Chiens de guerre, d’Adrian Tchaikovsky

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler du roman avec lequel j’ai découvert Adrian Tchaikovsky.

 

Chiens de guerre

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Introduction

 

Adrian Tchaikovsky est un auteur de Fantasy, de science-fiction et d’horreur américain né en 1972. Il exerce la profession de cadre juridique. Il est notamment l’auteur d’une décalogie de Fantasy, Shadows of the Apt, d’un roman de Fantasy à poudre, Guns of the Dawn, et de Dans la toile du temps (Children of Time en VO) qui a reçu le prix Arthur C. Clarke en 2016.

Le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, Chiens de guerre, a été publié en 2017 en VO, et a été traduit par Henry-Luc Planchat pour la collection Lunes d’Encre de Denoël. Cette traduction est parue en 2019.

Voici la quatrième de couverture du roman :

« Je m’appelle Rex. Je suis un bon chien.

Rex est un bon chien. C’est un biomorphe, un animal génétiquement modifié, armé de fusils-mitrailleurs de très gros calibre et doté d’une voix synthétique créée pour instiller la peur. Avec Dragon, Miel et Abeilles, son escouade d’assaut multiforme, il intervient sur des zones de combat où les humains ne peuvent se risquer.
Rex est un bon chien. Il obéit aux ordres du Maître, qui lui désigne les ennemis. Et des ennemis, il y en a beaucoup. Mais qui sont-ils réellement? Se pourrait-il que le Maître outrepasse ses droits? Et si le Maître n’était plus là? Rex est un bon chien. Mais c’est surtout une arme de guerre hautement mortelle. Que se passerait-il s’il venait à se libérer de sa laisse?

Après les araignées du futur lointain de Dans la toile du temps, Adrian Tchaikovsky crée un personnage de chien intelligent aussi dangereux qu’attachant. Il met ainsi en lumière les conséquences, notamment éthiques, des recherches en biotechnologie. »

Mon analyse du roman portera d’abord sur la manière dont Adrian Tchaikovsky traite des biotechnologies, puis je vous parlerai des questions de narration du roman.

 

L’Analyse

 

Transanimalisme ? Transhumanisme ?

 

Chiens de guerre est un récit qui traite d’améliorations génétiques et cybernétiques d’espèces animales et humaines. Adrian Tchaikovsly décrit ainsi la manière dont des chiens ont été modifiés par le biais des biotechnologies pour devenir des machines de guerre vivantes, les « biomorphes » plus obéissantes que les robots qui ont engendré des catastrophes environnementales et dont les humains ne veulent plus se servir (qui a dit Un océan de rouille ?).

Les « chiens de guerre » décrits dans le roman ont alors une apparence et des capacités assez monstrueuses, puisqu’ils dépassent largement un être humain standard en taille, leur peau se trouve à l’épreuve des balles, ils sont en contact quasiment télépathique les uns avec les autres, ils reçoivent leurs ordres via un « cybercortex », qui améliore également leur manière de traiter l’information, ce qui leur permet de largement dépasser leur condition de canidés standards.

On observe ainsi que ces chiens biomorphes sont d’une certaine façon anthropomorphisés, puisqu’ils possèdent une conscience, ce qu’on observe à travers le point de vue de Rex, mais aussi le langage, puisqu’ils communiquent entre eux, ou avec leurs maîtres, avec des mots, aussi bien oraux qu’écrits, ce qu’on peut voir dans leur usage de chat textuels, représentés avec une typographie particulière dans le roman. Adrian Tchaikovsky met donc en scène l’amélioration d’une espèce animale, le chien, pour le transformer en arme de guerre destinée à remplacer les robots et les soldats humains pour les missions les plus ardues ou plus moralement discutables, telles que l’élimination de civils par exemple. Chiens de guerre crée alors une catégorie intermédiaire entre la machine, l’animal, et l’humain, dont il interroge la place sociale.

Outre les chiens biomorphes, l’auteur décrit également comment d’autres espèces ont été modifiées ou même créées ex-nihilo, avec l’escouade de Rex, composée d’une ourse dotée d’une intelligence et d’une curiosité extrêmes,  appelée Miel, d’Abeilles, un essaim d’abeilles (oui oui) disposant d’une « intelligence distribuée », c’est-à-dire d’une sorte d’esprit de ruche (sans mauvais jeu de mots), et de Dragon, un lézard capable de se camoufler. Le récit décrit également des dauphins biomorphes, mais aussi des chats, qui s’avèrent extrêmement désobéissants, à l’instar de leurs homologues non modifiés.

 Cette diversité des biomorphes montre toutefois la palette d’expérimentation des humains sur des formes de vie qu’ils cherchent à transformer en machines de guerre dociles. On observe aussi que parmi les chiens biomorphes, il existe différents types de modèles, plus ou moins récents, comme le soulève Rex lorsqu’il rencontre ou confronte certains de ses congénères, qui s’avèrent plus ou moins obsolètes face à lui. Cela montre qu’en implantant des éléments technologiques et totalement prédéterminés, arbitraires, dans la création du vivant, on implante également, en plus des caractéristiques surdéveloppées des biomorphes, une forme d’obsolescence programmée qui n’est normalement dévolue qu’aux machines.

Les biomorphes apparaissent totalement aliénés, à la fois par leur condition de créatures fabriquées de toutes pièces par l’Homme, par l’obsolescence qui les guette, mais également et surtout, parce qu’ils sont placés sous la domination des Humains. Cette domination humaine transparaît d’abord dans leur cybercortex, qui leur donne accès à une conscience et une intelligence plus évoluée, mais qui en même temps les programme pour obéir aux ordres de leurs « Maîtres », grâce à un « module de rétroaction » qui les récompense ou les réprimande en les appelant « bon chien » ou « vilain chien ».

Ces injonctions apparaissent complètement ancrées dans l’esprit de certains biomorphes, ce qu’on observe à travers le point de vue de Rex, qui cherche absolument à être perçu comme un « bon chien », au contraire de Miel, qui semble s’en moquer.

Cependant, cette injonction n’est délivrée qu’en cas d’obéissance, et ne correspond absolument pas à des critères moraux, ce qui le pousse à accomplir des actes parfois odieux, comme massacrer des civils dans une zone de conflits. Ce module de rétroaction et les injonctions qu’il contient aliène alors totalement les biomorphes, puisqu’ils sont conditionnés à l’obéissance, jusque dans leurs schémas de pensée, dont ils sont d’une certaine manière totalement dépossédés, puisqu’ils sont conditionnés pour penser à obéir, ce qui montre qu’ils sont totalement aliénés par la domination des humains, qu’ils vont même parfois jusqu’à rechercher.

On remarque également que leur libre arbitre est constamment remis en question, parce que d’une part ils recherchent constamment des ordres auxquels obéir, ce qu’on observe encore une fois avec Rex, qui rejette dans un premier temps sa liberté en cherchant un Maître et des taches à effectuer pour le compte de quelqu’un, et d’autre part, parce que leur statut est remis en question. En effet, les humains essaient de savoir si les biomorphes sont des objets ou des sujets, ce qui donne à un contentieux juridique pour déterminer leur place dans la société, à travers le procès qui oppose Rex à son ancien Maître, Jonas Murray.

Ce contentieux juridique vise alors à déterminer si les biomorphes sont responsables des crimes de guerre qu’ils commettent, ou si leurs Maîtres, véritables décideurs des opérations, doivent être condamnés à la place de ceux qui sont conçus pour leur obéir et auxquels on ne laisse pas le choix. Le procès de Rex sur ses actions au Campeche occupe alors une place déterminante dans le roman.

Le récit d’Adrian Tchaikovsky s’ancre donc dans le genre du postcyberpunk. En effet, le futur décrit par l’auteur montre la puissance que peuvent détenir des pouvoirs privés, capables de créer des formes de vie artificielles pour la guerre, mais aussi la manière dont des magnats sans scrupules, à l’image de Jonas Murray, le Maître de Rex et de son escouade multiforme peuvent se servir de créatures vivantes pour asseoir leur pouvoir. Le récit décrit également et dans un premier temps l’aliénation des biomorphes dans la société qui les a créés, ce qui pourrait nous faire croire à un récit cyberpunk.

Cependant, le récit s’avère postcyberpunk, puisqu’il décrit l’accession au droit et à la reconnaissance des biomorphes, et la construction d’une société au sein de laquelle ils ont leur place. Adrian Tchaikovsky montre alors comment il est possible pour l’Homme et ses créations de collaborer d’égal à égal, et par extension comment une société dystopique et inégale peut être améliorée, ce qui n’est pas le cas des romans cyberpunk, qui dépeignent une aliénation complète, sans changements de paradigmes sociaux.

 

Narration animale, narration posthumaine

 

Structurellement, Chiens de guerre est découpé en cinq parties, qui alternent les points de vue des narrateurs non-humains, à savoir le chien biomorphe Rex, et HumOS, dont je ne vous dévoilerai pas la nature sous peine de spoil (mais pensez esprit de ruche, IA, transhumanisme). Chaque partie retrace l’évolution de la perception des biomorphes par la société de l’humanité standard, de leur emploi en tant qu’objets par des firmes privées pour des conflits dans l’état du Campeche aux Mexique, afin de combattre une insurrection anarchiste, à leur intégration progressive à une société qui se méfie d’eux et voudrait encore les utiliser comme des armes, ou comme une main d’œuvre exploitable à peu de frais.

Le récit dispose de plusieurs narrateurs. Plusieurs humains d’entre eux tandis que deux autres ne le sont pas. Les humains dont on dispose du point de vue sont les personnages qui côtoient les biomorphes, à l’instar du scientifique Hartnell dans la première partie, de Thea de Sejos dans la deuxième, et l’avocat Aslan dans la troisième. Ces points de vue humains présents dans les trois premières parties finissent par disparaître de la narration pour laisser place à Rex et HumOS. Ces points de vue humains nous permettent d’observer la manière dont les biomorphes sont perçus par l’humanité standard, mais également de cerner les problèmes qui accablent Rex, c’est-à-dire le fait d’avoir commis des crimes de guerre à cause de l’aliénation engendrée par sa programmation, mais aussi le fait de se confronter à son propre libre arbitre pour conquérir la liberté des biomorphes. Les points de vue humains, transcrits à la troisième personne du singulier et au passé, nous permettent également de disposer d’une narration « standard », qui contraste avec celles de Rex et d’HumOS, qui se situent dans l’instantanéité, avec une narration à la première personne et au présent, en plus d’être influencées par leurs non-humanités respectives, en plus d’être non-fiable dans le cas de celle de Rex.

La narration de Rex apparaît non fiable, pour plusieurs raisons, notamment son aliénation, de par son conditionnement de biomorphe canin, qui le pousse à chercher des ordres, un Maître, pour pouvoir obéir et devenir « un bon chien », mais également son interprétation erronée des faits qui se déroulent sous ses yeux, à la fois à cause de son conditionnement, mais également parce qu’il connaît très mal la société humaine et ses rouages.

Cette méconnaissance de l’humanité et de son fonctionnement, notamment moral, le pousse à commettre des erreurs d’interprétation, ce qui rend sa narration peu fiable, puisque le regard qu’il porte sur ce qu’il vit apparaît décalé, faussé. Cela rapproche son mode de narration de celui du chien Angel de la novella « Danse Aérienne », présente dans l’excellent recueil Danses Aériennes de Nancy Kress. La narration de Rex, si elle s’avère non fiable, est toutefois intéressante dans la manière dont elle montre comment le biomorphe acquiert une véritable individualité, mais aussi de véritables codes moraux, à mesure qu’il se libère de l’emprise de Jonas Murray et qu’il questionne ses agissements. C’est un personnage attachant, au même titre que les autres membres de son escouade, à l’instar de l’ourse Miel, dotée d’une intelligence surdéveloppée, qui la conduit à aider Rex à gagner son indépendance, à obtenir des doctorats en sciences dures, tout en modifiant sa programmation au nez et à la barbe de son Maître et des autres humains (imaginez donc une ourse travaillant dans des laboratoires d’informatique et vous aurez une idée de ce qu’est Miel).

A la narration de Rex s’ajoute celle d’HumOS. Sans rentrer dans les détails sous peine de spoil très lourd, HumOS apparaît comme le moteur des changements sociaux qui ont lieu dans le roman, notamment parce qu’elle y trouve des intérêts personnels, puisqu’il constitue, à l’instar des biomorphes, une nouvelle forme d’intelligence. Cependant, elle n’est pas à la fois animale et cybernétique, mais relève plutôt de l’Intelligence Artificielle véritablement anthropomorphe dotée d’une intelligence distribuée. Le personnage apparaît alors comme un moteur d’évolution sociale, qui tente de faire cohabiter les formes d’intelligence présentes sur Terre.

On peut noter que les injonctions « Bon chien », « Vilain chien », et affiliés sont à la fois une source d’aliénation pour les biomorphes, d’abord condamnés à les subir à cause de leurs maîtres, puis deviennent une source d’humour, puisque Rex réfléchit sur le fait qu’on peut être un « vilain » ou un « bon humain », ou un « vilain Dragon », au cours de scènes assez dures et pleines de solennité, ce qu’on observe à la fin du roman.

 

Le mot de la fin

 

Chiens de guerre est un roman qui interroge les limites des biotechnologies, mais aussi les frontières entre les machines, les animaux, et l’humanité.

Adrian Tchaikovsky décrit ainsi la naissance des biomorphes, des animaux modifiés génétiquement et cybernétiquement pour la guerre et les missions ingrates. Les biomorphes apparaissent exploités et aliénés par les humains malgré leur intelligence et leur conscience, puisque leurs Maîtres les conditionnent à leur obéir à travers leur cybercortex, un cerveau technologique au sein duquel des injonctions comportementales sont implantées.

L’auteur montre alors, à travers le point de vue du biomorphe Rex, comment une forme de vie créée par l’Homme pour le servir peut se détacher de son influence, et acquérir la liberté pour trouver une véritable place dans la société.

J’ai découvert la plume d’Adrian Tchaikovsky avec ce roman, et je compte bien poursuivre l’expérience !

Vous pouvez également consulter les chroniques d’Apophis, Aelinel, FeydRautha, Yossarian, Shaya, Xapur, Ombrebones, le Chien Critique, Elhyandra

25 commentaires sur “Chiens de guerre, d’Adrian Tchaikovsky

  1. Hello :). Jolie chronique, pour un livre qui l’air en effet de demander un peu de recul. Je recommande très chaudement Dans la toile du temps (même si le titre VF à mon avis n’est pas totalement judicieux) qui est excellent, tant sur l’idée et son traitement, que sur la construction même du récit ! Un auteur à suivre et conseiller résolument.

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