Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un recueil de nouvelles de China Miéville. Comme tous les autres articles qui portent sur cet auteur, il est dédié à Kat, qui m’a fait découvrir sa plume.
En quête de Jake et autres nouvelles

Introduction
Avant de commencer, j’aimerais préciser que cet article émane d’un service de presse des éditions Outrefleuve ! Je remercie chaleureusement Laure Peduzzi pour l’envoi du recueil !
China Miéville est un écrivain britannique né en 1972. Il procède à un mélange des genres littéraires dans nombre de ses romans, pour les faire sortir des clichés de la Fantasy, établis par un certain J. R. R. Tolkien et son Seigneur des Anneaux, dont il a longtemps contesté l’influence et les positions. C’est également un marxiste convaincu, et ses idées politiques marquent profondément son roman.
Tous ses romans ou presque ont été nominés ou ont remporté des prix littéraires, tels que le Locus qu’il obtenu 8 fois dans diverses catégories et pour des œuvres différentes (Perdido Street Station, Les Scarifiés, Légationville, The City and The City…), ou le Arthur C. Clarke qu’il a obtenu deux fois, pour Perdido Street Station et Le Concile de Fer.
Le recueil dont je vais vous parler aujourd’hui, En quête de Jake et autres nouvelles, est originellement paru en 2005 et a été traduit par Nathalie Mège, qui a traduit la plupart des œuvres de l’auteur, à l’exception de Lombres et Le Roi des rats, pour la collection Outrefleuve de Fleuve Editions. La version française du recueil est parue en Octobre 2020.
En voici la quatrième de couverture :
« Entrez dans un Londres post-apocalyptique ravagé par des créatures surnaturelles, à la fois étranges et familières…
Dans la novella récompensée par le prix Locus en 2003 « Le Tain », Miéville imagine que nos miroirs abritent des êtres d’une nature incertaine, dangereux. Enfermés et réduits à une condition de simple reflet après avoir été défaits par les hommes dans une guerre très ancienne, ils attendent leur heure… Une fois libérées, ces créatures se mettent à assouvir sans merci leur désir de vengeance. Un seul survivant au milieu de l’apocalypse, Sholl, va tenter de rassembler ce qu’il reste de l’humanité pour résister.
Contenant treize autres nouvelles mettant en scène des paysages visionnaires, des histoires de monstres et de maladies impossibles, aux multiples niveaux de lecture, le recueil En quête de Jake démontre une nouvelle fois le pouvoir de l’imagination virtuose de China Miéville. »
Dans mon analyse, je montrerai en quoi les nouvelles du recueil s’inscrivent dans l’esthétique du New Weird et mélangent les genres, puis je m’intéresserai à la portée politique des récits de China Miéville. Comme à chaque fois que je traite d’un recueil, il s’agira davantage de vous donner une vision d’ensemble du recueil plutôt qu’analyser chaque nouvelle une à une.
L’Analyse
Mélange des genres et esthétique New Weird
Avant de continuer, il convient de rappeler ce qu’est le New Weird, auquel China Miéville est rattaché, avec des auteurs comme Jeff Vandermeer, Thomas Ligotti, ou encore Brian Catling (Vorrh).
Le New Weird est un courant des littératures de l’imaginaire né au début des années 2000. Ce terme, sa définition, et son usage sont discutés dans la préface et dans la partie « Symposium » de l’anthologie The New Weird (2008), par Jeff (1968) et Ann Vandermeer (1957). Cette anthologie permet d’en dégager les principales caractéristiques. Ainsi, le New Weird mêle plusieurs formes de surnaturel au sein de mondes alternatifs urbains, dans lesquels on trouve à la fois de la magie, des éléments science-fictifs, et de l’horreur. Ce mélange d’imaginaires confère une grande part d’hybridité aux récits rattachés à ce courant, ce qui leur permet de déconstruire les frontières entre des genres séparés par des codes qui tendent parfois à les cloisonner. Cette hybridité du New Weird peut également évoquer un état antérieur des littératures de l’imaginaire, celui de l’époque des pulps tels que Weird Tales, où les frontières entre SF, Fantasy, et Fantastique étaient encore mal définies et peu codifiées, comme le soulève l’autrice Darja Malcolm-Clarke dans l’essai « Tracking Phantoms », trouvable dans l’anthologie The New Weird :
Ce mélange particulier des genres, si souvent fondu dans une esthétique grotesque, semble à la fois nouveau et renvoie à la « Weird fiction » du début du vingtième siècle, avant que les genres de l’imaginaire aient émergé ou fusionné dans les formes que nous connaissons aujourd’hui.
Au mélange des genres s’ajoute une esthétique du grotesque, centrée sur « la transformation, la pourriture, et la mutilation du corps humain », comme Jeff Vandermeer l’écrit dans la préface de l’anthologie « intense use of grotesquery focused around transformation, decay, or mutilation of the human body. » (un usage intense du grotesque centré sur la transformation, la pourriture ou la mutilation du corps humain »).
Les romans de China Miéville, tels que Kraken ou Perdido Street Station, s’ancrent dans ce courant, et c’est également le cas des nouvelles du recueil, parce qu’elles opèrent un mélange des genres. En effet, « En quête de Jake » et « Le Tain » mêlent les registres du postapocalyptique et du merveilleux, avec des créatures et des éléments surnaturels qui reconfigurent la ville de Londres pour la transformer en un environnement détruit, au sein duquel l’être humain doit survivre face à l’inexplicable.
« En quête de Jake » dépeint par exemple un Londres où les journaux surgissent alors que plus personne ne les écrit, une partie de la population s’est volatilisée et des créatures mystérieuses volent dans les airs. « Le Tain » décrit la capitale britannique déchirée par un conflit entre l’humanité et les « imagos », des créatures douées de conscience enfermées par les miroirs, qui les forcent à se figer en reflétant les actions de ceux qui se regardent dedans, et qui cherchent à se venger. Ces nouvelles mêlent surnaturel urbain et postapocalypse, et peuvent donc être placées dans la catégorie de la Fantasy postapocalyptique, de la même manière que Le Livre de M de Peng Shepherd. Les nouvelles de China Miéville sont cependant antérieures au roman et s’en distinguent, car si les personnages du Livre de M cherchent du sens dans le monde d’après, ceux de China Miéville semblent littéralement s’abandonner.
« Certains événements survenus à Londres » s’ancre également dans le New Weird. Il s’agit d’un récit faussement autofictionnel mais métalittéraire, puisque l’auteur se met lui-même en scène, décrit des « via ferae », c’est-à-dire des rues sauvages et vivantes, qui apparaissent et disparaissent au sein des villes et se livre des guerres. Cette nouvelle mêle le point de vue de Miéville, qui encadre, structure et commente des documents enchâssés à la narration, tels que des rapports dactylographiés, des lettres manuscrites, un livret et même des cartes postales (oui oui), qui montrent comment une organisation tente d’étudier le comportement de ce qu’ils appellent les « VF », et se heurte à leur altérité radicale. La nouvelle s’ancre dans le New Weird par la manière dont l’auteur met en scène un surnaturel incompréhensible pour l’être humain, presque d’ordre cosmiciste (sans tentacules, toutefois).
« Jacques », qui se déroule dans l’univers de Perdido Street Station (que je vous recommande), se rattache aussi à cette esthétique, par son évocation de Jacques L’Exauceur et des Recréés, qui sont des délinquants et des criminels qu’on a condamnés à voir leurs corps modifiés par « bio-thaumaturgie », c’est-à-dire un procédé à la fois magique et technologique, qui peut par exemple « rapiécer leurs mains avec des ailes de mésange », ou remplacer leurs yeux par « tout un attirail de verre fumé, de tubes et d’ampoules », ce qui les empêche de voir correctement. La nouvelle montre donc comment le corps est modifié, transformé, par des mutilations chirurgicales, de manière grotesque. Cela constitue un des motifs principaux du New Weird.
Ce motif du corps modifié se retrouve dans « Le Familier ». Cette nouvelle met en scène le familier (oui oui) d’un magicien, composé de chair, de salive et de sperme, capable d’absorber et de pleinement intégrer à son organisme des membres d’autres corps vivants (ou morts), mais aussi des objets, que son corps colonise complètement (il absorbe des roues qui saignent par exemple), avec par exemple des yeux de poisson, des dents de chien, des queues de souris, des parapluies, des briques de lait… . La nouvelle, dans la manière dont elle traite du corps et de son altération grotesque, s’ancre alors dans le New Weird.
« Fondations » et « Les Détails », sans vouloir trop spoiler, traitent quant à elles de figements du corps, l’une à travers le récit de soldats coulés dans du béton lors d’une guerre et sur lesquels on a construit des bâtiments, et d’un véritable figement surnaturel, au sein d’univers au sein desquels une forme de surnaturel surgit pour frapper le monde matériel et le mettre face aux conséquences de ses actes, ou pour le figer.
Certaines nouvelles appartiennent donc à l’esthétique du New Weird.
D’autres nouvelles font surgir diverses formes de surnaturel dans des réalités contemporaines et triviales. « La Piscine à bulles » traite par exemple d’un gigantesque magasin de meubles calqué sur la chaîne Ikea hanté par un fantôme, auquel le vigile doit plus ou moins se confronter. « Un autre ciel » décrit un vieil homme isolé, qui ne communique avec sa famille que par téléphone, qui a fait installer un vitrail (appelé « vitrure ») qui donne sur un autre monde (oui oui) chez lui. On peut d’ailleurs noter que cette nouvelle prend la forme du journal du personnage, ce qui permet alors de noter l’irruption et l’emprise progressive du surnaturel dans le quotidien morne et répétitif du vieil homme. « Intermédiaire » met en scène un personnage qui sert un organisme inconnu qui lui confie des missions aux finalités mystérieuses, qu’il se révèle incapable de comprendre, ce qui provoque un doute sévère sur ce qu’il accomplit (ou ce qu’il n’accomplit pas, d’ailleurs).
On peut d’ailleurs noter que l’une des réalités les plus bouleversées par les nouvelles du recueil est la ville de Londres, qui constitue le cadre d’un grand nombre de récits, à savoir « En quête de Jake », « Certains événements survenus à Londres », « Le Familier », « Intermédiaire », « Un autre ciel », « De Saison » et « Le Tain ». La présence de Londres confère une unité au recueil, mais marque également l’originalité de China Miéville, dont l’imaginaire parvient à transformer la ville d’une manière différente à chaque fois qu’il s’en empare.
Engagement politique
Si vous avez déjà lu China Miéville, vous savez certainement que son œuvre est marquée par une politisation forte, notamment en faveur des mouvements ouvriers contestataires. Ainsi, les nouvelles du recueil sont marquées par l’engagement politique de leur auteur.
Deux nouvelles dénoncent par exemple l’influence des entreprises privées sur la société, « Mort à la faim » et « De Saison ».
« Mort à la faim », à travers la mise en scène des échanges entre le personnage narrateur et un hacker, Aykan, dénonce l’hypocrisie et surtout l’attitude profondément cynique et répugnante de certaines entreprises de philanthropie, notamment en montrant comment elles instrumentalisent et déshumanisent les populations défavorisées. La nouvelle montre par exemple la présence d’un bouton « nourrir les affamés » sur le site d’un projet caritatif, ce qui peut déjà être porteur de cynisme en soi, mais ce bouton n’est cliquable qu’une seule fois par jour, ce qui signifie qu’il est impossible de faire plusieurs dons par jour, parce que ce sont les consignes des riches parrains à « Mort à la faim ». Le regard du narrateur nous montre alors de quelle manière Aykan sabote le site pour qu’il permette de faire plusieurs dons par jour, et met en évidence les scandales liés aux prétendus philanthropes et à leurs entreprises grâce à différents programmes qu’il greffe sur le site qu’ils parrainent.
« De Saison » met en scène une privatisation de la fête de Noël (oui oui) et de ses symboles par diverses entreprises privées, telles que YuleCo, XmasTym ou CocaNicolas, au point qu’il est illégal de le célébrer sans licence d’utilisation ou d’actions dans l’une des firmes, ce qui fait que Noël et ses symboles sont devenus trademarkés, ce qu’on observe dans le fait que les personnages évoquent « NoëlTM », ce qui n’est pas sans rappeler BonheurTM et VieTM d’un certain Jean Baret. La nouvelle montre alors comment divers mouvements sociaux se réapproprient Noël et veulent libérer la fête de l’emprise des entreprises, à travers des descriptions de manifestations mouvementées, avec notamment un détournement de l’attention de la police par des chants de Noël (oui oui). Le mouvement social de « De Saison » peut rappeler d’autres soulèvements ouvriers décrits par l’auteur, avec la grève des dockers Vodyanoï dans Perdido Street Station par exemple.
Ces nouvelles montrent donc la manière dont les grandes entreprises s’approprient le monde, par le biais de privatisations d’éléments patrimoniaux, mais également par la répression, ce qu’on observe dans la manifestation dans « De Saison », et par l’affrontement entre Aykan et les philanthropes dans « Mort à la faim ».
Les nouvelles mettent également en cause les structures dominantes du pouvoir et les crimes légitimés qu’elles perpètrent. Ainsi, « Fondations », dénonce un crime de guerre, et « Jacques », à travers l’évocation de Jacques l’Exauceur et de celui qui l’a dénoncé, montrent comment une structure étatique traite ses criminels, mais également en quoi certains actes desdits criminels servent de soupape de sécurité en donnant aux dominés un héros qui se révolte à leur place.
Enfin, l’évocation des LibRecréés, qui sont des Recréés qui se réapproprient les modifications de leurs corps dans « Jacques » pour dépasser leur condition de criminels punis par une mutilation, et du « Familier » qui acquiert une véritable autonomie et devient indépendant de son créateur en se constituant un corps qui lui est propre, traitent de la manière dont il est possible de se détacher d’une condition prédéterminée pour vivre librement. De la même façon, « Le Tain » évoque la libération d’un peuple entier, dont la vie et même la forme a été décidée par l’humanité.
Le mot de la fin
En quête de Jake et autres nouvelles est un recueil de China Miéville qui regroupe différents récits, qui mélangent les genres et s’ancrent dans l’esthétique grotesque du New Weird, qui met en scène des personnages aux corps modifiés et mutilés, qui acquièrent leur indépendance en se servant des possibilités offertes par les contraintes qu’on leur a imposées.
L’auteur aborde également des questions sociales et politiques, en montrant comment les structures de pouvoirs privées s’emparent du monde, avec cynisme et brutalité.
En quête de Jake et autres nouvelles montre pour moi toute l’originalité de China Miéville, qui parvient à investir la ville de Londres, omniprésente dans le recueil, de plusieurs formes de surnaturel différentes.
Si vous cherchez une bonne porte d’entrée dans les univers foisonnants de cet auteur, je vous recommande ce recueil !
J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de China Miéville : Kraken, Perdido Street Station
Vous pouvez également consulter les chroniques de Just A Word, Outrelivres, Boudicca, Le Chien critique, Gromovar, L’Épaule d’Orion
Bonjour, merci pour l’article ! Ça fait un moment que je croise le nom de cet auteur, je pense qu’il est temps de s’y plonger!
Cordialement Aurélien
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Merci beaucoup pour ce commentaire, je recommande vivement l’auteur 🙂 .
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C’est vraiment singulier, je pense que je vais me laisser tenter.
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Formidable 🙂 .
Bonne lecture !
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J’aime tellement China Miéville!
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Moi aussi, c’est l’un de mes auteurs préférés !
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