Schismatrice +, de Bruce Sterling

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman souvent cité aux côtés de Neuromancien de William Gibson comme figure de proue du Cyberpunk, mais qui me semble un peu trop oubliée. Aujourd’hui, dans Exhumation, je te parle de

Schismatrice +, de Bruce Sterling


Introduction


Bruce Sterling est un auteur de science-fiction américain né en 1954. Il est présenté comme l’une des figures de proue du genre du cyberpunk aux côtés de William Gibson et de son Neuromancien, et avec lequel il a coécrit un roman, La Machine à différences, qui transpose les thématiques du cyberpunk dans un cadre steampunk.

Il apparaît toutefois plus engagé dans ce genre que William Gibson, puisqu’il a par exemple édité la première anthologie cyberpunk, Mozart en verres-miroirs (1986), qui comporte des nouvelles de plusieurs auteurs rattachés au genre, tels que Greg Bear, Pat Cadigan, ou encore Paul Di Filippo, qui s’est également illustré dans le steampunk et le biopunk, avec La Trilogie Steampunk et Ribofunk. Cette anthologie comporte une préface de Bruce Sterling, qui donne une définition du Cyberpunk, qu’il pense comme un « mouvement ».

Certains thèmes centraux ressurgissent fréquemment dans la S-F cyberpunk. Celui de l’invasion corporelle : membres artificiels, circuits implantés, chirurgie esthétique, altération génétique. Ou même, plus puissant encore, le thème de l’invasion cérébrale : interfaces cerveau-ordinateur, intelligence artificielle, neurochimie – techniques redéfinissant radicalement la nature de l’humanité, la nature du moi.


Bruce Sterling avance donc que le Cyberpunk traite de l’interfaçage homme-machine, mais, également de modifications génétiques, et d’IA, ce qui met en jeu la question de la définition de l’humanité et de l’identité. Il en donne également les influences.

« Venus de la New Wave : le punch zonard de Harlan Ellison ; le chatoiement visionnaire de Samuel Delany ; la dinguerie en roue libre de Norman Spinrad et l’esthétique rock de Michael Moorcock ; l’audace intellectuelle de Brian Aldiss ; et toujours, toujours, J. G. Ballard.

D’une tradition plus « hard » : la perspective cosmique d’Olaf Stapledon ; les préoccupations scientifiques/politiques de H. G. Wells ; les extrapolations acérées de Larry Niven, Poul Anderson et Robert Heinlein.

D’autre part, les cyberpunks chérissant tout particulièrement les visionnaires dans l’âme : la créativité bouillonnante de Philip José Farmer ; le brio de John Varley ; les jeux sur la notion de réalité de Philip K. Dick ; les envolées et les gambades façon beatnik d’Alfred Bester. Avec une admiration toute spéciale à l’endroit d’un auteur qui intègre de manière inégalée technologie et littérature : Thomas Pynchon. »


L’énumération de noms d’auteurs associés à des éléments distinctifs qu’effectue Bruce Sterling montre, comme il le dit lui-même, que les auteurs du mouvement cyberpunk (ou en tout cas, au moins Sterling lui-même), ont grandi baignés par la littérature de SF, mais également qu’ils se positionnent par rapport à leurs prédécesseurs, qu’ils connaissent, revendiquent et contestent parfois (ce type de position s’observe d’ailleurs déjà dans Dr Adder de K. W. Jeter). Ils disposent donc d’une érudition en matière de SF qui nourrit leur écriture et les futurs qu’ils décrivent.

Cette réflexion sur le genre du Cyberpunk peut permettre d’éclairer la lecture et la réflexion sur le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, à savoir Schismatrice, paru en 1985 aux Etats-Unis, et en 1986 dans la collection Présences du futur de Denoël, dans une traduction de William Olivier Desmond. A ce roman s’ajoutent des nouvelles qui le complètent, publiées dans le recueil Crystal Express, paru en 1989 et traduit en 1991 par Jean Bonnefoy pour Présences du futur. Le roman et les nouvelles qui se déroulent dans son univers ont été regroupées en 2002, dans la collection FolioSF de Gallimard. Ils forment l’Univers des Mécas et des Morphos. À noter que les éditions Mnémos rééditeront les récits de cet univers en 2022 (un grand merci à Frédéric Weil pour le renseignement).

Voici la quatrième de couverture de ce recueil :

« Dans une humanité déracinée, peuplant le système so­laire de gigantesques stations orbitales, écartelée entre les tenants de l’évolution par la technologie et ceux de la manipulation génétique, Abélard Lindsay, jeune diplo­mate issu de la République corporative circumlunaire de Mare Serenitatis, tente de trouver son chemin. Fils d’aristocrate, il doit apprendre à survivre, à choisir son camp. Mais au moment où l’homme évolue, cesse d’exister en tant que tel pour se scinder en espèces nou­velles, il croit enfin comprendre son destin : réconcilier Mécas et Morphos autour d’un projet grandiose, la terraformation des mondes… »

Dans mon analyse du roman et des nouvelles de Schimastrice +, je traiterai d’abord de la manière dont Bruce Sterling met en scène des transhumanités, des posthumanités et des aliens, puis je m’intéresserai au pessimisme et à l’optimisme des récits, pour enfin aborder sa question et la question de sa postérité. Comme il s’agit d’un roman et de nouvelles assez denses, il s’agira davantage de vous en donner une vision d’ensemble plutôt que de traiter de la totalité des thématiques de l’œuvre.

L’Analyse


Transhumanités, Posthumanités, aliens


Le roman et les nouvelles de Schismatrice + se situent dans un futur lointain, dans lequel l’humanité a quitté la Terre, devenue un sanctuaire intouché, et s’est divisée, au sein du Système solaire et ailleurs, en deux factions d’abord transhumaines, puis posthumaines (j’y reviendrai) farouchement opposées. D’un côté, on trouve les Mécas, partisans des modifications technologiques qui portent des implants cybernétiques plus ou moins évolués, d’implants oculaires qui leur permettent de mieux voir ou des bras mécaniques, à des outils de contrôle informatique des organes, ou même une numérisation intégrale de l’esprit, avec les personnages « céphalo-câblés », qui sont devenus des entités virtuelles. De l’autre, on trouve les Morphos, qui ont modifié leur génome et ont conditionné leur cerveau pour l’analyse et le décryptage comportemental, et se reproduisent de manière artificielle, en créant leur progéniture de A à Z, qui sont alors « planifiés » à partir des gènes de différentes dynasties. On observe d’ailleurs que les individus Morphos « non planifiés », à l’instar de Lindsay, sont très mal perçus par leur communauté.

Chacune de ces deux communautés est victime de son obsolescence face aux générations suivantes, puisque les vieux mécanistes ont des prothèses dont les performances sont peu à peu dépassées par les modèles plus récents, tandis que les Morphos les plus âgés entrent parfois en conflit avec leur lignée génétique, comme le montre l’exemple des « super-cracks », des jeunes Morphos dont le Q.I. dépasse 200, et qui se rebellent contre leurs parents. Les Morphos sont également dépassés par le déterminisme qu’ils imposent à leur descendance, créée pour servir leurs intérêts mais qu’elle ne rejoint pas forcément.

Les Mécas et les Morphos apparaissent ainsi aliénés par leur condition de transhumains, puisque malgré leur longévité, ils apparaissent de plus en plus obsolètes et dépendants des modifications qu’ils ont subies. Ils doivent alors se métamorphoser, métaphoriquement ou non, pour s’actualiser et égaliser avec les personnages plus jeunes qu’eux. Abélard Lindsay, le personnage principal du récit, change par exemple plusieurs fois d’identité pour masquer son passé et s’élever socialement. Lors de son exil au « Zaibatsu », il se nomme ainsi « Lin Tsé », lorsqu’il intègre Goldreich-Tremaine, il se fait appeler « Abélard Mavridès », et « Andrew Bela Milosz » lorsqu’il se trouve au cartel de Dembrowska. Par la suite, son nom devient une source de rumeurs et de légendes, puisqu’il est considéré comme un personnage historique, en raison de son âge, mais également et surtout en raison des événements qu’il a vécus et influencés. D’autres personnages se métamorphosent, à l’instar de Rioumine, que Lindsay rencontre au Zaibatsu, qui devient « céphalo-câblé » et abandonne son corps organique, de Landau dans la nouvelle « La Reine des cigales », qui se transforme pour échapper à la chute de l’Essaim de Czarina, ou de Kitsouné, dont la trajectoire montre à quel point les personnages de Schismatrice se transforment.

En effet, Lindsay croise le personnage de Kitsouné au cours des trois parties du roman. Dans la première partie, c’est une femme Morpho capable de manipuler son entourage pour diriger sa faction dans l’ombre, qui se fait l’alliée de Lindsay. Dans la deuxième partie, elle se trouve dans le cartel Méca de Dembowska, débarrassée de son corps humanoïde pour s’incarner dans une gigantesque structure de chair et de peau (oui oui), qui a littéralement des yeux partout et dirige le cartel dans l’ombre. Cette première transformation du personnage marque sa capacité à changer pour maintenir et renforcer son pouvoir. Dans la troisième partie, le cartel de Dembowska est littéralement devenu le corps de Kitsouné, dont le développement s’est accru grâce à la « technologie charnelle », ce qui fait que son corps pèse « quatre cent mille huit cent douze tonnes » (oui oui), et se trouve capable de s’auto-aménager, puisqu’elle fabrique de véritables hôtels de chair, mais également de créer des corps organiques, appelés les « Fils des Parois ». Elle se trouve alors à la tête d’un véritable corps politique (sans mauvais jeu de mots), puisqu’elle détient le titre de « Paroi Mère » et dirige Debrowska en pleine lumière, tout en détenant un contrôle absolu de ce qui s’y déroule. Les métamorphoses et l’accroissement progressifs du corps de Kitsouné lui permettent alors de passer de l’ombre à la lumière, pour lui conférer un véritable pouvoir politique.  

L’évolution de Kitsouné montre également que certaines des transhumanités de Schimastrice s’éloignent progressivement, et de plus en plus radicalement, de l’humanité standard, pour devenir une multitude de « clades » de posthumanités, réparties en différentes sociétés situées sur une échelle de « niveaux de complexité de Prigogine ». En effet, Bruce Sterling reprend et cherche à illustrer les théories du physicien Ilya Prigogine sur la complexité à la fois sur le plan des avancées scientifiques, de l’anthropologie, de la politique et des changements sociétaux, en montrant comment les structures collectives peuvent dépasser l’entropie et le déterminisme pour devenir de plus abouties. C’est justement cette théorie de la complexité qui motive deux grands projets du roman, à savoir la création de l’essaim de Czarina, mais aussi la terraformation de Mars, qui s’opère dans Schimastrice et dont on voit les conséquences dans les nouvelles « La Reine des cigales » et « Jardins engloutis », qui traitent du destin plus ou moins heureux de la planète.

A l’évolution progressive de la société spatiale s’ajoute l’évolution des paradigmes des transhumanités, Morphos et Mécas, qui deviennent différents « clades » (terme que Bruce Sterling emprunte à la biologie) de posthumanités, formant de nouveaux groupes éloignés de l’humanité standard et des autres transhumains. On l’observe avec les « Homards », qui se sont séparés des Mécas et du reste de l’humanité en vivant « dans une combinaison spatiale permanente d’un noir mat, hérissée des protubérances de sa machinerie interne et constellée des prises femelles en or ». Ces combinaisons intégrales sont également décrites comme des « systèmes de survie […] truffés de moteurs, d’appareillages et de connecteurs d’interface.», qui leur permettent de se couper des besoins de nourriture et d’hydratation, et de survivre dans le vide de l’espace. Les Structurants, qu’on observe dans « La Reine des cigales » sont quant à eux une catégorie de Morphos dont l’hémisphère cérébral droit est « grotesquement amplifié », ce qui leur confère une intuition extrêmement développée, avec un esprit extrêmement inventif et vif. L’auteur évoque également d’autres groupes, tels que les Intelligences spectrales ou les partisans du Bain de Sang. Ces différentes posthumanités marquent bien la naissance de clades dans l’humanité, qui devient alors une espèce mère et un souvenir de plus en plus lointain.

L’univers de Schismatrice met également en scène des espèces radicalement différentes de l’humanité, avec notamment les Investisseurs, qui sont des reptiles aliens capitalistes (oui oui), qui détiennent des technologies extrêmement avancées, tant sur le plan de la physique, puisque leurs vaisseaux peuvent effectuer des voyages interstellaires avec une grande facilité que sur le plan de la biologie, puisque certains de leurs animaux de compagnie sont capables de littéralement reconfigurer leur ADN pour changer de forme, comme on peut l’observer dans la nouvelle « Rose l’Aragne ». L’espèce des Investisseurs montre que l’humanité est loin d’être seule dans l’univers, mais elle permet également, de manière plus ou moins directe et durable, d’une paix entre Mécas et Morphos. Cependant, la « Pax Aliena » instaurée par les Investisseurs s’effrite à mesure que les deux factions évoluent et nourrissent des projets de plus en plus ambitieux. On observe également que l’humanité cherche à s’approprier les richesses ainsi que la technologie des Investisseurs, bien plus avancée que la sienne. Cependant, les reptiles infantilisent leurs partenaires commerciaux humains, et ne leur vendent que ce qui ne constitue pas un danger pour leur espèce. Les échanges entre l’humanité et les Investisseurs, s’ils permettent un florissement du commerce, s’effectuent majoritairement à l’avantage des reptiles. Les Investisseurs apparaissent cependant hypocrites à l’égard de leurs partenaires commerciaux, puisque les technologies qu’ils utilisent ne leur appartiennent vraisemblablement pas. On peut alors supposer qu’ils cherchent à conserver un monopole sur des objets qu’ils se sont appropriés, plutôt que de vouloir protéger l’humanité d’éléments qu’elle ne maîtrise pas, ce qui rejoint leur philosophie pragmatique et perpétuellement portée sur le profit, au point que leur morale est cadrée par ce qui est « mauvais pour les affaires ». Cependant, certains êtres humains parviennent à tirer leur épingle du jeu face aux Investisseurs, et tirent parti de leur fortune, avec par exemple l’Essaim de Czarina, une communauté humaine qui se construit autour d’une reine Investisseur.

Bruce Sterling décrit d’autres espèces aliens, avec par exemple « L’essaim », qui met en scène des créatures dotées d’un esprit de ruche considérablement développé, mais qui n’est pas « intelligente », ce qui porte le capitaine-docteur Simo Afriel à croire qu’il s’agit d’une espèce facilement réductible en esclavage. Cette nouvelle montre alors l’orgueil et l’anthropocentrisme dont l’être humain peut faire preuve, mais elle questionne également l’utilité de l’intelligence pour la survie d’une espèce lorsqu’elle rentre en conflit avec d’autres créatures évoluées.

Un univers futur foisonnant de noirceur…


Le futur dépeint par Bruce Sterling est marqué par la noirceur qui s’en dégage.

L’univers de Schismatrice regorge de conflits politiques internes à l’humanité, avec d’abord le conflit perpétuel entre Mécas et Morphos, qui mènent un conflit acharné visant à détruire leur adversaire. Cette guerre n’est pas ouverte parce que les deux factions possèdent des armes de destruction massives, mais elle transparaît dans l’espionnage industriel, des assassinats et des purges politiques menées par l’un comme l’autre camp, ou dans les luttes d’influence auprès des Investisseurs, ou au sein de structures supposément neutres telles que l’Essaim de Czarina.

C’est cette lutte qui conduit Abélard Lindsay et Philip Constantin, humains standard ayant reçu un entraînement de Morphos qui les a poussés à s’opposer aux Mécanistes présents sur leur monde, la république circumlunaire de Mare Serenitatis avec pour conséquence leur séparation brutale et une lutte qui s’étend sur des décennies. En effet, Lindsay a été banni de son monde, puis, à la suite d’un coup d’état de Constantin, il doit s’opposer à son ancien ami devenu ennemi mortel qui le traque pour le tuer. Lindsay voyage alors à travers différents mondes, de station Mécas désaffectées où les dissidents sont envoyés, du Zaibatsu circumlunaire de Mare Serenitatis au cartel de Dembowska où se trouve Kitsune, en passant par le Red Consensus, un vaisseau spatial qui constitue une véritable république mobile dans l’espace (oui oui), et l’Essaim de Czarina, véritable foisonnement de factions réunies autour d’une reine Investisseur. Ses voyages lui permettent d’une part d’échapper à Constantin, mais également de renforcer son pouvoir politique contre lui afin de pouvoir l’affronter et le défaire. Le regard innocent de Lindsay permet à Bruce Sterling de décrire différents environnements et systèmes politiques, au sein desquels son personnage s’immisce et étend son réseau d’influence grâce à différents stratagèmes et manipulations qui lui viennent de son entraînement diplomatique Morpho. Cela lui permet d’accéder à une sorte d’état de conscience second qui lui permet d’analyser et décrypter les gestes de ses interlocuteurs, mais le rend aussi bien plus pragmatique apte à la manipulation, en étant libéré des émotions. Ce « second mode de conscience » peut rappeler le très récent « mode savant » des homo quantus du Magicien Quantique de Derek Künsken.

Mais malgré ses capacités de « diplomate Morpho », Lindsay se trouve dans la tourmente, d’abord parce qu’il est activement recherché par Constantin et ses agents, et ensuite parce que cette lutte entraîne la disparition de certains de ses proches. Le personnage doit alors faire de son mieux pour survivre dans un monde en mutation perpétuelle et tirer son épingle du jeu. Le parcours de Lindsay montre également comment, au fil des années, puis des décennies, le personnage devient une véritable figure historique et une légende, au point de discuter philosophie et politique avec un jeune homme qui porte son prénom, Abélard Gomez (oui oui), à propos de… sa propre philosophie (oui oui) et de ses actes, puisque le jeune homme lui déclare :

« Si Abélard Lindsay vivait aujourd’hui, c’est sur ce genre de projet qu’il travaillerait. »

Lindsay se trouve alors confronté à son influence sur la jeunesse et le poids historique de ses actes, et se nourrit de la manière dont il inspire les générations pour accomplir ses propres objectifs.

L’univers des Mécas et des Morphos met également en scène des populations aliénées et marginalisées par les pouvoirs politiques, ce qu’on observe dans des lieux où on ne retrouve que des marginaux et des réprouvés, à l’image du Zaibatsu, où vivent des personnes en disgrâce et des « apaches », c’est-à-dire des pirates de l’espace, ou de l’astéroïde Esairs XII, où se trouvent des Morphos de la lignée génétique Mavridès, envoyés pour servir d’avant-poste isolé contre les Mécas. Ces Morphos se trouvent alors dépossédés d’une potentielle vie publique au profit d’une utilité politique et sécuritaire et vivent enfermés dans un astéroïde qu’ils ont dû aménager en creusant eux-mêmes. De la même manière, le personnage de Mirasol de la nouvelle « Jardins engloutis » est utilisée par sa faction, les Structurants, se distinguer lors d’un concours d’aménagement par terraformation sur Mars et gagner du pouvoir. Les « céphalo-câblés » sont également dépossédés de leur autonomie, puisque leur vie dépend de leur argent et des informations qu’ils peuvent vendre, et peuvent être considérés comme du « matériel périssable » sur le plan légal.

L’univers mis en scène par l’auteur déshumanise l’être humain alors qu’il prétend le faire évoluer. Néanmoins, de l’espoir subsiste dans la Schismatrice.

… et d’espoir


En effet, la trajectoire d’Abélard Lindsay montre que l’optimisme est parfois possible pour l’entièreté de l’humanité. Lindsay cherche adhère en effet aux idées posthumanistes de Wellspring, un personnage féru de philosophie et désireux de faire sortir l’humanité du giron des Investisseurs (ou d’inverser les rapports de pouvoir) afin de provoquer son évolution et son entrée dans la posthumanité, mais cherche également à mettre en œuvre la terraformation de Mars afin de recréer un environnement planétaire propice à la vie plutôt qu’une station spatiale. Cette terraformation consiste d’abord à amener l’eau sur la planète rouge par le biais de l’impact d’astéroïdes, dont la glace et les impacts vont créer des cratères où des écosystèmes peuvent être développés.

Ce projet pharaonique, porté par Wellspring et Lindsay, est d’abord perçu comme étant un coup monté et une véritable arnaque, mais il conduit une partie de l’humanité à s’unir autour d’un même objectif, celui de faire en sorte que l’humanité soit à l’origine de la vie, et non plus l’inverse. S’il n’est pas exempt de calculs politiques et de conséquences funestes, le projet de terraformation permet de contourner les guerres et de créer des objets qui dépassent l’humanité, comme le montre la fin du roman, mais également les nouvelles « La Reine des cigales » et « Jardins engloutis », qui traitent de la mise en place plus ou moins heureuse de la terraformation, à travers les regards de Landau dans la première nouvelle et de Mirasol dans la seconde.

La formation de la République Populaire Corporative de l’Essaim de Czarina, aussi appelée Essaim de Czarina, peut également être perçue comme un espoir, puisqu’il réunit et accepte toutes les populations sous sa bannière, Mécas, Morphos comme posthumains, qui deviennent alors des « Ecza », indépendamment de leurs origines sociales. Malgré son équilibre fragile et la multitude de factions politiques opposées qu’il héberge, l’Essaim de Czarina apparaît comme un laboratoire sociopolitique, au sein duquel germent les idées posthumaines, mais aussi celles de la terraformation. On remarque que ces idées sont rattachées à la pensée de Prigogine, dont les Niveaux de Complexité irriguent l’œuvre de Bruce Sterling, à travers les théories de Wellspring, puis de Lindsay, dans la troisième partie du roman.

Cyberpunk, postérité ?


Schismatrice est classé, aux côtes de Neuromancien de William Gibson, dans le genre du Cyberpunk, mais il en est très différent. Je précise ici qu’il ne s’agit pas ici de faire un jugement, mais d’examiner leurs différences. Si le roman de William Gibson se déroule dans les zones urbaines de la Terre d’un futur proche, Schismatrice ne met (presque) pas en scène notre planète et se déroule dans un futur lointain, après la colonisation de l’espace par l’humanité et son abandon d’une Terre détruite. L’univers de Bruce Sterling se distingue également de celui de William Gibson dans le fait qu’il met en scène une transhumanité qui semble plus avancée technologiquement que celle de Neuromancien, ce qui s’explique dans le fait que Schismatrice se déroule dans un futur plus lointain. Les esprits numérisés peuvent ainsi voyager d’une planète à l’autre, les individus qui s’interfacent à des machines peuvent prolonger leur vie sur des décennies, il est possible de programmer le code génétique des enfants lors de grossesses extra-utérines, ou de survivre au vide spatial en se greffant une combinaison dans le roman de Bruce Sterling. William Gibson décrit quant à lui un début de transhumanité, comme le montrent les hackers tels que Case, ou les êtres humains numérisés comme le construct de Dixie Trait-Plat, qui restent dépendants d’une informatique du futur proche, avec des consoles et des cartouches de mémoire.

Ainsi, si Schismatrice peut être rattaché au Cyberpunk parce qu’il dépeint des évolutions de l’humanité grâce aux machines avec lesquelles elle s’interface, il contient néanmoins les germes d’autres sous-genres. En effet, les Morphos et leurs manipulations génétiques, les altérations biologiques de l’être humain et la présence de biotechnologies préfigurent le Biopunk, genre dans lequel s’illustrent par exemple Paul J. McAuley avec Féerie ou Nancy Kress avec L’une rêve, l’autre pas.

Mais surtout, Schismatrice traite des questions de l’évolution de la société humaine au contact de l’espace, mais aussi de son évolution en tant qu’espèce, avec les transhumains que sont les Mécas et les Morphos, mais aussi les posthumanités qui découlent de ces deux factions. Ces thématiques sont déjà abordées dans des œuvres contemporaines de Schismatrice, par Octavia Butler dans le roman Clay’s Ark (1984, traduit en français sous le titre Humains, plus qu’humains), ou Greg Bear dans La Musique du sang (1985), mais qui reviennent dans des œuvres ultérieures, de Diaspora de Greg Egan (1997) au Magicien quantique de Derek Künsken (2018) et les nouvelles de la Fabrique des lendemains de Rich Larson (2020), en passant par Vision Aveugle de Peter Watts (2006) et Danses AériennesdeNancy Kress.

La présence du posthumanisme et du transhumanisme dans la SF contemporaine de l’extrême contemporain ne signifie pas que tous les auteurs qui s’emparent de ces thématiques ont lu Schismatrice. Cependant, cela signifie que les interrogations et les thématiques soulevées par Bruce Sterling dans la préface de Mozart en verres-miroirs, en 1986, sont toujours, et sans doute plus que jamais, d’actualité, au sein de la science-fiction comme dans le monde contemporain.

Le mot de la fin


Schismatrice + est un recueil de Bruce Sterling qui réunit un roman et cinq nouvelles de science-fiction magistrale.

L’auteur dépeint un futur assez lointain, où l’humanité a quitté la Terre pour se répartir dans l’espace, au sein de stations orbitales. Deux factions se livrent un conflit perpétuel, les Mécas, des êtres humains augmentés par des implants cybernétiques, et les Morphos, qui s’appuient sur la programmation et la modification génétique. Ce conflit va cependant être perturbé par le premier contact entre l’espèce humaine et celle des Investisseurs, des reptiles capitalistes dont les objectifs sont le profit pur.

Au sein de cette société en mutation presque perpétuelle, le lecteur suit Abélard Lindsay, banni la république circumlunaire de Mare Serenitatis, qui voyage entre différentes sociétés et cherche à affronter et se venger de Philip Constantin, son ancien ami devenu rival mortel. Lindsay traverse ainsi les sociétés, mais aussi le temps, et devient peu à peu une véritable légende, mais aussi un instigateur de changement social, parce qu’il cherche à unifier l’humanité autour de projets tels que la terraformation ou la philosophie posthumaniste.

Pour moi, Schismatrice + est un monument de la science-fiction, et je ne peux que vous le recommander.

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