L’Alchimie de la Pierre, d’Ekaterina Sedia

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te présenter un roman de Gaslamp Fantasy narré par une automate consciente.

 

L’Alchimie de la pierre, d’Ekaterina Sedia

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Introduction

 

Ekaterina Sedia, nom de plume d’Ekaterina Holland, est une autrice de Fantasy russe qui écrit en anglais, née en 1970. Elle est également universitaire dans le domaine de l’écologie végétale. Elle tient

L’Alchimie de la pierre, dont je vais vous parler vous aujourd’hui, a été publié en 2008 aux États-Unis, et a été traduit en français par Pierre-Paul Durastanti pour les éditions du Bélial en 2017, avec une couverture et des illustrations intérieures de Nicolas Fructus.

Voici la quatrième de couverture du roman :

« Soit une ville immense, sombre et secrète, fondée par un peuple minéral plus secret encore — les gargouilles. De mémoire d’homme, les guildes rivales des Alchimistes et des Mécaniciens s’y livrent une lutte d’influence acharnée. Or les Mécaniciens semblent enfin en passe de l’emporter, prêts à imposer sur la cité un ordre nouveau, brutal.
Automate douée de conscience, unique en son genre, Mattie est la création d’un Mécanicien ambigu. Bien qu’émancipée, elle peine à se libérer de l’emprise de son ancien maître, une ombre qui ne l’a pas empêchée, malgré tout, d’embrasser la carrière d’alchimiste. Les gargouilles l’ont chargée d’une mission cruciale : trouver un remède au mal qui les frappe, une inexorable pétrification. Mission que compliquent des événements tragiques : des attentats frappent la ville, tandis que dans ses entrailles couvent les ferments de la révolution… »

Je m’intéresserai d’abord à la question générique du roman, puis à la narration, aux personnages et aux thématiques abordées par l’autrice.

 

L’Analyse

 

Gaslamp-Fantasy, les rapports magie-technologie

 

L’Alchimie de la pierre prend place dans un monde alternatif à l’échelle d’une « ville » qui n’est pas nommée par le récit. Cette ville a été créée dans un lointain passé par des gargouilles, qui sont des créatures capables de manipuler la pierre.

Dans cette ville, outre les gargouilles, on trouve des créatures surnaturelles telles que des lézards à six pattes qui servent de bêtes de trait, le Fumeur d’âmes, un homme dont le corps contient des centaines d’âmes, qu’il a recueillies ou absorbées, ou encore des homoncules, créés grâce à l’alchimie du sang. Cette ville apparaît comme un monde en crise, puisque les gargouilles, créatrices et gardiennes de l’ordre de la ville, se changent peu à peu en pierre et sont de moins en moins nombreuses, mais également parce que l’aristocratie perd du pouvoir au profit d’une des deux factions qui s’opposent. À cette situation s’ajoutent des révoltes populaires et ouvrières qui grondent contre le pouvoir en place.

La ville est supposément dirigée par le « Duc », un noble épaulé par d’autres aristocrates, mais elle est de facto gouvernée par un Parlement, au sein duquel se trouvent deux factions qui s’opposent.

D’une part, on a les Mécaniciens, qui sont des inventeurs utilisant la technologie pour fabriquer des machines plus ou moins complexes, tels que des chars à moteur, un ordinateur appelé « le Calculateur », et surtout des automates, qui sont des humanoïdes mécaniques composés de métal, de bois et d’engrenages. Les Mécaniciens apparaissent donc comme les tenants de la technologie, et à travers elle, du capitalisme industriel qui vise à remplacer les hommes par des machines dans les travaux agricoles pour les envoyer dans des mines. Ils se placent donc comme le remplacement de l’aristocratie par un autre système de domination, celui de l’industrialisation.

D’autre part, on a les Alchimistes, des magiciens fabriquant des potions et décoctions aux pouvoirs surnaturels pouvant guérir des blessures, permettre à quelqu’un de contrôler un individu, des parfums envoûtants, à partir de plantes ou d’animaux. Les Alchimistes se situent donc du côté de la Nature et de la magie, et cherchent à s’opposer aux Mécaniciens qui cherchent à contrôler la ville et à l’industrialiser complètement, quitte à réduire les hommes et les machines en esclavage.

Le roman d’Ekaterina Sedia dépeint donc une opposition très claire entre technologie et magie, puisqu’elle est rendue littérale dans l’opposition des deux factions, les Mécaniciens et les Alchimistes, qui se battent pour le contrôle de la ville. L’opposition entre les Mécaniciens et les Alchimistes se matérialise dans une lutte qui concerne toute la ville, mais également à l’échelle des conflits particuliers, entre Mattie et son maître Loharri par exemple (je reviendrai sur la relation entre les deux personnages plus bas).

On peut voir que si les Alchimistes, à travers le personnage de Mattie, tentent de venir en aide aux gens et aux gargouilles, les Mécaniciens s’en moquent et disposent de serviteurs, qu’ils soient humains ou mécaniques, avec leurs automates faits de métal, de bois et d’engrenages, ce qui les place dans une position d’antagonistes qui cherchent à mettre en place une société où la totalité du peuple est opprimé et broyé par l’industrialisation.

Pour montrer la menace que représentent les Mécaniciens, l’autrice les place en position de domination, puisque l’influence des Alchimistes est montrée comme déclinante, à travers le fait que ce soient les Mécaniciens qui transforment le plus la ville, à travers la construction d’un ordinateur rétrofuturiste, et la création de nouveaux moyens de transports, par exemple, tandis que les Alchimistes restent passifs.

Le monde dans lequel se situe le roman s’apparente ainsi à un monde alternatif de Fantasy, avec la magie et les créatures surnaturelles que l’on peut y trouver. Cependant, la présence d’éléments rétrofuturistes, tels que les automates et les machines, peut évoquer le genre du steampunk.

Ce mélange entre steampunk et Fantasy, ainsi que l’opposition entre technologie et magie, peuvent ancrer le roman dans le genre de la Gaslamp Fantasy, un sous-genre encore émergeant actuellement, mais qui marque une évolution de la Fantasy vers des mondes plus marqués par la présence de technologie, par opposition aux périodes médiévales souvent explorées dans les romans de Fantasy.

 

Narration, thématiques et personnages

 

L’Alchimie de la pierre nous fait suivre Mattie, une automate Alchimiste douée de raison et supposément émancipée par Loharri, son maître Mécanicien et créateur. Supposément seulement, parce qu’elle se trouve en réalité totalement aliénée par Loharri, qui la domine et l’exploite, parce qu’il détient la clé de son cœur. En effet, Mattie a besoin d’être remontée périodiquement pour disposer de toutes ses facultés physiques et mentales.

Mattie apparaît donc comme un personnage qui ne détient littéralement pas sa vie en main, à la fois en tant qu’automate douée de raison, parce qu’elle reste rattachée à son créateur et ne peut pas se rebeller véritablement, mais également et surtout (et cela vient avec son statut d’automate) en tant que femme, qui dépend littéralement d’un homme pour assurer sa survie.

L’aliénation de Mattie par Loharri passe également par des tortures physiques et psychiques, puisque l’autrice raconte que le Mécanicien punissait sa création en lui arrachant les yeux pour la laisser aveugle pendant plusieurs jours, en modifiant son corps contre son gré sans la prévenir, et en allant même jusqu’à implanter dans son cerveau des consignes la faisant tomber malade si elle refuse de le voir, ce qui peut tout à fait être perçu comme une métaphore de viol.

La relation de Mattie et de Loharri est donc complètement toxique et aliénante pour l’automate, qui apparaît à la fois comme un symbole des oppressions vécues par les femmes de notre réalité, et celles des machines de la fiction, qui sont également aliénées par leurs créateurs qui les considèrent comme des esclaves. En effet, la plupart des autres automates ne sont pas doués de raison, mais restent tout de même opprimés par leurs maîtres, qui leur donnent juste assez d’intelligence pour les servir, tenir une conversation, mais pas pour réfléchir par eux-mêmes, ce qui fait qu’ils sont condamnés à rester au service de leurs maîtres, sans pouvoir s’émanciper. Les automates sont donc soumis parce qu’ils sont programmés pour l’être. Ils ne peuvent donc pas se rebeller, contrairement à la population exploitée par les Mécaniciens et le Duc qui va se révolter contre les Mécaniciens pour obtenir de meilleures conditions de vie.

Mattie apparaît donc comme un personnage aliéné et marqué par sa mécanicité, mais malgré cela, elle va être choisie par les gargouilles, qui cherchent à empêcher leur pétrification grâce à l’alchimie.

Mattie va donc se trouver au cœur de la crise dans la ville, parce qu’elle fait office de passerelle, puisqu’elle est Alchimiste, alors qu’elle est elle-même la création d’un Mécanicien. La quête de liberté de Mattie va alors se coupler aux différentes crises qui assaillent la ville. Les crises de pouvoir avec les révoltes populaires qui grondent, celles qui sont liées au racisme de la population qui ciblent les « Orientaux » et les accusent de perpétrer des attentats, ainsi que le mépris des humains envers les automates qui sont exploités par les humains et qui n’en sont pas conscients, contrairement à Mattie.

Toutes ces crises vont amener Mattie à croiser différents personnages, notamment Niobé, une alchimiste Orientale qui pratique l’alchimie du sang, qui lui permet de fabriquer des homoncules, Iolanda, une amante de Loharri qui fait partie des rebelles à l’autorité des Mécaniciens et du duc, Sébastien, ancien Mécanicien qui est le fils de Béresta, une Alchimiste morte, que les gargouilles avaient chargée d’empêcher leur pétrification, et le Fumeur d’âmes, appelé Ilmarekh, avec lequel elle va se lier d’amitié.

Tous ces personnages vont être marqués par l’une ou l’autre de ces crises, Niobé et Sébastien sont victimes de racisme, ils font partie avec Iolanda de la résistance, le Fumeur d’âmes est employé par le pouvoir en place et par les rebelles… et vont être liés à Mattie, dans sa quête de liberté et dans sa tentative de sauver les gargouilles. Sébastien va même donner lieu à une scène de sexe entre Mattie et lui (oui oui). Cette scène s’avère être d’une grande beauté parce qu’elle traite de l’acceptation de la différence, en montrant que le personnage de Mattie, malgré sa mécanicité, n’est pas différente des autres êtres humains, et qu’elle peut ressentir des émotions et du plaisir.

Ekaterina Sedia développe ainsi des thématiques ouvertement féministes dans L’Alchimie de la pierre en montrant la relation toxique entre Mattie et Loharri, dont l’automate tente de s’émanciper afin de pleinement et littéralement avoir les clés de sa vie en main. On peut observer que le personnage de Loharri, cynique et manipulateur, prêt aux pires extrémités pour garder Mattie sous son contrôle, est une combinaison des figures du père qui exerce une influence néfaste sur ses enfants, puisqu’il est le créateur de la femme automate, et du mari jaloux à l’extrême.

L’autrice montre également les liens entre la domination de la société par l’aristocratie, à laquelle succède une société industrielle, dominée par ceux qui détiennent les machines, c’est-à-dire les Mécaniciens, en montrant la dépossession progressive des ouvriers qui travaillent dans les champs, puis dans les mines. Cette dépossession est accentuée par le fait que la croissance de certains enfants est modifiée pour qu’ils puissent mieux travailler dans les mines, puisque la croissance de leur corps est empêchée par le fait qu’ils soient enfermés dans des cages, mais pas celle de leurs bras, qui s’allongent pour leur permettre de miner plus facilement.

Je terminerai cette chronique en soulevant un point intéressant de la narration de L’Alchimie de la pierre. La majeure partie de la narration est assurée du point de vue de Mattie, à la troisième personne et au passé, mais parfois, on possède le point de vue des gargouilles, qui parlent à la première du pluriel et au présent. Ce choix de narration est intéressant, parce que l’autrice choisit des personnages a priori non-humains pour porter le récit, mais qui sont marqués par leur désir de s’humaniser, puisque les gargouilles souhaitent devenir des « êtres de chair », tandis que Mattie veut vivre en tant que femme libre. Le roman est donc narré par des personnages tenants à la fois du mécanique et du surnaturel qui cherchent à s’humaniser.

 

Le mot de la fin

 

Ekaterina Sedia ancre L’Alchimie de la pierre dans le genre de la Gaslamp Fantasy en combinant des éléments surnaturels de Fantasy, tels que des homoncules, des magiciens et des gargouilles et des éléments de steampunk, avec des automates rétrofuturistes.

Ce mélange de Fantasy et de steampunk permet à l’autrice de dépeindre les crises à l’œuvre dans une société marquée par un conflit entre magie et technologie, à travers l’opposition entre les Mécaniciens et les Alchimistes, mais aussi l’aliénation des femmes, qu’on observe à travers la relation toxique dans laquelle est enfermée Mattie, automate consciente, par son créateur, Loharri, et des forces de travail, qu’elles soient humaines ou mécaniques.

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