Vers les étoiles, de Mary Robinette Kowal

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’une uchronie sociale et spatiale.

Vers les étoiles, de Mary Robinette Kowal


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse de la collection Lunes d’Encre de Denoël. Je remercie chaleureusement Pascal Godbillon pour l’envoi du roman !

Mary Robinette Kowal est une autrice de Science-Fiction et de Fantasy américaine née en 1969. Pour elle, écrire des récits de littérature de l’imaginaire relève d’un véritable acte politique, et on pourra l’observer dans la manière dont elle traite de ses personnages. Parmi ses écrivains préférés, elle cite Guy Gavriel Kay, Nancy Kress, Brandon Sanderson, Steven Brust, Ellen Kushner et Paolo Bacigalupi.

Vers les étoiles, publié en version originale sous le titre The Calculating Stars en 2018, a été traduit par Patrick Imbert pour la collection Lunes d’Encre de Denoël. Le roman a reçu les prix Hugo, Locus et Nebula, qui sont trois des prix les plus importants des littératures de l’imaginaire, et le prix Sidewise, qui récompense les œuvres d’uchronie. Un recueil de nouvelles de l’autrice, La Lady Astronaute de Mars, est paru en même temps que Vers les étoiles dans la collection FolioSF de Gallimard. Le roman s’inscrit dans un cycle, celui de la Lady Astronaute, mais reste tout à fait lisible de manière indépendante.

En voici la quatrième de couverture :

« 1952. Une météorite s’écrase au large de Washington, dévastant une grande partie de la côte Est des États-Unis et tuant la plupart des habitants dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. Par chance, Elma York et son mari, Nathaniel, en congé dans les Poconos, échappent au cataclysme et parviennent à rejoindre une base militaire.

Elma, génie mathématique et pilote pendant la Seconde Guerre mondiale, et Nathaniel, ingénieur spatial, tentent de convaincre les militaires que la météorite n’a pu être dirigée par les Russes. Mais, ce faisant, ils découvrent que la catastrophe va dérégler le climat de manière irréversible et entraîner, à terme, l’extinction de l’humanité.

Seule issue : l’espace. Une coalition internationale lance un programme spatial de grande envergure… inaccessible aux femmes. Elma compte pourtant bien y prendre part et devenir la première Lady Astronaute. »

Dans mon analyse du roman, j’évoquerai d’abord le cadre uchronique et la mise en scène de la conquête spatiale dans le roman, puis je traiterai la manière dont Mary Robinette Kowal évoque les luttes sociales et les conventions sociales aliénantes.

L’Analyse


Uchronie et conquête spatiale


Avant de continuer, il convient de définir ce qu’est une uchronie. Une uchronie est une réécriture de l’Histoire à partir d’un point de divergence, c’est-à-dire un moment où les événements ne se déroulent pas de la même manière que dans l’Histoire que nous connaissons, ce qui occasionne un certain nombre de changements par rapport à notre réalité. Par exemple, Le Maître du haut château de Philip K. Dick, paru en 1962, est une uchronie dans laquelle les Alliés ont perdu la Seconde guerre Mondiale. Il existe des uchronies qui réécrivent plus volontiers avec des siècles anciens, à l’image de la trilogie du Grand Siècle de Johan Heliot, qui réécrit le 17ème siècle, au cours duquel Louis XIV se lance dans la conquête spatiale après avoir rencontré une intelligence extraterrestre (oui oui).

Le roman de Mary Robinette Kowal traite également de la conquête spatiale, mais le point de divergence de Vers les étoiles est violent et dramatique. En effet, dans la réalité alternative que l’autrice dépeint un météore s’écrase sur Terre le 3 Mars 1952, et raye de la carte Washington D. C. et une grande partie de la côte Est dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres, causant une onde de choc qui génère des catastrophes naturelles, aux États-Unis mais aussi à l’étranger, avec des raz de marée qui frappent les côtes américaines, mais aussi le Maroc, le Portugal et l’Irlande, un grand nombre d’incendies, mais aussi des séismes qui engendrent des morts jusqu’en Iran, par exemple. La chute du météore tue ainsi des dizaines de milliers de personnes, et en force des centaines de milliers d’autres à fuir leur logis pour se réfugier ailleurs. Les conséquences de la chute du météore s’observent dans les observations du personnage principal, Elma York, qui voit son monde changer, mais également dans les extraits d’articles de presse présents en incise des chapitres du roman, qui décrivent l’actualité de la réalité alternative dépeinte par l’autrice.

La chute de la météorite engendre des modifications profondes, que la communauté scientifique tente d’anticiper.  Elma York évoque ainsi l’effet de serre qui va causer une accélération brutale du réchauffement climatique, au point que la neige peut disparaître d’Amérique du Nord sous cinquante ans, les températures estivales peuvent atteindre cinquante degrés, l’humidité peut monter en flèche, ou même que les océans se mettent à bouillir (oui oui). L’humanité est donc condamnée si elle reste sur Terre, parce que celle-ci ne sera plus en mesure d’accueillir la vie (humaine en tout cas). L’Homme doit alors aller dans l’espace pour chercher une autre planète pour la coloniser.  

La conquête spatiale est donc lancée parce qu’elle répond à un impératif de survie de l’espèce humaine, et non dans une optique de course technologique avec l’URSS comme pendant la Guerre Froide de notre réalité, même si celle-ci est évoquée, notamment dans le fait que des militaires américains soupçonnent une action des soviétiques, qui auraient pu lancer une bombe, ou même détourner le météore (oui oui). Dans l’époque alternative que Mary Robinette Kowal décrit, le progrès technologique menant vers la conquête spatiale est une véritable nécessité qui s’impose face aux conséquences de la chute de la météorite.

Toutefois, la communauté scientifique et les équipes du NACA (ancêtre de la NASA) sont confrontés au scepticisme de la population non-scientifique vis-à-vis de la nécessité du programme spatial et vis-à-vis du changement climatique, parce qu’elle est peu, pas ou mal informée, ou parce qu’elle ne mesure pas l’ampleur des conséquences de la catastrophe qui a frappé le monde. Elma York croise par exemple des personnages qui pensent que les théories sont fausses parce qu’elles ne voient pas directement ce qu’elles mettent en évidence (ce qui un peu un équivalent du « la Terre est  plate parce que je ne vois pas la courbure de la Terre »), ou que le réchauffement climatiques ne serait finalement qu’un mauvais moment à passer. Ce scepticisme face à la science fait écho à l’actualité, dans le rapport des individus à l’information.

La communauté scientifique du roman forme alors une communauté qui est presque exclue du reste de la société à cause de sa charge de travail et des missions qu’elle doit remplir, puisqu’Elma et ses collègues ne fréquentent pas de non-scientifiques (ou peu de personnes véritables externes au projet de conquête spatiale de la NACA). Certaines rencontres montrent donc à Elma, son mari et ses collègues que l’approbation de la population n’est pas unanime vis-à-vis du programme spatial.

Le programme spatial et ses avancées sont d’ailleurs décrits de manière documentée et précise par Mary Robinette Kowal, qui retrace la part de recherches documentaires et de rencontres avec des astronautes, des pilotes et même un physicien des fusées dans son processus d’écriture. Vers les étoiles envisage alors la conquête spatiale avec des détails techniques, tels que des formules mathématiques et des calculs effectués par les calculatrices, puisqu’avant que l’informatique ne permette de calculer des trajectoires spatiales, des femmes s’en occupaient manuellement (oui oui). Parmi les questions techniques, le roman aborde aussi la conception des fusées, de leur lancement, et de leur carburant. L’autrice décrit également des incidents plus ou moins graves, avec une fusée qui s’écrase sur une ferme, et un blocage de sas lors d’une sortie extravéhiculaire, par exemple. On observe également l’entraînement des astronautes et les conditions parfois extrêmes de son déroulement, ainsi que les lancements réels de fusées. La conquête spatiale décrite dans le roman s’inscrit certes au sein d’une histoire alternative, mais elle retrace certaines avancées techniques réelles. En cela, Vers les étoiles, par son aspect documenté et ses descriptions techniques, met en scène l’histoire des sciences et de l’évolution technologique, en rappelant par exemple que l’informatique de l’époque fonctionnait avec des cartes perforées.

Conventions aliénantes et luttes sociales


Vers les étoiles est fortement marqué par des thématiques et des luttes sociales, ce qui montre que Mary Robinette Kowal envisage l’écriture de ses récits comme un acte politique.

Le récit est pris en charge à la première personne par Elma York, qui détient un doctorat de mathématiques et également pilote d’avion. Elle est mariée à Nathaniel York, ingénieur en aéronautique au NACA. Le roman, à travers le point de vue d’Elma, insiste sur sa condition de femme, mais aussi d’épouse, qui transparait dans la manière dont Elma pense, marquée par toutes les pressions sociales que les femmes subissent dans l’Amérique des années 1950 (et pas seulement, malheureusement). En effet, elle accorde une importance faramineuse au regard des autres, comme en témoigne la récurrence de la phrase « Mais qu’est-ce que les gens vont penser » dans l’esprit du personnage, elle doit faire face à une charge mentale considérable dans son foyer. En dépit de son travail de mathématicienne au NACA, elle doit par exemple s’occuper des factures et du courrier. Elle se trouve mise en retrait par rapport à son mari, au point que ses interlocuteurs ignorent ses compétences, puisqu’elle est vue comme « la femme du Dr York », alors qu’elle détient également un doctorat, et qu’elle accomplit autant de prouesses que lui, comme le montre une scène de rendu d’examen mathématiques pour astronautes lors de laquelle on la fait travailler sur des formules… qu’elle a elle-même mis au point (oui oui).

Le roman décrit aussi l’aliénation des femmes qui travaillent à la NACA comme calculatrices, parce qu’elles subissent des agressions sexuelles de la part de leurs supérieurs et sont déshumanisées, puisqu’on les voit comme des « calculettes », et non des calculatrices. Cette aliénation des femmes de la NACA et leur réduction à une place subalterne apparaît paradoxale et marquée par un sexisme et une misogynie particulièrement virulents. Les femmes montrent en effet qu’elles sont largement aussi méritantes que les hommes, de par leurs diplômes, ou même leurs prouesses militaires, puisqu’elles qu’elles ont parfois accompli des exploits pendant la guerre. On apprend ainsi qu’Elma et plusieurs de ses collègues ont été pilotes dans les WASP, ou Women Airforce Service Pilots, une unité de femmes pilotes chargées de missions logistiques pendant la Seconde guerre Mondiale. Ainsi, malgré leurs états de service, les femmes pilotes ne sont pas acceptées au sein du programme spatial, et ne peuvent donc pas devenir astronautes, notamment à cause des préjugés sexistes de certains membres de la NACA, dont Stetson Parker, un misogyne harceleur sexuel qui fait tout pour empêcher Elma, et les femmes de manière générale de devenir astronaute.

L’autrice aborde également la condition des femmes de couleur, qui sont encore plus discriminées car elles sont victimes de racisme en plus du sexisme. Leur condition se trouve mise en lumière par d’autres personnages de femmes pilotes, à l’image de Huilang « Helen » Liu, d’origine taïwanaise, ainsi qu’Imogene Braggs et Sarah Coleman, qui sont afro-américaines, qui cherchent également à intégrer le programme des astronautes, qui ne comporte que des hommes blancs. Les femmes pilotes doivent alors présenter un front uni pour intégrer les rangs des astronautes. On observe ainsi que même dans le contexte urgent qui nécessite la création de colonies spatiales, les discriminations racistes et sexistes continuent d’exister, au point que seuls les blancs sont secourus pendant les jours qui suivent la chute de la météorite, avant qu’Eugene et Myrtle Lindholm, militaire et calculatrice au NACA, fassent jouer leurs relations pour sauver des personnes noires.

Mary Robinette Kowal traite également de la judaïté d’Elma et de son mari, qui se confrontent au fait que le NACA emploie un ancien nazi, Wernher von Braun alors que le souvenir des atrocités perpétrées dans les camps les hante. Elle traite également des préjugés auxquels se heurtent les juifs dans la société américaine.

Pour lutter contre les discriminations, Elma se lance dans un combat pour que toutes les femmes puissent être inclues dans le programme de formation des astronautes si elles ont les compétences requises. Elle devient alors la « Lady Astronaute » véritable symbole du droit des femmes à devenir astronautes, et du droit des femmes tout court, parce qu’elle est présente dans les médias, parce qu’elle est interrogée par des journalistes, participe à des émissions qui inspirent les jeunes filles qui souhaitent à leur tour devenir astronaute. Mais malgré son ethos, constitué à la fois par ses compétences de mathématicienne et de pilote et du symbole qu’elle représente pour celles qui souhaitent devenir astronautes, Elma est frappée par un violent syndrome de l’imposteur causé par son image d’elle-même, renforcé par le sexisme et la pression qui pèsent sur ses épaules. Ce syndrome de l’imposteur prend aussi racine dans son anxiété et sa peur du regard des autres, qui engendrent de violentes crises d’angoisse accompagnées de vomissements. Sans rentrer dans les détails, elle prend alors du Miltown, un anxiolytique qui lui permet de tenir ses problèmes à distance. Le combat d’Elma se joue donc contre une société et ses préjugés, mais également contre elle-même. À ce titre, certaines scènes sont particulièrement difficiles, parce qu’elles donnent à voir les murs auxquelles elle se heurte, ou ce qu’elle subit malgré elle, comme lorsqu’une amie journaliste lui impose de rencontrer des dizaines de personnes, par exemple.

Malgré la dureté des combats qu’elle mène, Elma ne manque pas d’humour qu’on observe dans certaines adresses d’Elma au lecteur (« Ne jouez pas les offusqués » lorsqu’elle évoque sa vie sexuelle, par exemple), ou dans les commentaires piquants de certaines situations. L’autrice décrit également les moments de bonheur que son personnage partage avec son mari et sa famille, notamment son frère, Hershel, ainsi que son neveu et sa nièce. Certaines des discussions entre Elma et ses collègues calculatrices sont également pleines d’humour, lorsqu’elles évoquent les erreurs de leurs collègues masculins par exemple.

Le mot de la fin


Vers les étoiles est un roman uchronique dans lequel Mary Robinette Kowal met en scène une société littéralement au fer rouge par la chute d’une météorite sur la côte est des Etats-Unis, qui cause la mort de dizaines de milliers de personnes et engendre des catastrophes naturelles, mais aussi, à plus long terme, un réchauffement climatique qui causera la perte de l’humanité.

La conquête puis la colonisation de l’espace deviennent alors une nécessité pour l’être humain. Le personnage d’Elma York, mathématicienne au NACA, y participe en tant que calculatrice, mais elle cherche également à devenir astronaute, en dépit du refus des hommes d’envoyer des femmes dans l’espace.

L’autrice decrit alors, dans des Etats-Unis des années 1950 alternatives, comment Elma devient un symbole de lutte sociale pour les femmes qui veulent devenir astronautes, malgré le sexisme et parfois le racisme qui peut régner de manière insidieuse et aliénante au NACA.

Vers les étoiles retrace donc des avancées technologiques nécessaires pour que l’humanité puisse quitter la Terre, mais Mary Robinette Kowal n’oublie pas non plus les avancées sociales nécessaires pour que les colonies spatiales et la terre ferme soient plus égalitaires.

Si vous vous intéressez à la conquête spatiale et que vous aimez les uchronies, je vous recommande vivement ce roman !

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28 commentaires sur “Vers les étoiles, de Mary Robinette Kowal

  1. Le point de divergence se situe en fait avant la chute de la météorite : Truman battu par Dewey en 1948, premier satellite artificiel américain et pas le Spoutnik soviétique, etc. Je n’ai d’ailleurs pas trop compris la nécessité d’une double divergence, le météore aurait suffi.

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