Les Abysses, de Rivers Solomon

Salutations, lecteur. Je t’ai déjà parlé de Rivers Solomon il y a peu avec L’Incivilité des fantômes. Aujourd’hui, je vais te parler de son nouveau roman,

Les Abysses


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Aux Forges de Vulcain, que je remercie chaleureusement pour leur envoi du roman !

Rivers Solomon est une autrice non-binaire (elle tolère cependant l’utilisation de « elle » en langue française) afro-américaine qui s’inscrit dans le courant afrofuturiste de la science-fiction.

Les Abysses est son deuxième roman. Il est originellement paru en 2019 chez Saga Press, sous le titre The Deep, et a traduit par Francis Guévremont pour les Forges de Vulcain. Cette version française paraîtra en Septembre 2020.

Pour ce roman, l’autrice s’est inspirée du morceau « The Deep » du groupe Clipping, qui ont écrit une postface au roman. Leur morceau s’inspire quant à lui du groupe de musique électronique Drexciya, rattaché à l’afrofuturisme, et de leurs morceaux traitant d’une civilisation, les Drexciyens, formée à partir des enfants des femmes noires jetées en mer par les marins sur les navires esclavagistes.

Voici la quatrième de couverture des Abysses :

« Lors du commerce triangulaire des esclaves, quand une femme tombait enceinte sur un vaisseau négrier, elle était jetée à la mer. Mais en fait, toutes ces femmes ne mourraient pas. Certaines ont survécu, se sont transformées en sirènes et ont oublié cette histoire traumatique.

Un jour, l’une d’entre elles, Yetu, va leur rappeler, dans ce roman d’émancipation, magique et réflexif, sur la condition noire et sur l’impossibilité d’une justice, en l’absence de vérité. »

Dans mon analyse du roman, je m’intéresserai à la manière dont il traite des thèmes de la mémoire, de l’oubli, et du traumatisme.

L’Analyse

Wajinrus, mémoire et oubli traumatique


Le roman de Rivers Solomon décrit unecivilisation abyssale et intersexuée, les Wajinrus, qui constituent une nouvelle espèce dérivée d’homo sapiens par une forme de magie (ou une mutation ?) engendrée par une Histoire traumatique. En effet, les premiers Wajinrus sont des enfants d’esclaves noires jetées à la mer par les marins des navires esclavagistes lors du commerce triangulaire, de la même manière que la civilisation Drexciyenne.

Ces enfants, sauvés par leur mutation, ont obtenu la capacité de vivre sous l’eau grâce à la transformation de leurs deux jambes en nageoire caudale, mais également des facultés psychiques. En effet, les Wajinrus sont capables de manipuler l’eau des océans et de créer des tempêtes, et d’absorber et de rejeter leur mémoire et leurs souvenirs, appelés « souvenances ». Afin de ne pas les confronter à leurs origines traumatiques, leur Histoire n’est connue que d’une seule personne, l’Historien, chargé de recueillir les souvenirs de tous les Wajinrus pour parfaire ses connaissances historiques. Ensuite, lors d’un rituel particulier, appelé le « Don de Mémoire », l’Historien restitue leur Histoire aux Wajinrus, dont ils ont un besoin physique. A la fin de cette cérémonie, ils lui restituent les « souvenances » qu’il leur a transmises, ce qui leur permet d’oublier à nouveau leur passé pour vivre en l’ignorant. Les Wajinrus vivent donc dans une certaine insouciance, causée par leur oubli collectif et presque permanent de leur Histoire.

Parallèlement à cet oubli permanent, l’Historien se souvient continuellement de tout, plongé dans les souvenirs au point qu’il s’y immerge, les revit, et peut en rester prisonnier s’il n’y prend pas garde. On observe la condition de l’Historien à travers le regard de Yetu, qui occupe cette fonction et est continuellement assaillie par les souvenances au point de ne plus pouvoir les supporter, à cause de la douleur physique et psychique qu’elles engendrent. Malheureusement Yetu est incomprise par les autres représentants de son peuple, qui ne vivent pas en permanence avec leur Histoire et les douleurs qu’elle engendre. On peut alors affirmer que l’Historien est aliéné par le passé de son peuple, qu’il est contraint de porter seul.

Les Abysses tourne autour de l’oubli et de la mémoire des Wajinrus. Leur Histoire se construit à la fois sur le traumatisme engendré par la naissance de leur espèce, son unification par Zoti, l’une des premières Wajinrus, et sur la nécessité d’oublier le passé après l’avoir vécu de manière rituelle, pour vivre une existence sereine. Rivers Solomon dépeint donc une civilisation qui ritualise l’oubli et la mémoire collectifs, mais de manière totalement inégale et aliénante. L’Historien porte en effet littéralement toute l’histoire de son peuple en permanence et est donc dépossédé de son identité individuelle par le poids du passé, tandis que le reste des Wajinrus est dépossédé de son identité collective parce qu’il n’a pas accès à sa mémoire collective. Le roman interroge alors le rapport des peuples à leur mémoire, et interroge la nécessité et la manière de se souvenir des traumatismes du passé pour acquérir une véritable identité collective. Rivers Solomon montre donc que la mémoire d’un peuple est constitutive de son identité, et que sa maîtrise est primordiale dans la construction d’une société.

On observe que le personnage de Yetu est prise entre deux feux à cause de son rôle d’Historienne. Elle tente en effet d’extirper de son esprit les souffrances atroces endurées par ses ancêtres pour qu’elles ne lui fassent plus de mal, puisqu’elle est littéralement assaillie par le passé au point de s’y perdre, s’y blesser et de vouloir mourir. Elle est également dépossédée de son identité propre parce qu’elle vit constamment le passé de son peuple, mais est contrainte d’assumer son rôle pour s’assurer que son peuple conserve son identité. Yetu est donc aliénée par sa position sociale et par le poids de l’Histoire, qui s’avèrent trop lourds pour elle seule. Rivers Solomon montre donc les failles des processus mémoriels des Wajinrus, qui font porter un traumatisme historique à un seul individu au lieu de l’affronter ensemble.

Yetu essaie donc de sortir de son rôle social pour acquérir une véritable individualité, par le rejet de son rôle d’Historienne lorsqu’elle laisse les Wajinrus à leurs souvenirs pour fuir en surface, dans le monde des « deux-jambes ». Cette fuite lui permet à la fois de s’accomplir en tant qu’individu propre, en dehors de sa fonction et des codes sociaux imposés par son peuple. L’épanouissement de Yetu s’observe également dans les relations qu’elle entretient avec les deux personnages humains qu’elle rencontre, Suka et Oori. En effet, elle converse avec Suka, qui la soigne, et noue une relation avec Oori, qui pêche pour elle et avec laquelle elle parle de l’océan. On observe que, comme Yetu, Oori est la dépositaire de la mémoire de son peuple, non pas parce qu’elle en est l’Historienne, mais parce qu’elle en est la dernière représente. A travers la situation tragique d’Oori, Yetu se rend compte de la nécessité de la mémoire, et de sa transmission.

Yetu apparaît alors comme une mise en évidence des problèmes liés à la mémoire des Wajinrus, mais aussi de leur rapport à l’humanité terrestre, appelée « deux-jambes », avec lesquels elle interagit plus que ses semblables, et avec une volonté plus pacifiste. En effet, les Wajinrus sont nés des exactions humaines, c’est-à-dire le commerce triangulaire, et continuent de les subir, puisque l’espèce humaine cherche à exploiter les fonds marins. Cette exploitation implique des meurtres de Wajinrus, ce qui fait que certains d’entre eux cherchent à se venger des Hommes. Cette vengeance apparaît alors double, puisque les Wajinrus confronteraient l’humanité pour ses crimes présents, mais également passés, avec le commerce triangulaire.

Les Abysses traite alors d’un conflit Homme-Nature, puisque les humains exploitent leurs semblables et leur environnement naturel, tandis que les Wajinrus apparaissent alors comme des émanations du milieu marin, avec lequel ils vivent en harmonie, en plus de pouvoir le manipuler. Yetu, qui déclenche d’une certaine façon ce conflit (je ne vous révélerai pas comment ni pourquoi), en devient le catalyseur, parce qu’elle peut sauver son peuple de sa folie, et établir une connexion pacifique avec les humains. On note d’ailleurs que cette volonté de paix s’observe dans les rapports de Yetu avec Suka et Oori, avec lesquelles elle observe des similitudes physiques, bien qu’elles appartiennent à deux branches similaires de l’humanité.

Ainsi, si L’Incivilité des fantômes transposait l’esclavage d’une population blanche sur une population noire dans un monde futur, au sein d’un vaisseau générationnel, Les Abysses traite des conséquences mémorielles et du traumatisme lié au commerce triangulaire à travers la mémoire des Wajinrus. Rivers Solomon ne met donc pas l’esclavage en scène, mais ce qu’il a engendré au sein de la mémoire de toute une population. Les deux romans mettent cependant en scène des personnages qui défient un ordre social établi, figé, et aliénant pour eux.
  

Le mot de la fin


J’avais découvert la plume de Rivers Solomon avec L’Incivilité des fantômes, qui m’avait frappé par sa voix narrative.

Les Abysses  a porté le deuxième coup. L’autrice traite de la nécessité de la mémoire collective, à travers le peuple des Wajinrus, une humanité marine qui descend des femmes noires jetées par-dessus bord sur les navires esclavagistes.

En effet, les Wajinrus ignorent tous ou presque leur Histoire, qui n’est portée que par un seul individu sur laquelle elle pèse lourdement, à savoir l’Historien, qui vit plongé et assailli par l’entièreté de la mémoire de son peuple.

Yetu, Historienne totalement dépossédée de son identité individuelle par sa position sociale, tente de s’en émanciper pour pouvoir s’épanouir en dehors de son peuple, tout en cherchant des solutions pour partager le fardeau de sa mémoire, tout en découvrant les habitants de la surface.

Je vous recommande ce roman !

J’ai lu et chroniqué d’autres romans de Rivers Solomon, L’Incivilité des fantômes

Vous pouvez également consulter les chroniques de Just A Word, Boudicca, Elhyandra, Célindanaé, Tigger Lilly, Lune, Gromovar, Shaya, Nom d’un bouquin, Cœur d’encre

19 commentaires sur “Les Abysses, de Rivers Solomon

  1. j’aime beaucoup cet éditeur. On a eu la chance de le recevoir à la bibliothèque où je bosse, j’ai juste envie de dévorer tout le catalogue ^^
    Ce titre fait en tout cas très envie dans ce que tu en dis.

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  2. Merci pour ta chronique, j’avais déjà très envie de le lire mais maintenant je sais que je vais me laisser tenter 🙂 Et, comme toujours, les informations que tu donnes sur l’auteur et le contexte sont éclairantes.

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