À la pointe de l’épée (intégrale), d’Ellen Kushner

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman de Fantasy de cape et d’épée.

 

À la pointe de l’épée, d’Ellen Kushner

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Introduction

 

Avant de commencer, je tiens à préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions ActuSF, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Ellen Kushner est une autrice américaine de Fantasy née en 1955. Elle est passionnée d’histoire médiévale, et a été animatrice radio à Bostan pendant une quinzaine d’années. Elle fait partie des auteurs qui abordent les thématiques LGBT+ dans ses romans, ce qu’on peut observer dans À la pointe de l’épée et ses suites, Fall of the Kings, The Privilege of the Sword, et The Man with the Knives.

À la pointe de l’épée est originellement paru en 1987 aux États-Unis sous le titre Swordspoint. C’est le premier roman de son autrice. Il a été traduit par Patrick Marcel pour la collection « Fantasy » des éditions Calmann-Lévy en 2008. Cette traduction a ensuite été reprise dans la collection « Folio SF » de Gallimard en 2010. Puis, en 2019, les éditions ActuSF ont réédité le roman en lui adjoignant plusieurs nouvelles situées dans le même univers, des lettres inédites écrites par différents personnages des récits, ainsi qu’une préface de Stéphanie Nicot, directrice artistique des Imaginales et anthologiste, dans un format doté d’une couverture rigide et d’un signet du plus bel effet.

Voici la quatrième de couverture de cette intégrale d’À la pointe de l’épée :

« Richard Saint-Vière est le meilleur duelliste des Bords-d’Eaux. Cela n’empêche pas le bretteur de se retrouver entraîné avec Alec, son amant, dans les intrigues des nobles de la Colline. L’honneur sera-t-il suffisant pour les déjouer ? Avec ses joutes d’escrime aussi bien que verbales, À la pointe de l’épée – un mélodrame de mœurs revient dans une édition augmentée de nouvelles (dont certaines inédites en français), mais aussi de textes en exclusivité mondiale : les lettres d’Octavia Saint-Vière. »

Mon analyse de cette intégrale traitera d’abord de l’univers et de la tonalités choisis par Ellen Kushner, puis je m’intéresserai à la narration et aux personnages des récits.

 

L’Analyse

 

Univers et tonalité

 

L’univers d’À la pointe de l’épée appartient à la Fantasy, mais on n’y trouve pas de magie ou de créatures surnaturelles. Les récits d’Ellen Kushner ne contiennent donc pas d’éléments merveilleux, mais se déroulent tout de même dans un monde alternatif, calqué sur l’époque des 17 et 18èmes siècles, avec des nobles discutant dans des salons, des bretteurs qui se battent pour eux afin de régler certaines intrigues de cour, qu’elles soient amoureuses ou politiques, afin d’éviter de mettre la vie des aristocrates en danger. De par le monde et la société qu’elle met en scène, Ellen Kushner rend hommage au genre des romans de cape et d’épée, un genre dit populaire apparu au 19ème siècle qui s’inspirait des siècles précédents (15-18ème siècles) et présentait des intrigues dotées d’un grand nombre de péripéties, de rebondissements et de duels à l’épée. Les Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas est un roman de cape et d’épée, par exemple.

 

À la pointe de l’épée rend hommage au récit de cape et d’épée, mais aussi à certaines réalités du 17ème siècle aristocratique. Le parler des personnages nobles est ainsi extrêmement raffiné, tout en subtilités et sous-entendus, parce qu’il s’inscrit dans un cadre mondain, avec la conversation de salon par exemple, qui implique la propagation de ragots, les intrigues politiques, le commentaire de faits de société, les échanges de politesses, ou encore des débats politiques sur le fait qu’un seul noble qui se trouve au pouvoir ne soit sans doute pas la meilleure manière de gouverner, par exemple.

Tout cela encre le roman d’Ellen Kushner dans la Fantasy of Manners, sous-genre de la Fantasy qui met en scène et décrit des sociétés soumises à des codes de conduite très stricts, et des parlers très marqués socialement, qu’on peut qualifier de sociolectes, comme on le voit avec la langue et le comportement des nobles dans le roman par exemple.

Les dialogues, surtout ceux des nobles, sont également chargés d’ironie dramatique et de théâtralité, avec des alliances et des jeux de dupes entre des personnages qui croient se faire des alliés mais finissent par se trahir, ce qu’ils comprennent à travers les subtilités plus ou moins grandes des discours de leurs interlocuteurs et les mensonges qu’ils parviennent à y discerner.

À l’opposé de la société des nobles, on a les Bords-d’Eaux, sorte de bourg proche de la ville qui abrite les aristocrates. Les habitants des Bords-d’Eaux parlent en utilisant l’argot et une langue plutôt gouailleuse et vivent d’expédients, tels que l’extorsion, le vol ou les arnaques. Les Bords-d’Eaux accueillent ainsi tous ceux qui ne sont pas des nobles avec quelques exceptions possibles, comme le montrent le roman, et les nouvelles « Le Bretteur qui n’était pas la Mort » et « Le Duc des Bords-d’Eaux », ou qui ne se trouvent pas employés par eux, sauf dans le cas des bretteurs, qui forment une caste à part, entre l’aristocratie et les Bords d’Eaux.

Cette différence des bretteurs s’observe en effet dans la manière dont ils sont perçus, à la fois par les nobles et les gens du commun, c’est-à-dire comme des sortes de combattants excentriques, pour qui l’épée constitue un art à part entière, et qui aiment mettre leur vie en danger pour les nobles qui les engagent.  Ils disposent ainsi d’un statut particulier, parce qu’ils sont parfois extrêmement célèbres et célébrés, ce qu’on voit avec Richard, qui se fait offrir des repas, des fleurs, on essaie de le séduire, ou d’autres bretteurs légendaires morts au combat dont les personnages parlent avec admiration et déférence. Cependant, ils restent éloignés spatialement comme socialement de l’aristocratie, puisqu’ils vivent dans les Bords d’Eaux et n’ont pas l’éducation des nobles, ce qui s’observe dans leur manque de manières. Ainsi, même si Richard apparaît très poli pour un habitant des Bords-d’Eaux, il ne sait pas lire, ce qui marque son manque d’instruction. On peut également noter que les bretteurs possèdent un sens et un code de l’honneur très stricts, qu’ils prennent très au sérieux et avec lesquels il ne vaut mieux pas déroger si on tient à la vie.

Ellen Kushner dépeint ainsi trois sociétés dans un même monde, avec les conflits qui s’y jouent, puisque les nobles constituent la classe dominante mais doivent toutefois composer avec les bretteurs, comme le montre l’exemple de Richard Saint-Vière, qui met à bas les plans de certains d’entre eux.

La tonalité des récits est parfois assez truculente et théâtrale, avec des nobles qui s’échappent à moitié nus des appartements de leurs maîtresses, envoient des lettres à Richard pour qu’il tue des personnes qui les ont éconduits, des procès au cours desquels il se trouve complètement dépassé par les enjeux politiques des confrontations des nobles, des jeunes femmes aristocrates qui s’introduisent chez lui pour qu’il leur enseigne l’épée…

L’intrigue d’À la pointe de l’épée est ainsi riche en rebondissements qui ne se jouent pas seulement sur les prouesses guerrières, majoritairement accomplies par Richard lors de ses duels et des infiltrations qu’il réalise et qui sont très bien décrites par l’autrice, mais aussi sur le discours.

Les retournements de situation se jouent alors en termes de manœuvres discursives, rhétoriques et politiques, qui transforment les discussions de salons ou les conversations anodines en véritables joutes verbales, au cours desquelles les personnages cherchent à percer les véritables intentions et allégeances de leurs interlocuteurs, comme le fera Grégory Da Rosa 30 ans plus tard dans sa trilogie Sénéchal, par exemple.

 

Narration et personnages

 

Dans le cas d’À la pointe de l’épée, la narration s’opère avec des points de vue multiples. On suit ainsi le bretteur Richard Saint-Vière au faîte de sa gloire et invaincu en duel, le jeune noble Michael Godwin, Lord Ferris, un aristocrate puissant qui compte engager Richard pour nuire à Lord Halliday, contre qui il souhaite s’engager en politique, Katherine, la servante de Lord Ferris qui doit porter des messages à Richard dans les Bords-d’Eaux dont elle est originaire mais qu’elle rejette, et d’Alec, le mystérieux amant de Richard qui vient de l’université mais se comporte comme un noble.

On cerne l’intériorité et les ambitions de tous ces personnages, mais aussi la manière dont ils parviennent à décoder plus ou moins le langage de leurs interlocuteurs, avec les sous-entendus et les mensonges qui peuvent s’y trouver.

Certaines nouvelles nous permettent d’observer toute l’intériorité de Richard Saint-Vière, soit qu’elles se déroulent exclusivement de son point de vue mais à la troisième personne, comme « Un jeune homme de mauvaise vie », qui traite de son enfance à la campagne, de son apprentissage de l’escrime et de sa relation avec un noble avec lequel il grandit, soit qu’elles mobilisent la première personne, comme « Du temps où j’étais brigand », qui traite d’une ancienne relation de Richard du point de vue du bretteur.

Richard Saint-Vière est d’ailleurs le personnage emblématique du roman et des nouvelles de cette intégrale d’Ellen Kushner. C’est un bretteur hors pair, célèbre, qui vit dans les quartiers mal famés des Bords d’eaux et livre des combats pour le compte de la noblesse, qui ne l’emploie que lors de duels. Il refuse en effet d’être engagé pour pour escorter les jeunes aristocrates pour leurs mariages, par exemple.

Il apparaît alors comme un antihéros qui ne se bat que pour la renommée lors de duels à mort, et l’argent que ses combats peuvent lui rapporter, malgré le fait qu’il vive assez simplement. Sa morale s’avère assez ambiguë, puisqu’il se venge de manière extrêmement violente sans aucun remords, mais est capable de protéger les rares personnages qu’il aime, à l’image de son amant Alec, mais il reste un personnage anti-héroïque, parce qu’il ne se soucie jamais ou presque de morale dans les combats qu’il accepte de livrer.

Richard est aussi un personnage ouvertement gay (ou plutôt bisexuel, puisqu’il a également des relations avec une femme), et c’est d’ailleurs l’un des premiers en Fantasy (À la pointe de l’épée ayant à l’origine été publié en 1987) en compagnie de Kurt, le charmeur de plantes de Khanaor de Francis Berthelot, dont je vous recommande la lecture.

Saint-Vière doit faire face aux jeux politiques et amoureux des nobles de la ville, mais aussi à leur langage lorsqu’il les rencontre ou qu’il reçoit leurs lettres, puisque la mort d’un bretteur peut être qualifiée de « grave problème professionnel » par ses interlocuteurs, par exemple.

Alec, son amant, l’aide à déchiffrer cette langue et les pièges des nobles, avec lesquels il semble très familier. Richard doit donc composer avec le fait d’être reconnu socialement, mais de ne pas se trouver sur un pied d’égalité avec les nobles, qui se servent de lui et cherchent parfois à lui imposer des contrats. La relation entre Richard et Alec se trouve alors parfois teintée de tragique, parce que Richard se retrouve au cœur des machinations des nobles, qui ne voient en lui qu’un outil et se servent par conséquent d’Alec pour l’atteindre. Les deux personnages s’échangent parfois des répliques très drôles, notamment dans « Le Bretteur qui n’était pas la Mort », où ils se disputent à propos d’une intrusion chez eux.

 

Le mot de la fin

 

Cette intégrale d’À la pointe de l’épée fut une excellente découverte.

Ellen Kushner dépeint un monde de Fantasy dénué de magie, aux strates sociales extrêmement codifiées et marquées par des langages différents, qui distinguent les aristocrates de la ville des truands et des bretteurs des Bords-d’Eaux. Cette stratification sociale et ces subtilités langagières encrent les récits de l’autrice dans le genre de la Fantasy of Manners. Le roman rend également hommage au genre des récits de cape et d’épée, avec des retournements de situations et des duels très bien décrits.

À la pointe de l’épée se distingue également par son personnage principal, Richard Saint-Vière, un bretteur exceptionnel au sens de l’honneur très strict qui tente de faire face aux intrigues politiques et amoureuses des nobles qui l’emploient, aux côtés de son amant Alec.

Je ne peux que vous recommander de lire ce roman, et j’attends avec impatience de pouvoir lire d’autres récits d’Ellen Kushner !

Vous pouvez également consulter les chroniques d’Aelinel, Lutin, Boudicca, Lianne, Célindanaé, Xapur,

23 commentaires sur “À la pointe de l’épée (intégrale), d’Ellen Kushner

  1. Superbe chronique ! J’aime beaucoup ton analyse du langage, c’est intéressant de voir ce qui marque les uns et les autres durant leurs lectures et tu as complètement raison, ça apporte un autre éclairage à ma lecture.
    Ta chronique m’a remis en mémoire une réflexion que je m’étais faite à la lecture, mais je fais partie de ces gens pas sérieux qui ne prennent pas de notes et qui écrivent leurs chroniques deux semaines après avoir lu le bouquin. C’est du joli. Donc je m’étais fait la réflexion que certains nobles extrêmement raffinés et spécialistes absolus des codes de leur société perdent le game parce qu’ils ne maîtrise pas les codes sociaux des bretteurs et des Bords d’Eaux.
    Leur grille d’analyse du monde se réduit au microcosme des nobles et ils sont tellement spécialisés, raffinés et brillants dans leur domaine qu’ils sont aveugles au reste, et au fait que tout le monde ne fonctionne pas comme eux. Un peu comme un poisson hors de l’eau.
    Et tandis que Richard peut traverser comme une ligne droite les rangs des nobles en se tenant à son code de conduite, bien plus basique, les plus subtils y perdent parce qu’ils sont trop subtils pour lui, et qu’il ne rentre pas dans leur jeu, du tout.
    Donc autant leurs subterfuges et manipulations peuvent fonctionner avec quelqu’un du même monde ou à la rigueur quelqu’un qui aimerait singer leur monde, s’en faire bien voir, puisque ces subterfuges et manipulations reposent sur l’emploi et le détournement de codes précis, autant avec quelqu’un de pragmatique et qui s’en fout ben… bec dans l’eau, ils signent leur perte.

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      1. Flûte, tu as révélé mon identité secrète, c’est moi la vengeresse masquée qui vient au secours des bloggopottes dans leur lutte acharnée pour parfaire chroniques fleuves et pourfendre les coquilles.

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