Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te reparler d’une fameuse cité lunaire.
Célestopol 1922, d’Emmanuel Chastellière

Introduction
Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse. Je remercie chaleureusement Emmanuel Chastellière et les éditions l’Homme Sans Nom pour l’envoi du recueil !
Emmanuel Chastellière est un auteur français né en 1981. Il est aussi l’un des fondateurs et rédacteurs du site Elbakin, consacré à la Fantasy, et traducteur de romans. On lui doit par exemple les versions françaises de La Chute de la maison aux flèches d’argent d’Aliette de Bodard, Les Milles noms de Django Wexler, ou encore des Jardins de la lune de Steven Erikson.
En tant qu’auteur, Emmanuel Chastellière a pour l’instant publié quatre romans, Le Village, publié en 2016 aux Éditions de l’Instant, L’Empire du léopard et La Piste des Cendres aux éditions Critic, et Poussière fantôme chez Scrinéo. Il a également publié un recueil de nouvelles steampunk, Célestopol, paru à l’origine aux Éditions de l’Instant et repris en poche chez Libretto.
Le recueil dont je vais vous parler aujourd’hui, Célestopol 1922, se déroule dans le même univers que Célestopol, et a été publié en Mars 2021 chez l’Homme Sans Nom.
En voici la quatrième de couverture :
« 1922.
Une année folle à Célestopol !
Une année à la découverte des mirages et des merveilles de la cité sélène, joyau de l’âme slave arraché à la Terre, entre les mains d’un duc au destin défiant le cours du temps.
Une année où croiser dans ses rues Marie Curie, l’archiduc François-Ferdinand ou Howard Carter, mais aussi humbles ouvriers, voleur volubile ou automates au cœur de cuivre. Entre ruines lunaires à explorer, un championnat du monde d’échecs à préparer ou des complots à déjouer… Les canaux ambrés de la ville n’ont pas fini de vous dévoiler ses secrets ! »
Dans mon analyse du récit, je traiterai d’abord de l’univers et de la structure du recueil, puis j’aborderai les luttes sociales qui se jouent au sein des récits.
L’Analyse
Un fix-up sélène et uchronique
Les nouvelles du recueil se déroulent dans la ville de Célestopol, qui lui donne donc son titre (oui oui), au début de du XXème siècle. Célestopol est située sur la Lune, conquise grâce à la technologie du voyage dans l’espace, et placée sous un dôme de verre et d’acier qui la protège de vide. Elle est dotée d’une gravité artificielle et alimentée en eau et en oxygène qui permettent de reproduire les conditions de vie terrestres. La cité appartient théoriquement à l’Empire de Russie, dirigé par l’impératrice Gloriana, mais elle est de facto placée sous l’autorité du fils de celle-ci, le duc Nikolaï. Vous l’aurez compris, l’univers décrit par Emmanuel Chastellière est uchronique, c’est-à-dire qu’il construit une Histoire alternative en partant d’un ou plusieurs points de divergence avec la nôtre. Le plus évident de ces points de divergence est bien sûr la conquête de la Lune, mais d’autres se présentent au fil des récits.
On apprend par exemple dans « Mon Rossignol » que le mouvement ouvrier lancé par Lénine a été réprimé dans le sang par l’impératrice Gloriana, que la nation française continentale n’existe plus, et qu’elle s’est déplacée aux Amériques, incarnée par un Napoléon IV Haïtien. L’Angleterre a quasiment disparu et s’est aussi exportée sur le continent américain, avant de s’en faire expulser, ce qui montre que les États-Unis n’existent pas. Deux des plus grandes puissances européennes ne se trouvent donc plus sur leur continent d’origine et voient leur influence considérablement diminuée. Le vieux continent est alors partagé entre l’Allemagne, les Ottomans, qui se sont alliés contre l’empire Russe. En Asie, les royaume de Silla, c’est-à-dire la Corée, et l’empire chinois se partagent les terres. Ces divergences font que certains événements de notre réalité n’ont pas lieu, à l’image de la Première guerre Mondiale, bien que des tensions subsistent entre les puissances qui en sont à l’origine dans notre Histoire. L’archiduc François-Ferdinand n’a donc pas été assassiné, et fait une apparition dans la nouvelle « Une nuit à l’opéra Romanova », au cours de laquelle il expose le tableau Salvator Mundi, attribué à Léonard de Vinci.
Emmanuel Chastellière reconfigure donc le monde terrestre et ses luttes politiques, au sein desquelles il inclut Célestopol, qui tente de devenir indépendante de la Russie pour devenir une véritable cité-état, capable de rivaliser avec les états terriens. Le duc Nikolaï exerce donc une vigilance de tous les instants pour ne pas perdre Célestopol, en réquisitionnant des scientifiques qui travaillent sur des armes atomiques, comme on peut l’observer dans la nouvelle « Toungouska », qui donne une explication pour le moins effrayante à l’événement du même nom. La ville sélène doit donc faire face à des luttes de pouvoir externes, mais aussi internes, puisque des conflits ont lieu dans les milieux de la pègre, entre les voleurs comme Kokorin et les employés plus ou moins louches du casino de Li-Chen et les Cheyennes, des bandits inspirés par les Apaches parisiens qui sèment le chaos dans Célestopol. Les Cheyennes sont ainsi les antagonistes de plusieurs nouvelles, « Paint Pastel Princess » et « Un visage dans la cendre », et apparaissent dans « La Fille de l’hiver ».
Comme je l’avais déjà dit dans ma chronique de Célestopol, la structure du recueil s’avère plus proche de celle d’un fix-up, c’est-à-dire une sorte de roman par nouvelles, que de celle d’un recueil classique. Cependant, toutes les nouvelles n’interagissent pas les unes avec les autres avec les autres. Elles sont structurées par une unité de lieu, la ville de Célestopol, mais aussi une unité de temps, puisqu’elles se déroulent en un an. Certaines d’entre elles se déroulent au même moment, ce qu’on remarque dans le fait que dans « Le Correcteur de fortune », le personnage de Vassili mentionne les événements de « Une nuit à l’opéra Romanova ». « Le Correcteur de fortune » se déroule d’ailleurs après « Memento Mori », puisque les conséquences des événements de ce récit, une tragédie familiale, sont subtilement évoquées. Un personnage de cette nouvelle, Judith, se retrouve dans « La Fille de l’hiver ».
Le recueil d’Emmanuel Chastellière est donc structuré par son unité de temps et de lieu, mais aussi par certains éléments d’intrigue. Par ailleurs, certains personnages reviennent d’un récit à l’autre, à l’image des mercenaires Arnrun et Wojtek (qui est un homme dans le corps d’un ours, oui oui), mis en scène dans les nouvelles « Toungouska », « Une nuit à l’opéra Romanova », « La Fille de l’hiver », et apparaissent dans « Paint Pastel Princess ». Dans les deux premières nouvelles, ils sont chargés de ramener un scientifique qui travaille sur l’arme nucléaire, de surveiller le déroulement d’un spectacle de magie dont les conséquences politiques peuvent être très lourdes. Dans « La Fille de l’hiver », ils découvrent une jeune femme amnésique dotée de pouvoirs surnaturels. Roland, vétéran de guerre chargé de la sécurité du bordel à automates Chez Hécate requiert l’aide de Wojtek pour une mission secrète dans « Paint Pastel Princess ». Ajax, le majordome mécanique du duc Nikolaï, est également un personnage récurrent du recueil. La nouvelle « Sur la glace » s’appuie sur son point de vue et montre qu’il peut ressentir des émotions, de même que « La Fille de l’hiver », qui montre son lien avec le maître de Célestopol. Ce dernier apparaît dans les récits « Une nuit à l’opéra Romanova » et « La Fille de l’hiver », mais il hante presque tous les récits, puisqu’il est très souvent évoqué par les autres personnages, qui s’interrogent sur ses motivations politiques, son exercice du pouvoir, ou sa duplicité. Il apparaît alors comme la figure emblématique de Célestopol, qui confère une part d’unité au recueil.
Emmanuel Chastellière déploie deux formes de surnaturel, l’une rattachable à la science et dotée d’une esthétique rétrofuturiste, et l’autre liée au surnaturel magique. Parmi les éléments de la première catégorie, on peut d’abord citer le « sélénium », le matériau qui fait toute la richesse de la cité, mais dont les brumes s’avèrent dangereuses lorsqu’elles deviennent trop denses et submergent les rues. Le sélénium appartient à la catégorie des matériaux et substances fictifs employés par les auteurs pour faire progresser leurs sociétés rétrofuturistes, tout comme l’écryme dans Bohême de Mathieu Gaborit ou l’éther de L’Age des lumières de Ian R. Macleod. Les automates, subordonnés aux humains pour accomplir toutes sortes de tâches, et les vaisseaux spatiaux, tels que les « obus-traversiers » appartiennent au registre des éléments science-fictifs de Célestopol. On peut leur ajouter le personnage de Wojtek, dont le cerveau humain a été transféré dans le corps de l’ours qui l’a laissé pour mort (oui oui), ce qui fait de lui une sorte d’homme animalisé, à l’inverse de Miel de Chien de guerre d’Adrian Tchaikovsky, qui est une ourse humanisée par les modifications biotechnologiques qu’elle a subies. Le recueil traite également des voyages temporels et interdimensionnels dans trois nouvelles, « Danser avec le chaos », avec les étudiantes Elzebeth, Aranaï et Taledine, qui utilisent une drogue fabriquée à partir du sélénium pour accomplir leurs voyages hallucinés. Ce procédé s’observe aussi dans le récent Les Tentacules de Rita Indiana, dont le personnage principal, Acilde, se sert d’une drogue, le Rainbow Bright, pour accomplir sa transition et voyager dans le temps, et dans le plus ancien En attendant l’année dernière de Philip K. Dick, où le JJ-180 permet à ses utilisateurs de voyager vers le passé ou le futur. Je ne vous parlerai pas des deux autres nouvelles qui traitent de cette thématique sous peine de spoil lourd, mais sachez que l’une d’entre eux est vertigineuse !
Célestopol 1922 met également en scène un surnaturel magique. On trouve par exemple un vampire, ou « Vourdalak » dans la nouvelle « Un visage dans la cendre », et un pouvoir de modification du hasard dans « Le Correcteur de fortune », à travers le personnage de Vassili, qui peut influer sur le hasard (oui oui). L’auteur décrit également la Tisseuse, une magicienne capable de lire le destin dans « La Fille de l’hiver ». Cette nouvelle montre aussi l’étendue des pouvoirs de la jeune femme que Wojtek et Arnrun recueillent un temps, mais je ne peux pas vous en dire plus.
Des personnages historiques se trouvent également dans les récits, à l’image de François Ferdinand que j’ai déjà mentionné. Marie Curie et l’admiration qu’elle suscite chez les femmes se trouvent au centre de la nouvelle « Le Revers de la médaille », et Howard Carter, découvreur du tombeau de Toutankhamon dans notre réalité, doit enquêter sur une hypothétique sépulture alien dans « La Malédiction du Pharaon ».
On remarque que l’auteur adresse des clins d’œil et des références à d’autres œuvres, avec par exemple le fait qu’un personnage déclare que « Le Caire est un nid d’espions ». La nouvelle « Un visage dans le cendre » évoque le Dracula, « Le correcteur de fortune » prend son titre d’Histoire de ma vie de Casanova, et plusieurs récits mentionnent des bâtiments dont l’architecture s’inspirent du courant futuriste. Cela permet de placer Célestopol dans la pleine modernité, en la plaçant au sein d’un courant d’art avangardiste.
Luttes sociales et personnages
Les nouvelles de Célestopol 1922 permettent à Emmanuel Chastellière d’aborder des thématiques sociales. « Mon rossignol » montre ainsi le combat politique d’Alissa et de ses camarades ouvriers qui font grève pour améliorer leur condition, et se heurtent au cynisme des patrons et des politiciens en exhibant la manière dont ils se servent des luttes sociales pour mieux les réprimer. « Sur la glace » traite de l’homophobie qui empêche certaines personnes de vivre pleinement, à travers le personnage de Victor Balagov. « Le revers de la médaille » met en scène le personnage de Bo Yeong, une immigrée coréenne à Célestopol, qui lutte contre le sexisme à l’œuvre dans la cité et tente d’améliorer la condition des femmes de la cité. « Danser avec le chaos » évoque les discriminations et le harcèlement à l’œuvre dans les milieux scolaires de Célestopol. « Toungouska » et « La Fille de l’hiver » discutent du rôle de la science et des scientifiques dans l’élaboration d’armes de destruction massive et leur instrumentation par des pouvoirs politiques.
L’auteur évoque également le sort des automates, dans plusieurs nouvelles, dont « Paint Pastel Princess », qui montre comment les prostituées automates sont déshumanisées et réifiées par leurs souteneurs et leurs clients, qui les poussent à changer de visage pour leur plaire. Elles peuvent ainsi arborer des masques d’animaux pour satisfaire les désirs sexuels les plus spécifiques, ce qui peut renvoyer à certains récits de Jacques Barbéri, dans lesquels des prostituées se sont fait greffer des becs de vautour (oui oui). La réification totale des automates peut également rappeler le roman L’Alchimie de la pierre d’Ekaterina Sedia, dans lequel les automates sont victimes de la maltraitance de leurs créateurs humains, ce qu’on observe à travers l’une d’entre elles, Mattie, victime des abus de son maître, Loari.
Ainsi, malgré leur conscience et leur intelligence, les automates sont traités comme des instruments à Célestopol.
[…] un orchestre d’automates, en représentation permanente. Wojtek se sentait toujours pris d’un certain malaise en passant près de ces automates, rivés sur place, condamnés à jouer encore et encore, sans fin. Nikolaï avait beau leur avoir expliqué qu’ils n’avaient pas de conscience, qu’on les avait privés de cylindre cognitif, il avait bien du mal à les voir autrement que comme des prisonniers. Ils interpréteraient, quoi qu’il arrive, les mêmes partitions, pendant des dizaines et des dizaines d’années.
La réification des automates apparaît ici totale et quasiment littérale, puisqu’ils n’ont pas de « conscience », matérialisée par le « cylindre cognitif » dont ils sont dépossédés. Les compléments circonstanciels de temps « encore et encore », « sans fin » et « pendant des dizaines et des dizaines d’années », marqués par leur aspect répétitif, et couplés à un verbe au futur, montrent l’aliénation subie par les automates, enfermés dans un rôle dont ils ne pourront jamais sortir. Ils sont alors « prisonniers » et « condamnés » à accomplir la même tâche indéfiniment, ce qui montre qu’ils sont considérés comme des instruments par la plupart des habitants de Célestopol.
Pourtant, les automates sont doués de conscience et peuvent ressentir des émotions, comme le montre la figure d’Ajax, fidèle et dévoué à Nikolaï, dont il est un véritable ami, ce qu’on observe dans le fait qu’il puisse être considérablement marqué par les trahisons du duc (je ne rentrerai pas dans les détails). Le personnage d’Ajax remet ainsi en question les stéréotypes à propos des automates.
Le personnage de Nikolaï est quant à lui marqué par son ambition, sa duplicité et son amour pour Célestopol, mais aussi sa profonde culpabilité, ce qu’explore en profondeur la nouvelle « La Fille de l’hiver », qui traite de son rapport à sa cité et des sacrifices qu’il a consentis pour la garder libre de toute influence extérieure.
Je terminerai ma chronique en évoquant le personnnage d’Arnrun, dont le rapport avec Célestopol est exploré dans la nouvelle « Une nuit à l’opéra Romanova », qui montre que si la mercenaire se trouve loin de son pays d’origine, l’Islande, elle a trouvé un foyer dans la cité sélène.
Le mot de la fin
Célestopol 1922 est un recueil de nouvelles d’Emmanuel Chastellière, dans lesquelles l’auteur revient dans l’univers uchronique et rétrofuturiste de Célestopol, la ville bâtie sur la Lune, pour traiter des événements qui s’y déroulent durant l’année 1922.
Célestopol abrite des personnages iconiques, à l’image du duc Nikolaï, qui la dirige d’une main de fer pour préserver son indépendance, son majordome Ajax, et les mercenaires Arnrun, armée de ses revolvers Fenrir et Jörmungaad, et Wojtek, un soldat doté d’un corps d’ours. Elle comprend aussi différentes formes de surnaturel, scientifique avec les automates qui la peuplent et les obus-traversiers qui la rattachent à la Terre, et magique avec des individus capables de manipuler le hasard ou de détraquer le temps.
L’auteur aborde des thématiques sociales à travers ses récits, et traite par exemple du sort des automates doués de conscience et pourtant réifiés, des grèves ouvrières réprimées pernicieusement, des femmes victimes de sexisme.
Si vous aimez l’esthétique rétrofuturiste, l’uchronie, la Lune, et la plume d’Emmanuel Chastellière, je vous recommande ce recueil !
J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres d’Emmanuel Chastellière, Célestopol, L’Empire du léopard, La Piste des cendres
Vous pouvez également consulter les chroniques de Just A Word, Célinedanaé, Aelinel, Geekosophe, Laird Fumble, Yuyine, Dup, Outrelivres, Symphonie
Lisant beaucoup de bons retours sur ce deuxième volume, je viens de commencer la lecture du premier. (oui, oui)
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Oh, trop cool !
Bonne lecture, j’espère que ça te plaira.
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Merci !
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