Je suis fille de rage, de Jean-Laurent del Socorro

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman qui traite de la guerre de Sécession.

Je suis fille de rage, de Jean-Laurent del Socorro

69706

Introduction

Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions ActuSF, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Jean-Laurent del Socorro est un auteur français né en 1977.

Je suis Fille de rage est son troisième roman, paru en Octobre 2019 aux éditions ActuSF (dans un format dont je tiens à signaler la beauté, d’ailleurs). Ses deux premiers romans, Royaume de vents et de colères et Boudicca, respectivement parus dans la même maison d’édition en 2015 et 2017, ont été ensuite repris en poche chez J’ai Lu.

Ces trois romans partagent le fait d’être situés par leur auteur dans des périodes historiques précises, à savoir les guerres de religion du 16ème siècle pour Royaumes de vents et de colères, la Grande Bretagne celte envahie par les romains pour Boudicca, et enfin, la guerre de Sécession pour Je suis fille de rage. L’auteur est en effet passionné d’Histoire et s’en sert comme matériau pour ses récits, comme il le déclare lors d’une table ronde publiée dans Fantasy et Histoire(s), « notre histoire est un terreau fascinant pour  ancrer une part de merveilleux ».

Voici la quatrième de couverture de Je suis fille de rage :

« 1861 : la guerre de Sécession commence. À la Maison Blanche, un huis clos oppose Abraham Lincoln à la Mort elle-même. Le président doit mettre un terme au conflit au plus vite, mais aussi à l’esclavage, car la Faucheuse tient le compte de chaque mort qui tombe. Militaires, affranchis, forceurs de blocus, politiciens, comédiens, poètes… Traversez cette épopée pour la liberté aux côtés de ceux qui la vivent, comme autant de portraits de cette Amérique déchirée par la guerre civile. »

Mon analyse du récit s’intéressera à la mise en scène des horreurs de la guerre et de leurs conséquences à travers la polyphonie du roman.

L’Analyse

Amérique déchirée, polyphonie, dialogue avec la Mort

Je suis fille de rage apparaît comme un récit très organisé. En effet, Jean-Laurent del Socorro met en place des éléments de paratexte pour aider la compréhension du lecteur, avec des indications sur les lieux, avec les noms des villes ou des zones dans lesquelles se déroulent les batailles, mais aussi sur quel front (la guerre s’est déroulée sur deux fronts, celui de l’Ouest et celui de l’Est), les dates, ainsi que l’alignement des personnages que l’on suit et un recensement de ceux qui appartiennent à l’Histoire. Grâce à cette liste de figures historiques, ainsi qu’à d’autres indications paratextuelles, notamment sur les lettres de militaires, l’auteur nous renseigne sur la nature fictionnelle ou historique des éléments de son récit.

Le roman est structuré en cinq parties, une par année de guerre, avec des ellipses pour retracer les dates importantes du conflit, ses batailles, leurs résultats dans l’opinion, ainsi que leurs conséquences sur le déroulement de la guerre, mais aussi les décisions politiques et militaires d’Abraham Lincoln, alors président des États-Unis, mais aussi celles de ses opposants confédérés, à commencer par John Wilkes Booth, l’assassin de Lincoln.

L’auteur traite donc de la guerre de Sécession, à travers une succession de documents qui prennent différentes formes et donnent le point de vue de nombreux personnages sur le conflit. Cela fait de Je suis fille de rage un roman hautement polyphonique et doté d’une pluralité de forme, de par le fait qu’il se construit à la fois sur des documents historiques traduits par l’auteur (lettres de militaires, extraits journaux, rapports…) et des éléments fictionnels purs avec une narration qui s’opère à la première personne et au présent, sauf dans le cas de la soldate Minuit (j’y reviendrai). Ce type de narration, mêlé aux documents historiques, renforcent l’immersion et rendent la guerre et ses horreurs véritablement tangibles.

Parallèlement à la guerre, on suit les échanges entre Abraham Lincoln et la Mort du point de vue de cette dernière, qui se présente à lui pour lui montrer les conséquences de ses actes. Jean-Laurent del Socorro donne ainsi vie à la Mort pour en faire l’observatrice et la juge du président.

Elle force son interlocuteur à affronter les conséquences de ses actes et surtout, quelle part d’horreur comporte la guerre, à travers le décompte des morts qui y sont liées, qu’elle effectue avec des traits de craie blanche sur les murs du bureau de Lincoln, qui finit intégralement blanchi. Le personnage de la Mort permet donc à l’auteur d’insister sur les conséquences funestes de Lincoln et des échecs (ou même des réussites) de ses généraux, Grant, McClellan et Sherman en tête lors de batailles qui engendrent des milliers de morts. La Mort met également Lincoln face à ses responsabilités politiques, puisqu’il fait emprisonner ses opposants et ne s’empare pas immédiatement de la question de l’abolition de l’esclavage dans les états du Sud pour tenter de maintenir une Union stable.

On observe aussi que la Mort va à la rencontre de personnes au cours de la guerre, dans des scènes qui donnent lieu à des dialogues dotés d’une ironie dramatique assez cruelle, puisque les personnages à qui elle s’adresse ne connaissent pas sa véritable nature.

La polyphonie et la pluralité de formes permet également d’observer les manœuvres politiques et médiatiques de l’Union et de la Confédération, mais aussi les erreurs que les deux factions commettent. En effet, l’auteur montre que le Nord, civils comme militaires, minimise le conflit qui s’annonce et sous-estiment leurs adversaires. On observe que le pouvoir médiatique est important, puisque les journaux influencent l’opinion publique à propos du conflit, en calomniant les militaires par exemple.  Ils dénoncent aussi la guerre et le nombre de morts qu’elle provoque, qui apparaît énorme et inédit dans l’Histoire (jusqu’aux guerres du 20ème siècle), ce qui fait que la guerre de Sécession marque véritablement les États-Unis au fer rouge, avec des batailles extrêmement meurtrières comme celle de Gettysburg, avec 7800 morts et 27000 blessés.

Je suis fille de rage met en scène un grand nombre de personnages marquants, issus du Nord comme du Sud à commencer par Caroline, fille de confédéré partie avec des esclaves dans les états du Nord pour lutter aux côtés de l’Union et qui donne son surnom au roman, son père Nathan Forrest, esclavagiste qui va commettre des exactions atroces, William Tecumseh Sherman, un officier en proie à la folie devant l’ampleur que prend la guerre, Jenny Halliburt, une capitaine de navire européenne qui vend des armes aux confédérés et qui trouve l’amour d’une très belle manière, Kate Loomis, une esclave affranchie par les unionistes, qui vont donner un foyer aux noirs, Arthur Fremantle, un observateur anglais venu voir comment « ses cousins américains jouent à la guerre », Marban, un rescapé irlandais qui assimile la guerre et l’Amérique à la mythologie nordique, ce qui aura son importance, et beaucoup d’autres.

L’un des personnages les plus marquants selon moi est Minuit, une esclave affranchie engagée dans l’armée de l’union qui s’adresse continuellement au soldat qui l’accompagne, appelé Samuel. La narration du point de vue de cette dernière s’opère donc à la deuxième personne du singulier et permet les échanges entre les deux personnages sans passer par la forme du dialogue, tout en montrant leurs deux intériorités et la manière dont ils sont rapprochés par les affres de la guerre. Le point de vue de Minuit est ainsi véritablement à part de par la forme que l’auteur lui donne, mais aussi la relation qu’il permet de traiter.

Le cas de Minuit mis à part, Jean-Laurent del Socorro donne le point de vue de ses personnages à la première personne du singulier et au présent, ce qui renforce l’aspect polyphonique du roman, comme si plusieurs destins individuels étaient racontés simultanément, dans l’un et dans l’autre camp, puisqu’il n’est pas rare qu’on ait plusieurs points de vue sur la même bataille, ce qui renforce l’aspect atroce de la guerre, puisqu’on voit qu’elle est la même pour les soldats des deux camps, qui subissent les mêmes affres.

Tous ces personnages sont transformés par la guerre, et certains d’entre eux sont amenés à se croiser, puisqu’ils se trouvent parfois sur le même front. Le lecteur a ainsi accès à toutes les intériorités des personnages du récit, grâce à la multiplicité des points de vue et des formes de narrations, par les lettres traduites de militaires qui écrivent à leur famille, et par la narration classique qui suit les autres personnages, fictifs ou non. L’auteur parvient à faire entendre au lecteur un ensemble de voix marquées par la guerre et la manière dont ils la vivent, ce qui donne selon moi une grande puissance évocatrice au roman en termes de pathos.

En effet, le point de vue interne des personnages permet de montrer directement les horreurs de la guerre chez les militaires des deux camps, mais aussi chez les esclaves et les civils. On voit également les ravages causés par le racisme et l’esclavage dans les états du sud à l’œuvre, avec les discours racistes de John Booth, et ceux de Nathan Forrest qui légitime l’esclavage. Ces discours racistes sont contrebalancés par les points de vue de personnages noirs affranchis, comme Minuit, Kate Loomis, ou encore celui de Harriet Tubman, surnommée la « Générale Tubman » ou « Moïse Noire », une grande figure historique de la guerre de Sécession qui faisait passer des esclaves dans les états de l’Union et militait pour l’abolition totale de l’esclavage.

On observe aussi que la guerre se joue sur le plan de l’idéologie et de l’endoctrinement des jeunes soldats recrutés par les deux armées qui sont inexpérimentés, et peu préparés aux réalités des combats et aux conditions de la vie militaire, ce que soulignent les descriptions des conditions d’hygiène et de ravitaillement qui s’amenuisent à mesure que le conflit s’enlise, mais aussi les récits de batailles qui n’épargnent que très peu de détails au lecteur et qui montrent ce que doivent endurer les soldats, avec le sang, la boue, les morts, les blessures, et les mauvaises décisions stratégiques de leurs officiers.

On voit aussi les illusions énormes de la population sur la guerre, du moins au début de celle-ci, notamment celles de l’Union qui est persuadée que le conflit ne durera pas et qu’elle le remportera facilement, ou des personnes extrêmement insouciantes qui viennent observer des combats, ce qui contraste énormément avec l’horreur de la guerre qu’on observe dans le vécu raconté des vraies lettres de militaires et des récits de batailles, ou dans ce que vit Abraham Lincoln, qui doit assumer toutes les morts que la guerre engendre.

Ainsi, le conflit donne lieu à des scènes extrêmement touchantes et tragiques, lors de la mort de certains personnages par exemple.

L’auteur met aussi en évidence quelques innovations technologiques de cette guerre avec les premiers navires de guerre cuirassés, les mitrailleuses Gatling, ou encore le fusil Springfield. Ces éléments technologiques témoignent de l’ancrage de la guerre de Sécession dans les guerres modernes, dans tout ce qu’elles peuvent avoir de sanglant.

Jean-Laurent del Socorro se sert ainsi de la trame historique et du surnaturel pour montrer l’aspect profondément tragique de la guerre, mais aussi celui du déchirement d’un pays, tout en traitant aussi de la question l’esclavage et de la nécessité de libérer un peuple entier.

Le mot de la fin

Je suis fille de rage est un roman historique avec une petite dose de surnaturel. Jean-Laurent del Socorro y dépeint la guerre de Sécession à travers une narration prenante par son mélange de documents historiques et de points de vue d’un grand nombre de personnages donnés à la première personne du singulier au présent, ce qui confère à l’œuvre une grande polyphonie et de l’authenticité.

L’auteur donne ainsi à voir l’intériorité de tous ses personnages, frappés et transformés par la guerre, en montrant la manière dont ils la vivent, quel que soit le camp pour lequel ils se battent ou leur position sociale. Cette multitude de points de vue et de documents permettent de montrer l’horreur de cette guerre de manière très immersive, ce qui appuie les tragédies que vivent les personnages.

Le roman traite également des décisions que doivent assumer les puissants, à travers la figure d’Abraham Lincoln, observé et jugé par la Mort elle-même, et dont le décompte des morts liées à la guerre témoigne de l’impact terrible qu’elle a sur la population américaine.

Je ne peux que vous recommander la lecture de ce roman, qui personnellement m’a beaucoup renseigné sur une guerre que je connaissais très mal !

Vous pouvez également consulter les chroniques de Tigger Lilly, Just A Word, Yuyine, Célindanaé, Elhyandra, Ombrebones, Xapur, Aelinel, Symphonie

19 commentaires sur “Je suis fille de rage, de Jean-Laurent del Socorro

  1. Je suis entrain d’écrire ma chronique alors j’ai lu la tienne en diagonale.
    J’ai adoré ce roman, un véritable tour de force de la part de Jean-Laurent Del Socorro. J’ai eu les larmes aux yeux dans certains passages notamment un de Minuit.

    Aimé par 1 personne

  2. J’ai bien aimé les deux premiers romans de cet auteur et j’aime aussi l’époque de la guerre de Sécession 🙂 Le livre m’avait déjà fait de l’oeil la dernière fois que je l’ai lu en salon, mais tu me donnes définitivement envie de m’y plonger !

    Aimé par 1 personne

  3. Très bonne analyse, très complète ^^
    Je suis d’accord avec toi pour Minuit et quand je vois le commentaire de Celindanaé, je vois que je ne suis pas la seule à avoir pleurniché dessus 😥

    Aimé par 1 personne

  4. J’avais eu un gros coup de coeur pour Royaume de vents et de colère où sa plume m’avait emportée. J’ai beaucoup aimé Boudicca où il parle d’une figure historique dont on ne parle pas aussi. Je vais donc forcément craquer pour Je suis Fille de rage. La question est vais-je attendre l’édition poche ou me faire plaisir avec le grand format ? ^^
    Merci pour ce très bon et très complet article !

    Aimé par 1 personne

Répondre à L'Astre Annuler la réponse.