyens-clients, la bague au doigt, couvés par nos Intelligences Amies, nous tissons la soie de nos cocons numériques en travaillant à désigner un produit de très grande consommation : être soi. Dans ce capitalisme insidieux, à la misanthropie molle – féroce pour ceux qui s’en défient -, l’aliénation n’a même plus à être imposée, elle est devenue un « self-serf service ». Et tu penses y échapper ?

Autour de la quête épique d’un père qui cherche sa fille disparue, Alain Damasio articule dans une langue incandescente émancipation politique, thriller fluide et philosophie. »

Mon analyse du roman traitera de la dystopie mise en scène par l’auteur, puis je vous parlerai des liens entre le style d’Alain Damasio et ses personnages, avant de vous parler plus en détails des furtifs et de ce qu’ils symbolisent. En revache, je ne traiterai volontairement pas de certains aspects du roman afin de ne pas vous spoiler.

L’Analyse

Dystopie, cyberpunk ?

La diégèse des Furtifs se déroule dans un futur proche, qu’on peut apparenter à une dystopie cyberpunk. En effet, la surveillance et le traçage des individus a été considérablement accrue au moyen de « bagues » qui suivent et enregistrent tous les faits et gestes de la population, tous les objets du quotidien ou presque sont connectés et diffusent de la publicité, des drones patrouillent dans les villes, et l’État se trouve en position de faiblesse face aux grandes entreprises, qui lui rachètent des villes. Par exemple, Cannes a été rachetée par la Warner, Paris par LVMH, et Orange, la ville où se situe le récit, par… Orange. Les entreprises justifient le rachat de ces villes en arguant qu’il s’agit d’une « libération ». Cette libération est toutefois à prendre au sens néolibéral du terme, c’est-à-dire que le marché et l’argent prennent le pas sur l’être humain et augmente drastiquement la fracture sociale entre les classes dominantes et les classes dominées. La fracture sociale s’illustre dans la mise en place de « forfaits », privilège, premium et standard, qui donnent aux citoyens plus ou moins d’accès aux différentes parties d’une ville, et par extension, plus ou moins de droits. Ces forfaits constituent alors une sorte de nouvelle échelle sociale qui se superpose à celle que l’on connaît. La mainmise des entreprises privées s’observe également à travers le fait qu’elles emploient des milices et font la loi, en interdisant par exemple l’enseignement dans la rue qui ne leur est pas affilié, appelé « proferrance ».

L’aspect dystopique et cyberpunk des Furtifs s’observe ainsi dans la puissance des corporations, mais également dans la manière dont la technologie aliène la population, à travers les bagues et la surveillance, mais aussi avec des systèmes de notation des individus, lorsqu’ils se rendent dans un bar par exemple. L’aliénation de l’être humain par la technologie et le libéralisme se constate également avec les « vendiants », qui sont des mendiants contraints à tenter de faire de la publicité aux passants pour qu’ils leur achètent des produits, ou le fait que des parents peuvent donner le nom d’une marque à leur enfant pour toucher des royalties. Enfin, la société du roman fait usage de la « réalité ultime », aussi appelée « réul », une sorte de réalité virtuelle en constante superposition au réel, dans laquelle un individu et même un enfant peut être constamment immergé et s’en satisfaire. Et c’est justement cette satisfaction liée à la technologie qui aliène les individus du roman, parce qu’ils s’exploitent eux-mêmes de manière complètement consentie et avec plaisir, sans remarquer les dommages qu’ils s’infligent.

Cependant, malgré ce climat dystopique, Alain Damasio met un fort accent sur les cultures alternatives, avec les mouvements de révolte antilibéraux et d’autogestion, ou le « Nut », une sorte de Dark Web utilisé par des hackers et des citoyens qui ne veulent pas être tracés. Les mouvements de révolte que l’auteur décrit sont placés sur des îles, ou dans les villes, au sein desquelles des communautés libres composées de personnes anticapitalistes, d’immigrés, de personnes qui n’ont pas de bagues de contrôle, pas de toit…. Ces communautés et leurs lieux de vie sont explorés par Lorca, qui les connaît de longue date, en compagnie des chasseurs de furtifs. À travers le regard des personnages, le lecteur découvre ce que ces communautés mettent en place pour échapper aux méthodes de contrôle des corporations et de l’État, avec notamment des stratégies de coopération. Le contact des chasseurs avec ces communautés va leur faire prendre conscience des problèmes politiques du monde dans lequel ils vivent, et la manière dont les furtifs s’y ancrent pleinement. Ce contact permet aussi d’observer les failles du néolibéralisme, puisque lorsque la répression coûte trop cher financièrement ou en termes d’image de marque pour une entreprise ou pour l’État, elle cesse ou s’atténue, ce qui crée des failles pour les militants qui cherchent à lutter contre leur emprise. Le lecteur observe ainsi la manière dont ces militants réinvestissent l’espace urbain pour en faire un espace de liberté, à l’image de la « Céleste », un groupe de militants qui investissent les toits d’immeubles et qui les relient ensemble par des circuits de parkour et de parapentes.

Ainsi, Les Furtifs montre la technologie comme un moyen d’oppression, mais aussi comme un moyen de lutte. En effet, la multitude d’objets connectés dans les villes permet de tracer leurs habitants mais également de leur diffuser de la publicité en quasi-permanence, ce qui témoigne de l’impact de la société libérale sur le monde, qu’on peut également observer dans l’emploi des réalités ultimes. Cependant, certains personnages du roman, qui se révoltent contre l’ordre établi, utilisent la technologie pour lutter contre le système dans lequel ils vivent, à l’image de Zilch, un hacker capable de donner des accès privilèges ou de créer des machines destructrices de drones, Toni Tout Fou, un grapheur qui utilise de la peinture bactériologique ou radioactive pour transformer ses tags en armes, ou encore Naïme, personne non-binaire qui s’est greffé une prothèse à la place de la main pour pouvoir taguer plus efficacement. Le roman dépeint la façon dont la technologie peut être utilisée pour tracer des individus, mais également la manière dont elle peut permettre de brouiller les pistes, et met également l’accent sur la fabrication de matériel libre ou open source, c’est-à-dire non soumis à un droit à la propriété afin qu’il soit diffusé le plus largement possible.

Les Furtifs montre donc une société dystopique, profondément marquée par le libéralisme et la technologie, mais dans laquelle l’espoir subsiste quelque peu, à l’image de celle que dépeint Jacques Martel dans La Voie Verne ou Li-Cam dans les récits de Cyberland, et contrairement à BonheurTM de Jean Baret, dans lequel la population est totalement aliénée par le néo-libéralisme et la technologie, sans aucune issue possible. La mise en scène des cultures alternatives opposées à un ordre dominant peut également rappeler le roman Toxoplasma de Sabrina Calvo.

Style de l’auteur et caractérisation des personnages

Le roman est à points de vue multiples. On suit Lorca Varèse, un sociologue quarantenaire devenu chasseur de furtifs au Récif (Recherches et Études, Chasses et Investigations Furtives) afin de retrouver sa fille, Tishka, disparue deux ans avant le début du récit. Lorca a rejoint le Récif parce qu’il suppose que sa fille est partie avec un furtif, contrairement à son ex-femme, Sahar, proferrante, qui refuse de croire à leur existence, pense que sa fille est morte et que Lorca est fou. Le lecteur suivra également d’autres membres du Récif, avec la meute des « Têtes Chercheuses », composée de Saskia, la meilleure traqueuse phonique de Furtifs, c’est-à-dire qu’elle repère les furtifs aux sons qu’ils produisent, qui est également éthologue (elle étudie le comportement des espèces animales), Nèr, un traqueur optique qui utilise énormément de technologies de traçage pour chasser les furtifs et Aguëro, l’ouvreur et le chef des Têtes Chercheuses. L’auteur nous donne également le point de vue de Toni Tout Fou, un grapheur passionné par les furtifs.

Comme dans le cas de La Horde du contrevent, cette narration à points de vue multiples se signale par des marqueurs typographiques à chaque changement de personnage narrateur (des points pour Lorca, des slashs pour Nèr…). Le style de l’auteur s’adapte complètement à l’idiolecte (la manière de parler) de ses personnages, avec beaucoup de marqueurs d’oralité, de vocabulaire argotique, de verlan, de mots étrangers, et une reproduction de leur processus de réflexion et de perception. On retrouve également des néologismes qui servent à caractériser la technologie employée dans son univers, avec les « intechtes », qui sont des insectes biomécaniques, par exemple.

Le style de l’auteur et la manière dont il caractérise ses personnages les rend extrêmement touchants. Ils sont marqués par leur sensibilité et leur volonté d’à la fois comprendre les furtifs, d’abord parce qu’ils sont motivés par les chasses, puis par les enjeux politiques qui se construisent autour de leur espèce, et de retrouver Tishka et de savoir ce qui lui est arrivé. Ces deux motivations, les furtifs et Tishka, finiront par se rejoindre dans le récit. Les personnages du roman sont rendus très tangibles par l’auteur, qui mobilise leurs tourments, leurs obsessions et leur parler, à travers leurs relations et leurs dialogues. À ce titre, Lorca et Sahar sont particulièrement profonds dans leurs rapports respectifs à leur fille perdue.

Les Furtifs

Les créatures donnant son titre au roman, les furtifs, sont dépeintes comme une espèce capable d’échapper à la surveillance humaine, pourtant omniprésente, capables de se fondre dans l’environnement et de se transformer grâce aux animaux, aux végétaux et aux minéraux afin de s’y adapter. Cependant, dès qu’un être humain voit un furtif, celui-ci se fige instantanément, ce qui empêche toute recherche ou compréhension de l’espèce. Les furtifs s’opposent ainsi aux chasseurs du Récifs, qui les traquent pour le compte de l’armée dans le but de les comprendre et de les étudier, à l’aide d’un arsenal technologique de surveillance audio et vidéo, avec des robots à forme animale, les « intechtes » et les « mécanidés » utilisés par Nèr, ainsi que des capteurs sonores que Saskia contrôle par la pensée et de techniques leur permettant de les repérer, en marchant d’une certaine façon, par exemple. De par leurs capacités à se transformer et à se cacher, les furtifs apparaissent comme des symboles des marges d’une société surveillée et connectée, qui n’est plus censée en avoir, dépeinte par Alain Damasio, ce que l’on peut surtout voir dans le fait qu’ils sont traqués par des représentants du pouvoir de l’État, à savoir les chasseurs, et adulés par des personnes contestataires, à l’instar de Toni Tout Fou par exemple.

Les chasses de furtifs, malgré le degré de technologie qu’elles déploient, montrent que certaines créatures peuvent rester insaisissables et incompréhensibles pour l’être humain lorsqu’il se place dans un rapport de domination avec elles. Cette impasse s’observe dans la manière dont certains personnages du récit tentent d’établir le contact avec les furtifs, grâce au son et au langage, qui entre alors en opposition avec la manière dont l’armée les perçoit, c’est-à-dire comme une source d’expérimentation potentielle pour en faire des armes ou des instruments de pouvoir. On a donc une rupture entre l’appréhension naturelle, mystique et humaine des furtifs, qu’on observe avec la manière dont Saskia communique avec eux, la cellule Cryphe, une communauté de lettrés et de linguistes qui cherchent à comprendre leur langage et leur écriture constituée de « céliglyphes », et la manière dont la société les perçoit, comme une potentielle menace ou ressource exploitable. Les furtifs se trouvent donc liés aux révoltés et aux militants, et finissent par devenir un débat et combat politique dans le récit, lorsqu’on découvre qu’ils forment une espèce intelligente dotée d’un langage. Les chasseurs du Récifs, tout comme Lorca et Sahar, se retrouveront alors pris entre deux feux, avec l’armée qui veut s’approprier les furtifs, et les groupes qui cherchent à les comprendre et cohabiter avec eux pacifiquement. La question de l’espèce des furtifs finit par prendre des proportions pleinement politiques, parce que leur mort signifie la fin des marges de la société, ce qui implique de les défendre pour les personnages. Le roman pose alors la question du rapport entre les deux espèces, les humains et les furtifs, et de la place de l’Humanité dans le règne du vivant, avec des passerelles possibles par l’hybridation plus ou moins directe, mais aussi par le dialogue et le changement des modes de vie, pour passer d’un libéralisme effréné à une société plus propre et plus saine. Les furtifs, tels qu’ils sont dépeints et perçus dans le roman, deviennent alors à la fois une espèce animale autre que l’Homme doit apprendre à apprivoiser et avec laquelle il doit cohabiter, mais également le symbole qu’une fuite hors du système est possible.

Le mot de la fin

Les Furtifs dépeint une société dystopique, marquée par le libéralisme et la technologie, qu’on peut donc rapprocher du genre du cyberpunk, notamment à cause de l’impact des grandes entreprises comme LVMH ou Orange sur les villes, qu’elles ont rachetées. Cependant, l’espoir et la liberté subsistent néanmoins grâce aux multiples actions militantes dépeintes par l’auteur, et également grâce au symbole que constituent les furtifs, mystérieuses créatures métamorphes qui échappent au regard.

Les furtifs sont traqués par le Récif, un organisme de l’armée chargé de les étudier pour les comprendre. Au sein du Récit évolue Lorca, un père convaincu que sa fille Tishka, disparue depuis plusieurs années, s’est évanouie dans la nature et vit parmi les furtifs, alors que son ex-femme, Sahar, est convaincue qu’elle est morte.

Alain Damasio parvient à mêler la quête personnelle d’un couple pour retrouver son enfant à des combats et des questions politiques et sociétales plus larges, qui interrogent le rapport de l’être humain à son environnement.

Vous pouvez également consulter les chroniques de Boudicca, Just a Word, Kellen, Anouchka, Jean-Marc Laherrère, Blackwolf

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