Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman qui traite des dommages irréparables que peut causer le racisme.
L’Incivilité des fantômes, de Rivers Solomon
Introduction
Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Aux Forges de Vulcain, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman.
Rivers Solomon est une autrice afro-américaine non-binaire née en 1989. Elle écrit de la science-fiction et s’inscrit dans l’afrofuturisme.
L’Incivilité des fantômes est son premier roman. Il est originellement paru en 2017 chez Akashi Books, puis a été traduit par Francis Guévremont pour les Forges de Vulcain, qui ont publié une version française du roman en Juin 2019.
Voici la quatrième de couverture du roman :
« Aster est une jeune femme que son caractère bien trempé expose à l’hostilité des autres. Son monde est dur et cruel. Pourtant, elle se bat, existe, et aide autant qu’elle le peut, avec son intelligence peu commune, ceux et celles qu’elle peut aider. Mais un jour, elle comprend qu’elle ne peut plus raser les murs, et qu’il lui faut se tenir grande. Sa rébellion est d’autant plus spectaculaire qu’elle est noire, dans un vaisseau spatial qui emmène les derniers survivants de l’humanité vers un improbable éden, un vaisseau où les riches blancs ont réduit en esclavage les personnes de couleur. »
Mon analyse du roman traitera de la manière dont l’autrice dépeint une société dystopique raciste, dont la violence marque ses personnages au fer rouge.
Vaisseau générationnel, racisme et traumatisme
Univers
L’Incivilité des fantômes se déroule intégralement à bord d’un vaisseau spatial générationnel, le Matilda, qui parcourt l’espace depuis 300 ans, alimenté par un réacteur semblable à une « étoile miniature », appelée « Petit Soleil ».
Le système politique et le fonctionnement du Matilda apparaissent comme une dystopie alimentée par un racisme systémique des blancs envers les noirs, et dirigée par un dictateur théocrate, un Souverain supposément élu des cieux. Les riches blancs ont ainsi réduit les noirs en esclavage, ce qui peut constituer une transposition totale des navires esclavagistes et de la vie des esclaves dans les champs de coton dans un contexte technologique et science-fictif.
La société du Matilda distingue alors les Bas des Hauts-Pontiens, qui vivent respectivement dans les bas et les hauts ponts du vaisseau. Les Bas-Pontiens, c’est-à-dire les personnes noires, sont bien plus mal loties que les Hauts-Pontiens blancs, puisqu’elles subissent des coupures de courant, un couvre-feu, et voient leur nourriture restreinte par exemple.
Le parallèle avec l’esclavage est donc extrêmement frappant, et apparaît aussi dans le fait que les Bas-Pontiens soient chargés des travaux agricoles, sur les ponts qui leurs sont dédiés et spécialement aménagés pour la paysannerie. Le nom même du vaisseau, Matilda, est une référence explicite au Clotilda, dernier navire esclavagiste à avoir accosté aux Etats-Unis entre 1859 et 1860.
Rivers Solomon mobilise donc le trope du vaisseau générationnel, que l’on trouve canoniquement dans des récits tels que Brian Aldiss dans Croisière sans escale (1958) ou plus récemment Richard Paul Russo dans La Nef des fous (2009), pour créer une société sous huis-clos, qui montre les travers de la nôtre, en poussant le curseur du racisme et des discriminations systémiques jusqu’au bout en montrant toute la violence qu’ils recèlent de manière explicite, avec plus ou moins de subtilités, puisque si la violence transparaît dans certaines scènes extrêmement brutales et explicites, elle s’observe aussi dans d’autres éléments qui la font transparaître de manière implicite, ce qui la rend plus terrible encore. Par exemple, Aster s’est fait retirer l’utérus pour ne pas tomber enceinte, et se lubrifie pour atténuer la douleur induite par les viols qu’elle subit, et on observe que tous les personnages sont profondément marqués psychologiquement par le racisme et les violences qu’ils ont endurées, dans leur comportement comme dans leurs paroles.
L’Incivilité des fantômes se rattache alors à l’afrofuturisme, parce l’autrice traite des problématiques propres à la communauté noire, en transposant les pratiques de l’esclavage dans un vaisseau générationnel pour montrer la manière dont l’esclavage et le racisme systémique mutilent une population entière, à travers le regard de personnages dominés, à l’image d’Aster, ou dont la position parmi les dominants est complexe, à travers le Chirurgien, métis parmi les Hauts-Pontiens blancs.
Les ponts du Matilda, répartis entre Hauts et Bas Ponts, désignés par des lettres, servent de marqueurs sociaux au sein du vaisseau. En effet, les Hauts Pontiens habitent les ponts dont les lettres sont proches de A, tandis que les Bas-Pontiens vivent sur les ponts correspondant aux lettres se rapprochant de la fin de l’alphabet.
Les Hauts-Pontiens constituent alors la classe dominante et bourgeoise du vaisseau, tandis que les Bas-Pontiens sont la classe ouvrière exploitée dans les travaux agricoles et industriels pour sa force de travail. On leur attribue parfois des surnoms dévalorisants. Par exemple, les habitants des ponts P, Q, R, S et T sont appelés les Goudrons par exemple.
Les sociétés Bas-Pontiennes sont très différentes les unes des autres, puisque les langues qui y sont parlées ne sont pas les mêmes, ce qu’on observe dans les dialogues et la narration, qui commentent les faits de langue de chacune des communautés, et témoignent également du fait que les Hauts-Ponts disposent également de leur propre langue. Ainsi, certains ponts utilisent les pronoms neutres, comme « iels » dans la traduction, pour désigner les enfants, tandis que d’autres genrent systématiquement leurs interlocuteurs au féminin.
Les savoirs ne se diffusent pas à la même vitesse, puisque certains ponts sont plus en avance que les autres en termes de technologie, ce qu’on observe lorsqu’Aster doit soigner certains de ses patients, qui ne disposent parfois du matériel nécessaire pour aider aux soins. Cependant, la population Bas-Pontienne est unie par les oppressions et discriminations qu’elle subit de la part des Haut-Pontiens. On apprend également en filigrane qu’un pont entier, le X, a été vidé de la totalité de ses habitants, ce qui témoigne de la violence politique que peut déployer le système du Souverain.
L’univers décrit par Rivers Solomon dispose de technologies avancées, puisque le Matilda est un vaisseau interstellaire alimenté par une source d’énergie comparée par les personnages (et comparable ?) à une étoile. La technologie dépeinte par l’autrice sert également la médecine, ce qu’on observe à travers les soins et opérations effectués par Aster et le Chirurgien, puisqu’il leur est possible d’installer des prothèses métalliques pour remplacer des membres blessés, d’injecter du tissu osseux ou du blastème de régénération…
La technologie dépeinte par Rivers Solomon est donc avancée, mais elle n’empêche ni le racisme, ni le classisme à l’œuvre au sein du vaisseau, ni les violences qui en découlent. Les prothèses et les cicatrices d’opération des personnages peuvent alors apparaître comme les résultats des prouesses médicales réalisées à bord du vaisseau, mais aussi comme des traces des violences auxquelles ils ont fait face et qui les ont marqués, tant psychiquement que physiquement.
Narration et personnages
Rivers Solomon nous fait suivre Aster, une personne noire non-binaire médecin qui soigne et vient en aide aux Bas-Pontiens lorsqu’ils sont blessés. Elle dispose d’un laboratoire botanique caché sur le Pont X, et dispose d’accès partout sur le Matilda grâce à sa relation professionnelle et amicale avec Théo, alias le Chirurgien (sur lequel je reviendrai plus bas).
Aster est dépeinte par l’autrice comme un personnage rebelle, qui s’élève contre l’ordre social et racial discriminatoire, mais aussi comme un vecteur d’union entre les différentes couches sociales du vaisseau de par ses origines et ses compétences linguistiques. En effet, après la mort de sa mère ressortissante du Pont Y, Aster a grandi sur le pont Q, alors que les habitants des deux Ponts ne parlent pas la même langue, puisqu’Aster note que leurs syntaxes sont complètement différentes. Elle connaît donc la langue des deux ponts, ainsi que celle des Hauts-Pontiens, qu’elle a apprise en autodidacte, ce qui lui permet d’interagir avec les classes dominantes ce qui la place dans une position de passerelle entre les différentes couches de la société à travers ses connaissances de la société et ses compétences linguistiques. Ces dernières la placent également, d’une certaine façon, dans une position de force, puisqu’elle peut alors fréquenter et comprendre l’intégralité du Matilda, et par conséquent obtenir des renseignements inaccessibles pour d’autres. Cette position la rapproche alors d’un certain Mycroft Canner, personnage principal de Trop Semblable à l’éclair d’Ada Palmer¸qui fréquente l’intégralité des puissants de son monde tout en occupant une position de dominé.
Aster est également un personnage autiste. Rivers Solomon le montre de manière implicite, à travers le le décalage de son personnage par rapport à la société dans laquelle elle vit, ce qui la fait paraître extrêmement atypique et presque mécanique dans son ressenti des événements ou dans ses réactions. Ce décalage entre elle et le reste de la société s’opère et s’observe également dans le langage, puisqu’elle ne comprend pas toujours le second degré, qu’il soit humoristique ou qu’il serve à mobiliser des métaphores, et bute également sur les mots au sens flou pour elle, qui l’empêchent de saisir toutes les informations qu’on lui transmet. La perception particulière d’Aster peut ainsi parfois remettre en cause la fiabilité de sa narration de par son décalage constant avec la société dans laquelle elle évolue, et c’est alors au lecteur de combler le manque de compréhension du personnage qu’il suit. Aster est ainsi un personnage complexe, dont la voix narrative particulière permet de mettre en évidence les horreurs perpétrées sur le Matilda.
Ces horreurs sont d’ailleurs complètement rattachées à l’antagoniste du roman, à savoir Lieutenant, oncle du Chirurgien. Il s’avère être un personnage abominable, aux considérations extrêmement racistes, qui a infligé directement ou non les pires sévices à Aster, en tuant ses patients, ou en l’humiliant publiquement par exemple, et dont le comportement empire de mesure qu’il prend du pouvoir sur le Matilda, puisqu’il fait exécuter des enfants en public, et rationne drastiquement la nourriture sur les Bas-Ponts, par exemple.
Toutes ces exactions lui confèrent une énorme part d’inhumanité et le rendent absolument haïssable. La rébellion d’Aster contre le racisme systémique à l’œuvre dans le Matilda, contre les discriminations violentes subies par les Bas-Pontiens (exploitation, passages à tabac, viols, exécutions…) n’en devient alors que plus juste et légitime.
Elle est épaulée par Giselle, son amie d’enfance, qui apparaît comme une véritable tête brûlée, profondément marquée par la violence. En effet, elle aime la souffrance et l’idée de faire souffrir gratuitement autrui, ce qu’on observe à plusieurs reprises dans le roman. Les actes de violence et le comportement de Giselle sont alors une séquelle des violences qu’elle a subies au cours de sa vie. Giselle apparaît alors comme un électron libre, en dehors du système contre lequel elle lutte, contrairement à Aster qui y est rattachée par ses obligations, notamment auprès du Chirurgien.
La mère d’Aster, Lune Grey, est également un personnage important du récit. Elle exerçait la profession de scientifique à bord du Matilda, avant de se suicider à cause d’une maladie grave, qui affecte également le Souverain Nicolaée. Elle a toutefois laissé un journal intime codé à Aster, qui est parvenue à le décrypter grâce à l’aide de Giselle. Lune apparaît alors dans la diégèse par le biais des informations de son journal, utiles dans la lutte menée par Aster et Giselle, unies par leur amitié et le code qu’elles doivent déchiffrer. Le journal trouve également son importance par la manière dont il traite de la maladie qui l’assaille, mais aussi dans son rapport à sa fille, qui cherche à comprendre sa mère à travers ses écrits. Il rend également compte de la véritable nature du monde et de la manière de l’appréhender, avec des modèles physiques de l’espace et des cartes stellaires, qui s’opposent au folklore religieux déployé par les classes dominantes du vaisseau.
Le deuxième personnage principal du récit, après Aster, est le Chirurgien, métis par son père, un ancien Souverain Haut-Pontien, et sa mère qui est Bas-Pontienne. Théo apparaît alors, de par son statut de métis et sa position hiérarchique sur le Matilda, comme une passerelle entre les différentes couches sociales du vaisseau. Cependant, malgré sa position élevée, sa condition de métis, mais aussi son identité de genre, puisqu’il est non-binaire, font qu’il subit des discriminations de la part des dirigeants du vaisseau, qui considèrent qu’il n’est pas véritablement pur ou viril.
La relation entre Aster et Théo est très intéressante à suivre. Les deux personnages connaissent leurs blessures mutuelles, qu’elles soient physiques ou mentales, se soignent et tentent de se couvrir pour lutter contre les dominants, incarnés dans le personnage de Lieutenant.
Théo demande à Aster de lui venir en aide pour soigner le souverain Nicolaée, qui est extrêmement malade. La maladie du Souverain constitue un enjeu, puisque sa mort peut provoquer de grands troubles, ou amener au pouvoir un successeur encore plus tyrannique que lui, à savoir Lieutenant, contre lequel Aster et Théo vont devoir lutter.
Rivers Solomon opère des flashbacks dans sa narration pour traiter de l’histoire du Matilda, qui possède son lot d’horreurs, notamment lorsqu’elle évoque la possibilité de réanimer des cadavres d’esclaves pour qu’ils travaillent sur les ponts agricoles. L’autrice nous donne également les points de vue d’autres personnages, tels que Théo, Tante Mélusine, qui a été la nourrice d’Aster, ou encore de Giselle. Ces points de vue, contrairement à celui d’Aster, sont retranscrits à la première personne, et nous donnent à voir d’autres aspects de la société du Matilda, à l’image de celui de Mélusine, qui nous montre la manière dont les bourgeois des Hauts-Ponts vivent, ce qui contraste avec la vie des Bas-Pontiens.
Le mot de la fin
Rivers Solomon reprend dans L’Incivilité des fantômes le topos du vaisseau générationnel pour dépeindre le Matilda, au sein duquel une population blanche réduit en esclavage une population noire. L’autrice aborde ainsi dans un contexte science-fictif les thématiques de l’esclavage et du racisme systémique, en montrant les violences et les exactions commises par des oppresseurs sur une population discriminée, à la fois par des descriptions explicites et des sous-entendus glaçants.
À travers le regard profondément sensible d’Aster, personnage non-binaire atteint de troubles autistiques, l’autrice rend compte d’une révolte grandissante au sein du vaisseau, en proie à un durcissement de son régime.
Ce roman m’a profondément secoué, et je ne peux que vous le recommander.
J’ai lu et chroniqué d’autres romans de Rivers Solomon, Les Abysses
Vous pouvez également consulter les chroniques de Gromovar, Lorkhan, Just A Word, Yogo, Baroona, Lune, Tigger Lilly, Laird Fumble, Anudar, Elhyandra, Vert, Celindanaé, Nom d’un bouquin
Roman très intéressant sur le plan social. Dommage que scientifiquement cela pèche un peu, cela m’a plombé un tout petit peu l’histoire. Mais il faut quand même lire ce livre, c’est une claque !
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Très clairement, c’est une sacrée claque sur le plan social, ça m’a vraiment remué !
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Au départ, je pensais que ce n’était pas un livre pour moi puis en lisant les thèmes il est carrément intéressant avec des sujets d’actualité
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Très clairement oui !
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