Interview de Melchior Ascaride

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, j’ai l’immense plaisir de te proposer une interview de Melchior Ascaride, graphiste et directeur artistique des Moutons Électriques at auteur de Tout au milieu du monde et de Ce qui vient la nuit !

Je vous rappelle que vous pouvez retrouver toutes les autres interviews en suivant ce tag, mais aussi dans la catégorie « Interview » dans le menu du blog.

Je remercie chaleureusement Melchior Ascaride pour ses réponses très détaillées, et sur ce, je lui laisse la parole !

 

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Interview de Melchior Ascaride

Marc : Peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne te connaîtraient pas ?

Melchior Ascaride : Bien sûr. Je suis donc Melchior Ascaride, graphiste freelance, directeur artistique des éditions Les Moutons Électriques et co-dirigeant des Saisons de l’étrange. Tout le reste n’est que littérature.

 

Marc : Est-ce que tu as toujours voulu devenir graphiste ? Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire ce métier ?

Melchior Ascaride : Presque toujours. Enfant je voulais être archéologue. Je crois que ça m’est passé quand on m’a dit que c’était très dur de le devenir. Alors vers mes treize ans, j’ai réfléchi. Qu’est-ce qui pouvait m’intéresser suffisamment pour en faire un métier ? J’aimais (et j’aime toujours, d’ailleurs) le cinéma, mais peut-être pas au point d’en faire mon boulot. Super-héros, j’avais beau m’inonder de produits radioactifs et me faire mordre par toutes les bestioles qui passaient, rien à faire, pas l’ombre de la queue d’un pouvoir. Et je me suis rendu à l’évidence : la seule chose à m’intéresser assez pour imaginer en faire une profession, c’est dessiner. J’ai appris qu’il y avait un métier appelé « illustrateur », pour moi c’était réglé, ce serait ça ou rien. Et dans la même période, j’ai plongé tête la première dans la collection Pocket Terreur. A l’époque, des monstres, du sang et du sexe… J’étais comblé. D’autant plus que j’adorais les couvertures de ces romans (enfin, j’aimais celles de Pierre-Olivier Templier, qui en a réalisé un très grand nombre). Il y avait une patte Pocket Terreur, et ça faisait vibrer en moi quelque chose. C’est là, sans avoir les mots à l’époque, que j’ai commencé à aimer l’idée d’identité visuelle. Et que j’ai décidé qu’un jour, je ferai des couvertures de livres.

 

Marc : As-tu suivi une formation artistique en école ? Quel est ton parcours ?

Melchior Ascaride : Mon parcours est passablement classique : un bac L option Arts Plastiques où j’ai pas glandé grand-chose à part jouer avec la développeuse photo du lycée. Puis trois ans en fac d’Arts Plastiques pour avoir une Licence et découvrir que l’Art Moderne et moi, on va devoir s’expliquer. Et ensuite j’ai fait l’ECV Provence où j’ai suivi une formation de graphiste en bataillant parce que je faisais partie des 3-4 geeks de la classe, et que cette culture-là (qui transpirait fatalement sur mon travail) n’était pas très bien vue par mes profs.

 

Marc : Quel est ton rapport avec les genres de l’imaginaire ? Est-ce que tu as toujours voulu travailler en contact avec eux ? Quel a été ton premier contact avec l’imaginaire ? Comment envisages-tu le rapport entre le graphisme et l’imaginaire ?

Melchior Ascaride : L’imaginaire, je baigne dedans depuis que je suis tout petit. J’ai eu la chance d’avoir des parents non seulement bienveillants vis-à-vis de l’imaginaire, mais également amateurs. Ils ne m’ont jamais empêché de lire King ou Lovecraft. Ou Strange, Tales from the crypt… Mon premier contact, franchement je ne m’en souviens plus. La légende dit que mon premier film au cinéma était Willow. Mais que comme la salle était comblée, je n’ai pas pu le voir et que j’en ai pleuré toutes les larmes de mon corps.

L’imaginaire m’a véritablement sculpté. De mes lectures d’ado, à la découverte du jeu de rôle en passant par les innombrables nuits blanches à jouer aux jeux vidéo… Oui, j’ai été forgé à la culture populaire des années 90. Donc travailler en dehors de ces univers… Je l’aurais fait si je n’avais pas eu le choix, évidemment. Mais ça aurait fait comme pour Willow.

Comment est-ce que j’envisage le rapport entre le graphisme et l’imaginaire ? Bonne question. L’imaginaire et l’image, je ne vais pas vous insulter en vous apprenant que les mots partagent une racine commune. Et qu’aussi loin que l’on remonte, oserai-je le « de tous temps », c’est l’imaginaire qui a été illustré. Yep les copains, L’Odyssée, La Bible, Le Ramayana… Tout ça, même combat, c’est de la fantasy. Ce sont deux médias qui se nourrissent l’un l’autre parce que le genre est très visuel en lui-même. Et comme le genre a évolué, sa représentation a évolué. L’illustration et le graphisme évoluent. Et cela fait partie de mon travail que de rester aux aguets sur l’évolution de l’un comme de l’autre.

Dans mon approche, j’essaie de participer, à mon modeste niveau, à cette évolution. Car elle est cruciale, l’idée n’est pas juste de faire de jolies choses. Les acteurs de l’imaginaire, de l’auteur au blogueur en passant par l’éditeur et le graphiste, doivent faire face, en France, à un mépris caractérisé du genre. Pour l’élite autoproclamée de ce qu’est la littérature, nous on fait des trucs d’adolescents attardés. Et on illustre ça par-dessus le marché.

Alors il y a quelque chose qu’il faut reconnaître, c’est qu’on se traîne encore comme un boulet une certaine imagerie. De mauvais goût, sexiste, viriliste, mysogine… Oui messieurs Royo et Vallejo, c’est entre autres à vous que je pense. Et ces images-là collent comme des chewing-gums parce que l’explosion de l’imaginaire aux yeux du grand public, tant dans la littérature que le jeu de rôle (pour ne citer que quelques médias) étaient nimbés de ce type d’images. Et comme l’on se souvient plus facilement des mauvaises impressions que des bonnes, beaucoup de gens pensent encore qu’on ne fait que de la littérature pour ados vierges (ce n’est pas juste une façon de parler hein, la sexualité de notre milieu intrigue beaucoup, notamment par son absence fantasmée), avec des gars à gros biscotos et des femmes dont les seins défient les lois de la physique. Et il reste un public pour cette imagerie-là.

Et c’est à nous, « artistes picturaux », que revient la tâche colossale de montrer à ces gens, dont l’urine doit être glaciale et empester le vinaigre, que l’imaginaire à évolué et son imagerie avec lui. Que le genre, comme ses acteurs, est adulte et sait se placer dans l’air du temps. Et que lorsqu’on propose à ces « adolescents attardés » du sang neuf, de nouvelles approches, ils savent être intelligents et accueillir ce changement avec bienveillance. Et donc se montrer plus malins que ceux qui ne jurent que par la couverture blanche.

Mais du coup je réponds à la question là ? Ou je me suis juste emporté dans un monologue ? Faut m’arrêter si je digresse hein !

 

Marc : Comment s’est déroulé ton premier contact avec Les Moutons Électriques, la maison d’édition avec laquelle tu travailles ? Est-ce que c’est eux qui t’ont sollicité ?

Melchior Ascaride : Eh bien non, c’est moi qui suis allé à leur rencontre. En janvier 2013, je venais de m’installer à Paris, je n’avais quasiment aucun contact professionnel sur place et il fallait que je m’en fasse. Avec l’approche du Salon du Livre, je me suis dit « Bon allez, je me fais un book et je vais démarcher. » C’est donc ce que j’ai fait, et au bout d’une petite heure, j’ai décidé de partir parce que niveau angoisse, le Salon du Livre ça se pose là. Mais je ne voulais pas partir sans avoir parlé aux Moutons. Ils m’ont reçu sur leur stand, j’ai discuté un moment avec Julien Bétan, André-François Ruaud s’est joint à la conversation. Puis ils ont gardé mon book, on s’est serré la pince et je suis rentré. Et en avril ou mai suivant, au terme d’une journée absolument nulle, j’avais dans ma boîte mail un courrier (que j’ai toujours) d’André-François, intitulé « seconde prise de contact ». Ils me proposaient de travailler sur les intégrales de Roland C. Wagner. Là j’ai fait ma danse secrète, que je n’exécute que lorsque j’ai une proposition professionnelle vraiment chouette ou que je terrasse un magicien ennemi, et depuis, on travaille ensemble, toujours plus étroitement.

 

Marc : Comment se déroule la réalisation des couvertures des ouvrages dont tu te charges ? Est-ce que tu dois suivre une ligne directrice ou une charte graphique particulière, ou est-ce qu’on te donne carte blanche ?

Melchior Ascaride : J’ai vraiment eu de la chance avec les Moutons, ils m’ont laissé carte blanche tout de suite et au fil de notre collaboration, on a énormément discuté, échangé, réfléchi, brainstormé, et j’arrive au terme de mes synonymes, sur notre identité visuelle. Avec Mérédith et André-François, nous nous rejoignons sur notre vision du livre, du livre dans son ensemble et donc sur son aspect graphique, donc nous fonctionnons dans une relation de travail en confiance. Il arrive, pour certains ouvrages, qu’on me donne une ligne directrice, mais c’est rare. Et franchement, c’est pas déplaisant parfois, ça ajoute une contrainte intéressante.

 

Marc : Lors de la réalisation des couvertures et des illustrations, es-tu en contact avec les auteurs ? Te font-ils des suggestions ?

Melchior Ascaride : Tout dépend. En général, non. Mais si j’ai des questions quant à la pertinence de certains éléments que j’ai moi retenu, je les leur pose. Que je ne fasse pas n’importe quoi, surtout dans le cas de séries. J’ai peut-être gardé dans un coin un élément qui moi m’intéresse mais est tout à fait trivial, donc il est bon de savoir si je fais fausse route ou si j’ai vu juste.

Ils ne me font pas de suggestions non. J’aime à penser qu’ils me font suffisamment confiance pour ne pas faire n’importe quoi. Dans la réalisation d’un livre (en tant qu’objet), on travaille tous dans la même direction.

 

Marc : Comment procèdes-tu pour la création d’une couverture ? Est-ce que tu suis une méthode de travail particulière ?

Melchior Ascaride : Si j’avais une méthode, ben je serais vachement plus efficace ! Il y a une étape importante, c’est la lecture du roman. Pour en saisir l’atmosphère, les inspirations, repérer des éléments qui peuvent devenir graphiques et habiller les couvertures. Une fois le roman lu… Je commence à jouer. Je monte mes couvertures comme des Lego. Je change les éléments de place, de couleur, d’orientation, de taille… J’essaie d’explorer le plus de possibilités possibles. Et puis des fois je me plante, et ça donne un résultat vachement mieux que ce que j’avais en tête. La couverture de Pierre-Fendre de Brice Tarvel est née comme ça. J’avais une idée globale, mais un calque mal placé dans Photoshop et l’atmosphère générale est devenue toute autre. Et bien meilleure. Lorsque j’estime avoir exploré tout ce que j’avais à explorer, j’envoie aux Moutons mon paquet de pistes et on discute de celle que l’on retient.

 

Marc : Quelle est l’illustration ou le projet dont tu es le plus fier ?

Melchior Ascaride : Le projet c’est indubitablement Tout au milieu du monde. Je suis très fier de ce livre, de sa création à trois, de la maquette, de certaines pages, de mon idée d’alphabet codé… Vraiment, j’en retire une grande fierté.

Après, je ne peux pas choisir une image en particulier. Je suis fier de pas mal, et parfois même d’images non retenues et que vous n’avez peut-être jamais vues. Par exemple, si vous avez reçu le petit livret des couvertures alternatives des Moutons, il y a une image dans un style graffiti du dieu Anubis dans une pose west coast. C’était une proposition pour Sombres cités souterraines, qui évidemment ne pouvait être conservée, mais j’aime l’idée.

Sans faire de crise de cheville qui enflent, j’aime quand j’arrive encore à me surprendre. Quand je regarde une image de loin et que je me dis « OK là je suis content de moi ». Soyez content de votre travail quand il est bon, n’en ayez jamais honte. Vous avez le droit de cartonner et d’en être fier.

 

Marc : Comment est-ce que tu définirais ton style graphique ?

Melchior Ascaride : Vache la colle ! Je l’avais pas vue venir celle-ci. Honnêtement je ne sais pas. Un mélange de minimalisme et de flat design très inspiré par les affichistes des années 30 ?

 

Marc : Comment s’est déroulée ta collaboration avec Julien Bétan et Mathieu Rivero sur Tout au milieu du monde, puis Ce qui vient la nuit ? Comment vous est-venue l’idée de ces deux romans graphiques ? Comment l’idée même de travailler ensemble vous est venue ?

Melchior Ascaride : Avec Julien et Mathieu on se connaît bien, on est copains et on partage les mêmes univers. Et on parlait, à moitié en l’air, de bosser ensemble un jour.

Puis en 2016, après le prix Imaginales d’illustration, on a commencé à en discuter plus sérieusement Julien et moi. Lui me disait « C’est dommage, y a pas de livre avec ton nom en première de couve » et là est revenu sur le tapis l’idée de collaborer. On a ébauché quelque chose de très sommaire, à savoir de la fantasy préhistorique lovecraftienne. Puis quelques jours plus tard, André-François Ruaud, sur le ton de la blague, me dit « Bon, quand est-ce quetu nous fais un livre illustré ? ». On s’est regardés avec Julien avec un sourire de conspirateur, et il a répondu « Puisque tu en parles… » Et ça avait commencé. Et très vite, Mathieu, que Julien avait dirigé dans ses romans, nous a rejoint le plus naturellement du monde.

Une fois l’idée de base validée par tous, on a longuement discuté, sur les deux romans, de l’histoire, des thématiques que l’on voulait aborder, de ce que l’on voulait voir ou ne pas voir (par exemple c’est moi qui ai demandé à ce qu’il y ai un sanglier), des blagues que l’on mettait ou pas… Bref, on a vraiment discuté de tout pour qu’ensuite, chacun ai les coudées franches pour faire ce qui lui plaisait.

 

Marc : Dans les deux romans, tes illustrations permettent de montrer les événements textuels de la narration, mais parfois, ils la poursuivent à la place du texte. Est-ce que cette narration qui combine écriture romanesque et graphisme a été difficile à mettre en place ? Aviez-vous convenu d’un plan divisé en parties textuelles et graphiques, par exemple ? Comment s’est déroulée votre collaboration ? As-tu des anecdotes sur la création de l’un ou l’autre de ces romans ?

Melchior Ascaride : Non, ça s’est fait très naturellement. On a beaucoup discuté en amont, de ce que l’on voulait faire. A savoir pas un livre illustré avec texte et image en regard, mais un roman le plus OVNIesque possible. En dynamitant la maquette du livre, en utilisant du texte comme image et inversement. Et comme on a été tous les trois d’accord sur quasiment tout, le reste a coulé de source. Bon je dis ça, on dirait que ça a été facile à faire mais c’était un sacré morceau. D’autant plus que la rédaction a été faite de manière à laisser de la place à l’image. Je crois que le plus dur a été de se refréner sur les vannes que l’on voulait mettre. Mais il y en a une que l’on a été obligés de conserver dans Tout au milieu du monde. Je vous dit pas où elle est, elle se mérite.

 

Marc : Pourquoi avoir choisi la bichromie pour les deux projets ?

Melchior Ascaride : Pour donner à ces romans (et aux suivants, puisqu’il s’agit désormais d’une collection des Moutons) une identité forte.

Et parce que la quadrichromie c’était trop cher.

 

Marc : Dans Tout au milieu du monde, tes illustrations s’inspirent de l’art pariétal. Est-ce que tu as fait des recherches ou visité des expositions sur ce domaine artistique pour ensuite travailler sur le roman ? Pourquoi avoir choisi de situer le récit dans une époque préhistorique ?

Melchior Ascaride : Je n’ai pas visité de musées spécifiquement pour ce travail. Mais j’en ai déjà visité un paquet, de même que des grottes. Par contre oui, j’ai fait un énorme travail de recherches sur l’art pariétal du monde entier pour essayer d’arriver, autant que possible, à une synthèse. Le roman n’est pas placé géographiquement, on voulait qu’il puisse se dérouler partout donc j’ai emprunté aux peintures rupestres européennes, africaines, australiennes, américaines…

On a choisi une époque préhistorique (ou protohistorique) parce que c’est assez peu traité dans ce milieu. Alors que c’est un vivier de possibilités fantastiques ; les humains connaissent mal le monde, le surnaturel les côtoie chaque jour et est bien présent, des animaux fabuleux existent … La préhistoire c’est une terre promise de l’imaginaire, parce que la réalité historique est méconnue et que les traces qui nous restent permettent à l’imagination de chevaucher à bride abattue.

 

Marc : Dans Ce qui vient la nuit, sans trop rentrer dans les détails, tu mets en scène dans tes illustrations un monstre à forme humaine qui s’inspire de légendes bretonnes, mais aussi de créatures à tentacules. Pourquoi avoir choisi le folklore breton ? Est-ce que cette créature à tentacules est un clin d’œil à un certain H. P. L. ?

Melchior Ascaride : On a choisi cette histoire en particulier, celle du Lai de Bisclaveret de Marie de France, pour deux raisons : c’est un texte écrit par une femme, et d’autre part, pour un récit médiéval, il a la particularité de ne pas présenter le loup-garou comme un monstre, mais comme une victime du sort. Et puis ça relève d’une démarche plus globale également, utiliser, pour employer un néologisme bien bourrin, la « matière de France ». Puiser dans notre folklore, notre histoire, plutôt que chiper celles du Japon ou que sais-je. Nous avons en France une quantité de légendes, de monstres, d’êtres ou, plus simplement, d’événements historiques qu’ils est dommage de ne pas exploiter. J’adore lire du Roland C. Wagner parce que nombre de ses histoires se déroulent littéralement derrière chez moi. Et j’adore qu’on me dépayse avec ce que je connais déjà.

La forme du loup-garou peut évoquer H.P.L., mais ce n’est pas du tout ma volonté première. Mes deux inspirations pour son design sont la Chose du film de John Carpenter, et Venom et Carnage de chez Marvel. Je voulais essayer d’apporter un coup de neuf à la figure du lycanthrope et en faire plus une chose qu’un vrai homme-loup. En faire un parasite, qui s’empare de vous, de votre identité mais qui n’est clairement pas de ce monde. C’est raccord avec la dualité omniprésente dans le roman, l’humain et la Chose ne peuvent s’entendre, parce qu’ils ne sont pas de la même réalité.

 

Marc : Ce qui vient la nuit traite aussi de personnages féminins émancipés, par l’art, la voie des armes et la gestion d’un territoire. Pourquoi avoir choisi de dépeindre ces personnages ?  Pourquoi vous êtes-vous intéressés à la figure de Marie de France ?

Melchior Ascaride Marie de France est importante dans la littérature car elle est considérée comme la première femme de lettres française. C’est-à-dire, la première dont le nom a perduré. Pour une femme du XIIème siècle, ce n’est pas rien. Et tout cela a amené nos interrogations sur les personnages féminins. Notre récit se passe en plein Moyen-âge, ce qui implique qu’il y a des réalités sociales que l’on ne peut nier. Une société extrêmement patriarcale. Mais ce n’est pas pour cela que les femmes ne rêvent pas d’émancipation. Et mieux, y arrivent ! Le roman est basé sur la dualité : paganisme contre christianisme, réalité/fiction, dieux/humains… et fatalement hommes/femmes. Et ce sont ces dernières qui, peu ou prou, s’en sortent le mieux.

 

Marc : Le roman montre également le traumatisme engendré par les croisades sur Jildas, qui revient de la deuxième croisade, par opposition à l’image héroïque qu’en ont ceux qui n’y sont pas allés. Pourquoi avoir choisi de montrer ces conséquences sur le chevalier ?

Melchior Ascaride : Comme nous aimons bien mélanger les genres, on a mixé un récit de chevalerie avec ce que l’on peut retrouver dans certains films de guerre. La guerre, ce n’est pas héroïque, et si l’on y survit, ça laisse des traces indélébiles dans la psyché des soldats. Regardez le documentaire Vietnam (qui est passé cet été sur Arte) pour voir les marques (psychiques) laissées aux soldats vietnamiens et étatsuniens. Et les croisades ont été tellement violentes, tellement barbares (surtout la deuxième, que l’on traite et qui a été un fiasco) que les preux chevaliers de retours de bataille sont, je pense, obligatoirement revenus complètement ravagés mentalement. Comme le traitement des rapports hommes/femmes, traiter le syndrome post-traumatique, autant que possible vu le format et nos connaissances, apporte une touche de réalisme qui nous importe énormément.

 

Marc : Est-ce que tu as prévu d’autres romans graphiques ?

Melchior Ascaride : Tout à fait. Je travaille en ce moment sur la version graphique de Désolation de Jean-Philippe Jaworski (une nouvelle issue du recueil Le sentiment du fer). Et ensuite, j’aimerais bien me coller à la tâche d’en faire un en solo, voir si j’en suis capable.

 

Marc : Dans les deux romans, tes illustrations jouent aussi avec l’objet livresque et le texte en lui-même, avec des personnages qui escaladent les paragraphes, ou des figurations des lectures pas forcément catholiques de certains protagonistes. Pourquoi ce jeu entre texte et image ? Pourquoi est-ce que tu apprécies cette interaction ?

Melchior Ascaride : J’aime cela parce que ça rend le livre grossier pour les gardiens du Sacro-saint Temple Du Livre A Couverture Blanche ; ça le rend ludique, interactif. C’est pas un gros mot, c’est pas sale. Cela permet à mon sens d’impliquer la lectrice ou le lecteur. Et également, cela permet d’employer des mécaniques narratives issues d’autres médias. Retranscrire des procédés cinématographiques ou vidéoludiques dans une œuvre littéraire, je trouve ça génial. C’est à mon sens une façon de montrer que les acteurs de l’imaginaire réfléchissent jusqu’au support de leur média, sont au fait des évolutions culturelles, digèrent leurs influences et les réutilisent le plus intelligemment possible. Pourquoi Matrix a autant marqué les esprits ? Parce qu’au-delà de ce que cela raconte, on est face à un film qui pioche, allègrement et intelligemment, dans l’animé, la bande-dessinée, le jeu vidéo… Et j’aime à penser que l’on peut faire la même chose avec le livre et y inclure des travellings et des cinématiques.

Et puis ça soutient le texte, ça lui apporte un complément d’information. Voire, comme dans Ce qui vient la nuit, ça le dément complètement. Ce n’est pas gratuit, ça ajoute simplement du sens. Un personnage vous raconte une histoire, mais l’image en regard vous montre la vérité. Le texte bascule en même temps que le récit ? Cela vous oblige à basculer physiquement votre livre et à vivre cet événement. C’est comme au Futuroscope, ça vous implique encore plus dans l’histoire.

C’est ringard le Futuroscope ou pas ? Je me rends plus compte.

 

Marc : Tu travailles avec les Moutons Électriques, et tu es aussi l’un des porteurs des projets des Saisons de l’Étrange. Est-ce que tu peux nous parler de ce projet et de sa structure ? Comment est-il né ?

Melchior Ascaride : Les Saisons de l’Étrange sont d’abord nées chez les Moutons (nous devons d’ailleurs le nom à Julien Bétan, rendons à César). Ce devait en être la collection, ben de l’étrange. On a commencé avec Malheur aux gagnants de Julien Heylbroeck et Et si le diable le permet de Cédric Ferrand, qui forment la « saison 0 ». Mais au fil des discussions et des réflexions sur le devenir de cette collection, Mérédith Debaque, Vivian Amalric et moi-même avons subtilisé l’idée pour en faire une entité indépendante. Même si, ne l’oublions pas, on doit dire que nous sommes « propulsés par les Moutons électriques » qui nous ont donné un coup de main gigantesque à notre lancement, notamment en nous payant de la publicité. En tant que maisons d’éditions, nous continuons d’ailleurs d’être très proches, même si désormais nous volons de nos propres ailes.

C’est donc devenu, au sein de la maison d’édition Moltinus, une collection de romans sériels. Là encore, nous avons pioché ailleurs et regardé tant du côté de Netflix que des publications de chez Marvel et DC en passant par X-Files et Amazing Stories ou Weird Tales. L’idée est de proposer des romans courts (des grosses novellas quoi), qui n’ont pour points communs que d’être du genre, du pulp, et de proposer des récits construits comme des enquêtes.

Chaque volume d’une série doit pouvoir se lire indépendamment des autres et nos autrices et auteurs ont carte blanche. C’est pour cela que vous y trouverez de la science-fiction, de l’uchronie, de l’urban fantasy, du fantastique, du merveilleux, du lovecraftien… On ne se refuse aucun genre, surtout s’il est mauvais.

Nous fonctionnons pour le moment via des souscriptions/crowdfunding (parce que s’abonner, c’est quand même chouette) ; notre structure étant toute petite, nos fonds sont minimes et l’argent ne nous sert qu’à fabriquer les livres et les envoyer, et surtout, rémunérer les autrices et auteurs.

C’est compliqué de se lancer dans l’édition, je vais pas vous faire l’état des lieux. Mais j’avoue humblement qu’à chaque fois que nos campagnes de financement atteint les 100%, je suis vraiment ému. Je me dis qu’on a tapé juste, je constate que des gens aiment ce que l’on fait et nous soutiennent… Ça me fait à chaque fois vraiment très plaisir !

 

Marc : Les Saisons de l’Étrange ont lancé il y a peu un financement participatif pour La Ligue des écrivaines extraordinaires, avec plusieurs romans d’autrices qui traitent d’écrivaines célèbres se battant contre des monstres dans une ambiance pulp. Est-ce que tu peux nous parler de ce projet ?

Melchior Ascaride : Parmi les premiers romans que l’on a publiés, il y a une réédition : La ville-vampire, que l’on a renommé Ann Radcliffe contre les vampires. C’est un roman assez incroyable. Ecrit trente ans avant Dracula, il met en scène des vampires dont le traitement reste encore inédit. Mais surtout, il raconte un pan inconnu (d’aucun dirait « imaginaire », mais à cela je répondrai « prouvez-le ») de l’autrice Ann Radcliffe, autrice britannique capitale puisqu’elle fait partie de ces femmes qui ont inventé le roman gothique ; le tout en tordant le cou au trope de la demoiselle en détresse, puisque là c’est Ann qui part sauver son jeune époux, en traversant l’Europe jusqu’à la fameuse Ville-Vampire du titre.

Mais ce roman est un stand-alone et nous fonctionnons en série. Ann Radcliffe contre les vampires ne pouvait pas être le hors-série solitaire ! Qu’à cela ne tienne, on va la lui créer sa série !

Nous avons donc imaginé une série sur le même modèle, où dans chaque roman, une autrice gothique bien réelle serait aux prises avec l’un des monstres légendaires du genre. Une sorte de Avengers, mais gothique et féminin.

Mais comme on peut faire du pulp ET réfléchir à comment faire bouger les choses et créer de petits événements militants, on a demandé à des autrices d’écrire ces romans. Nous voulions une mini-série (qui va certainement devenir une collection en soi) exclusivement féminine qui ne mette en scène que des héroïnes. Nous avons donc proposé à Cat Merry Lishi, Nelly Chadour, Elisabeth Ebory, Bénédicte Coudière et Marianne Ciaudo d’incarner cette Ligue.

Et pour pousser la cohérence de la démarche à fond, nous avons tout de suite demandé à Christine Luce, qui a écrit entre autres le très beau Les Papillons Géomètres chez les Moutons et dirigé de nombreuses anthologies telles que Bestiaire Humain et S.O.S Terre et Mer, une anthologie pleine de gens talentueux et donc tous les bénéfices sont reversés à l’association S.O.S Méditerranée et à laquelle j’ai eu la chance de participer) d’en être la directrice de collection. Christine est une érudite, aussi bien de la littérature classique que de celle de genre, de la série B et du pulp, doublée d’une excellente autrice et triplée d’une formidable directrice littéraire. Et c’est elle qui a recruté Sushina Lagouje et Laurianne Gourier, pour les romans qui raconte l’héritage de la Ligue.  L’équipe était montée, je me suis occupé de faire les couvertures parce que, je l’avoue, c’est mon péché mignon, et Mérédith et moi leur avons confiés les rennes, sachant que tout était entre de bonnes mains. Il s’agit donc d’une collection féminine et féministe, qui je l’espère se développera avec le temps. Les autrices sont pleines d’idées formidables, et il y a tellement de grandes femmes dans l’histoire à mettre sur le devant de la scène, que peut-être dans dix ans la Ligue continuera à exister.

Donc je ne vais pas vous forcer la main bien entendu, mais soutenir La Ligue des Écrivaines Extraordinaires, ce n’est pas juste vous faire plaisir avec des romans funs écrits par des autrices talentueuses, qu’elles soient novices ou confirmées. C’est avant tout soutenir un petit projet militant qui a pour but de vous faire plaisir en mettant en avant des femmes dans un univers encore parfois trop masculin. C’est sur Ulule, et c’est encore en cours (avec des prix avantageux, bien entendu).

 

Marc : Quelles sont tes prochaines dates de dédicace ?

Melchior Ascaride : Si vous voulez des miquets dans vos romans, je serai au Salon Fantastique à Paris et aux Rencontres de Sèvres en novembre. Venez, ça me fera plaisir de vous griffonner un truc et de tailler le bout de gras !a

5 commentaires sur “Interview de Melchior Ascaride

  1. Merci beaucoup pour cette interview.
    Bonnes questions et jolies réponses de Melchior, qui m’a presque donné envie de ululer pour La Ligue des écrivaines extraordinaires, ce qui était loin d’être gagné.
    (Je ne comprends toujours pas pourquoi il n’y a pas de commentaires sur tes billets Interview. Les gens ont peur que l’interviewé lise leurs coms ?)
    Donc j’en veux d’autres.

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