Les Dépossédés, d’Ursula Le Guin

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman d’une autrice que j’admire.

Les Dépossédés, d’Ursula Le Guin


Introduction


Ursula Le Guin est une écrivaine américaine de science-fiction et de Fantasy née en 1929 et morte en 2018. C’est l’une des plus grandes autrices des littératures de l’imaginaire, comme en témoignent ses sept prix Hugo, ses six Nebula, ses vingt-deux Locus, mais aussi son Grand Master Award, et de littérature tout court, puisqu’elle a été pressentie pour le Prix Nobel.

Elle est connue pour le cycle de Terremer, qui appartient à la Fantasy, et ses romans de SF se déroulant dans l’univers de La Ligue de tous les mondes. Les Dépossédés, dont je vais vous parler aujourd’hui, appartient à cette catégorie. Il est situé en premier dans la chronologie interne à cet univers, bien que sa rédaction soit précédée de celle de La Main gauche de la nuit, La Cité des illusions, et Le Nom du monde est forêt. Le roman a été originellement publié en 1974, et a été traduit en français par Henry-Luc Planchat pour la collection Ailleurs et Demain des éditions Robert Laffont, dans laquelle il a été publié en 1975. Cette traduction a par la suite été reprise au Livre de Poche.

En voici la quatrième de couverture :

« Deux mondes se font face : Anarres, peuplé deux siècles plus tôt par des dissidents soucieux de créer enfin une société utopique vraiment libre, même si le prix à payer est la pauvreté.

Et Urras qui a, pour les habitants d’Anarres, conservé la réputation d’un enfer, en proie à la tyrannie, à la corruption et à la violence.

Shevek, physicien hors normes, a conscience que l’isolement d’Anarres condamne son monde à la sclérose. Et, fort de son invention, l’ansible, qui permettra une communication instantanée entre tous les peuples de l’Ekumène, il choisit de s’exiler sur Urras en espérant y trouver une solution. »

Dans mon analyse du roman, je reviendrai sur la manière dont Ursula Le Guin décrit deux modèles de société opposés.

L’Analyse


Anarres et Urras, Shevek au cœur de révolution(s)


Les Dépossédés se déroule dans un futur au sein duquel l’humanité est répandue dans plusieurs systèmes solaires grâce à des systèmes de propulsion interstellaire, créés par la civilisation des Hainiens, un peuple bien plus ancien que l’humanité. Le roman s’intéresse cependant à la civilisation de Tau Ceti, réparties entre Urras et sa lune, Anarres, dont les systèmes politiques s’opposent radicalement.

En effet, la société d’Anarres repose sur une forme d’anarchisme, tandis que les nations qui composent Urras sont respectivement capitalistes dans le cas d’A-Io et apparentée au stalinisme dans celui de Thu. L’opposition entre ces deux nations, qui s’illustre dans la guerre qu’elles se livrent sur le sol du Benbili, peut rappeler le contexte de la Guerre Froide qui pèse sur le monde à l’époque de rédaction et de publication du roman. Le fait qu’Anarres soit extérieure au conflit entre ces deux états permet de marquer sa singularité, mais aussi son caractère utopique, puisqu’elle constitue un rêve et un modèle de société idéal, mais inaccessible, pour les révolutionnaires présents sur Urras. Ils souhaitent s’inspirer de la révolte initiée par Odo, une urrastie dissidente dont les écrits et le combat politique ont poussé des dissidents politiques à quitter leur planète d’origine pour fonder la société anarrestie. Les habitants d’Urras (ou du moins, leur classe dirigeante) et d’Anarres se voient ainsi comme des ennemis irréconciliables et échangent le moins possible, Urras parce que les anarrestis pourraient devenir des agitateurs politiques, Anarres en raison de la diabolisation de la société urrastie, basée sur la propriété, la domination et le profit, valeurs rejetées en bloc sur Anarres, qui prône l’égalité et l’entraide.

Les anarrestis n’emploient ainsi jamais de déterminants possessifs (« mon », « ma », « mes », « notre », « votre »), parce qu’ils ne possèdent rien et cherchent à ne pas devenir propriétaires, au point que même les liens de parentalité ne sont pas marqués par le possessif, puisque les personnages disent « la mère/le père » et non pas « ma mère/mon père ». On peut alors affirmer que les usages linguistiques des anarrestis s’articulent à leur pensée politique, ce qui fait qu’Ursula Le Guin semble mobiliser l’hypothèse de Sapir Whorf, qui veut que le langage détermine la représentation du monde.

– Shev ne te l’a pas dit ? C’est vrai, il ne parle jamais d’elle. C’est la mère.

– La mère de Shev ?

Takver acquiesça.

Un physicien anarresti, Shevek, se rend sur Urras pour partager et développer ses travaux théoriques sur le temps, afin de découvrir la société qu’on lui présente comme un enfer, mais aussi pour tenter d’établir un pont entre Anarres et Urras. La découverte des deux sociétés, celle dont il vient et celle où il va, passe par un double procédé didactique. En effet, le roman alterne les chapitres qui se déroulent au présent, alors que Shevek se trouve sur Urras, dans l’état d’A-Io, et d’autres qui constituent une analepse qui met en scène la vie du personnage sur Anarres, de son enfance à son départ. Le didactisme de l’autrice s’appuie alors sur le fait que Shevek joue le rôle de candide sur Urras, puisqu’il apprend comment fonctionne une société qu’il voit comme une ennemie, mais sur laquelle il s’interroge, tandis que les analepses visent à décrire la société anarrestie, mais aussi la construction de Shevek, en tant que scientifique de génie, mais aussi en tant qu’individu. On peut remarquer qu’Ursula Le Guin subvertit d’une certaine manière le procédé didactique consistant à mettre en scène un candide découvrant une société utopique, comme peut le faire Ernest Callenbach à la même époque avec Ecotopia, puisque Shevek vient d’une société considérée comme utopique par les urrastis. Cependant, si les chapitres qui mettent Anarres en scène en montrent effectivement l’aspect utopique, ils dépeignent également la dure réalité des conditions de vie des anarrestis.

En effet, la vie sur Annares, telle que la décrit Ursula Le Guin, apparaît ambivalente. Il s’agit d’une communauté anarchiste, inspirée par la pensée du communisme libertaire de Kropotkine, avec une volonté écologique, qu’on observe notamment dans le recyclage et la volonté de respecter l’écosystème. Les anarrestis rejettent donc en bloc le capitalisme, la domination, la hiérarchie et la possession, qui sont les valeurs de A-Io sur Urras. On ne trouve donc pas d’argent ou de notion de monétisation des services et des marchandises, au point que le terme « profiteur » est perçu comme une insulte particulièrement violente (oui oui). Les individus appliquent le principe de la prise au tas, avec des entrepôts de meubles et de vêtements où les citoyens se servent selon leurs besoins et des réfectoires collectifs où ils sont servis gratuitement, ce qui permet d’instaurer une égalité. La consommation est donc régulée par les besoins réels de la population, et pas par une mise en concurrence de différents produits ou un conditionnement par la publicité. Les galeries marchandes et les magasins apparaissent à ce titre comme une source d’horreur chez Shevek.

Par ailleurs, les travailleurs ne sont théoriquement pas soumis à une hiérarchie, puisque les moyens de production n’appartiennent à personne et sont donc collectivisés, et le temps de travail est réduit, sauf en période d’intense nécessité. On peut d’ailleurs relever que le fait que des « infirmiers et des médecins travaillent huit heures par jour » choque certains personnages, d’abord parce que cela leur paraît énorme en regard du temps de travail normal, mais aussi parce que cela diminue leur efficacité. Le contraste avec les horaires du personnel médical de notre société et la pression qu’il doit endurer s’avère donc particulièrement saisissant.

La plupart des Anarrestis travaillaient cinq à sept heures par jour, en arrêtant de deux à quatre jours par décade. Les détails de la régularité, de la ponctualité, des jours de congé, et cetera, étaient décidés entre l’individu et son équipe ou son groupe ou son syndicat ou l’administration de sa fédération, au niveau où la coopération et l’efficacité pouvaient être les meilleures.

On remarque par ailleurs qu’en Pravique, la langue employée sur Anarres, (qui est par ailleurs une langue construite, par opposition au Iotique, la langue naturelle d’Urras) le mot qui signifie travail englobe également le sème du mot « jeu », ce qui signifie que la conception du travail n’est pas associée à la contrainte.

La coopération est donc au centre de la vie sur Anarres. Elle s’avère même nécessaire pour la survie de la société, puisque certaines activités essentielles, comme l’entretien des forêts, avec par exemple le « reboisement du Littoral Temaenien Occidental », demandent un grand nombre de volontaires pour être effectuées. Les anarrestis doivent donc travailler ensemble pour faire survivre leur modèle social, sous peine d’être détruits par des crises, ce qu’on observe lors des épisodes de famine par exemple. L’utopie égalitaire est donc conditionnée par une volonté de survie dans un milieu hostile et désertique.

Le reboisement du Littoral Temaenien Occidental était l’une des grandes entreprises de la quinzième décennie du Peuplement d’Anarres, employant près de dix-huit mille personnes pendant une période de deux ans.

La coopération est enseignée dès le plus jeune âge des anarrestis, puisque les enfants vivent en collectivité, dans des dortoirs, de la même manière que les adultes, sont formés dans un grand nombre de disciplines, théoriques comme pratiques, en fonction des désirs des individus, mais aussi des besoins de la société. Par exemple, Takver a passé son enfance dans une communauté rurale dans laquelle elle a participé aux travaux des champs, puis à leur organisation.

Et la formation pratique reçue dans son enfance n’avait pas été orientée vers son enrichissement personnel: il avait fait partie de l’effort de survie de la communauté. Aux époques de la moisson et des semailles, tous ceux qui avaient entre dix et soixante ans travaillaient dans les champs, toute la journée. A quinze ans, elle avait été chargée de la coordination des programmes de travail des quatre cents champs labourables dont s’occupait la communauté de Vallée Ronde, et avait été l’assistante du diététicien au réfectoire de la ville.

La pensée du corps social collectif s’observe dans le refus de l’emploi du possessif et de l’appropriation des objets et des individus. Ce refus s’articule avec le refus de « l’égotisme », c’est-à-dire l’expression impolie et malvenue d’une personne qui ne parle que d’elle-même et se donne en spectacle en société et de l’individualisme, qui s’observe dans l’éducation, puisqu’on pousse les enfants (mais aussi les adultes) au partage. Anarres apparaît donc comme une utopie construite par une volonté plurielle et collective qui permet la survie au sein d’un milieu naturel hostile. Cette pensée de la coopération s’observe aussi dans les rapports genrés, puisque les hommes et les femmes sont égaux, peuvent occuper les mêmes postes et accomplir les mêmes tâches. À l’inverse, les femmes sont en position (très) subalterne sur Urras, ce que relève Shevek lorsqu’il ne voit aucune femme parmi les étudiants ou les professeurs de l’université de Nio Esseia. Les analepses sur Anarres montrent également que les « alliances » sont possibles pour les couples hétérosexuels comme homosexuels. À ce titre, la relation entre Shevek et son ami d’enfance Bedap montre la tolérance qui règne sur Anarres. On note aussi que la manière d’envisager l’amour et les relations sexuelles sur Anarres est très libérée des carcans maritaux et de la vision possessive et aliénante des rapports amoureux, ce qu’on remarque dans la relation qui unit Shevek et Takver.

Cependant, la société décrite par Ursula Le Guin est ambivalente, ce qu’on observe dès le sous-titre du roman, « An Ambiguous Utopia ». Annares est en effet gangrenée par l’inertie de sa bureaucratie, qui refuse les changements que certains pourraient apporter, ce qu’on observe dans le fait que Shevek se heurte à Sabul, supposément le plus grand savant de sa planète, et aux autorités scientifiques lorsqu’il cherche à diffuser ses travaux, par exemple. Le personnage note aussi que les individus sont écrasés par une pression sociale qui les brime et bloque leur esprit d’initiative, ce qui renforce l’inertie qui frappe Anarres. L’autrice montre donc que malgré la volonté d’abolir les hiérarchies et les relations verticales entre les individus, des rapports de domination peuvent s’instaurer à cause de la bureaucratie et d’une centralisation pourtant rejetées par les anarrestis. De par la pensée écologique, mais aussi la vision et la répartition du travail décrites sur Anarres et son opposition à un mode de vie capitalistique et oppressif, on peut rapprocher Les Dépossédés d’Ecotopia d’Ernest Callenbach, dans lequel les nécessités sociales et environnementales permettent de créer une utopie écologique et collective. À l’inverse, l’utopie possible décrite dans Trop Semblable à l’éclair d’Ada Palmer semble s’articuler autour de l’individu, qui peut choisir la législation à laquelle il se soumet par le choix de sa Ruche ou de son droit (noir, gris ou blanc). Philippe Curval décrit aussi une utopie individuelle, inspirée par l’anarchisme de Max Stirner dans Le Paquebot immobile.

La société anarrestie contraste fortement avec celle d’Urras, qui apparaît totalement soumise aux hiérarchies, à la violence de classe et à une forme d’utilitarisme. Les Urrastis, notamment le scientifique Pae, cherchent en effet à se servir des théories physiques de Shevek et de ses connaissances pour créer des technologies qui leur permettront dominer culturellement les autres peuples, tels que les Hainiens et les Terriens. À ce titre, le roman évoque le destin catastrophique de la société terrienne, sauvée de sa destruction par la civilisation hainienne, qui semble utopique. Les discussions de Shevek avec nombre de ressortissants et son rapport de plus en plus conflictuel avec les autorités urrasties interrogent sa vision du monde, son rapport à la science, et la portée dont le pouvoir politique peut chercher à l’instrumentaliser. Par ailleurs, on remarque que les théories de Shevek allient d’une certaine manière physique théorique et philosophie, de par leur manière d’envisager le temps. Cette union des sciences peut être rapprochée des théories unificatrices des sciences sociales, des sciences dures et de la magie (oui oui) d’Isaac Dan der Grimnebulin dans Perdido Street Station de China Miéville.

Le double procédé didactique double employé par Ursula Le Guin montre que Shevek est, au moins à son arrivée sur Urras, un candide au sens strict du terme, parce qu’il ne voit pas quelles peuvent être les intentions de ses interlocuteurs, ni qu’il peut être corrompu par leur idéologie, mais aussi parce qu’il est trop naïf et trop prompt à se laisser dominer, ce que montrent ses rapports avec certains anarrestis, notamment Sabul. Cette naïveté se transforme cependant au contact des murs que tentent de lui imposer ses guides, qui cherchent à l’empêcher de découvrir les conditions de vie désastreuses des classes laborieuses urrasties. Sans rentrer dans les détails, au contact d’Efor, un domestique qu’on lui a assigné et avec lequel il souhaite abolir les rapports de domination, Shevek découvre les inégalités sociales monstrueuses de la société d’A-Io et réalise que la société urrastie est vraiment conforme à ce qu’on a pu lui enseigner, mais qu’elle peut changer si une révolte se met en place. Il devient alors le symbole d’une révolution en participant à une manifestation, au cours de laquelle il est confronté à des violences policières (tout écho avec une actualité récente serait évidemment fortuit) et fait face à une forme radicale de violence sociale qui l’ébranle encore plus que tout ce qu’il a vu sur Urras, et détruit son espoir de réunir Anarres et Urras.

Le mot de la fin


Les Dépossédés est un roman de science-fiction d’Ursula Le Guin, dans lequel l’autrice décrit la découverte d’une société capitaliste par un physicien, Shevek, venu partager ses théories et connaissances, et issu d’Anarres, une société libertaire considérée comme une utopie par les dominés d’Urras et une dystopie pour ses classes dominantes.

À travers le regard de Shevek, on observe le fonctionnement et l’opposition d’Anarres et d’Urras, mais aussi sa place particulière au sein de ces deux sociétés entre lesquelles il essaie d’établir un pont, malgré les violences et l’incompréhension.

Pour moi, ce roman est un monument de la science-fiction, et je vous le recommande vivement !

Vous pouvez aussi consulter le guide de lecture d’Ursula Le Guin de Nevertwhere, et les chroniques du roman par Héros perdus (qui a fait une analyse politique du roman)

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13 commentaires sur “Les Dépossédés, d’Ursula Le Guin

  1. le cycle de Hain où se regroupent les meilleurs romans de Le Guin( je mets à part Terremer vers la fantasy) est un peu trop oublié dans le monde moderne de la sf où on parle plus volontiers des nouveaux auteurs ce qui est normal mais pour les ancien(nes) auteurs(trices) on va trop chercher chez asimov heinlein(bien que)clarke le graal de la sf génération fondatrice plutôt que celle intermédiaire des herbert, dick silverberg aldiss ballard etc… on attendra le mook qui lui est consacrée cet automne
    jean pierre frey

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