La Nuit du Faune, de Romain Lucazeau

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman de Hard SF vertigineux.

La Nuit du Faune, de Romain Lucazeau


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Albin Michel Imaginaire, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Romain Lucazeau est un auteur de science-fiction français né en 1981. Il est agrégé de philosophie et ancien élève de l’ENS, et fait partie de la Red Team, un groupe d’auteurs de SF chargés d’effectuer des travaux de prospective par le ministère des Armées.

La Nuit du Faune, publié en 2021 aux éditions Albin Michel Imaginaireest son deuxième roman. Il s’agit du deuxième roman de l’auteur, après Latium, paru en 2016 dans la collection Lunes d’encre de Denoël.

En voici la quatrième de couverture :

« Au sommet d’une montagne vit une petite fille nommée Astrée, avec pour seule compagnie de vieilles machines silencieuses. Un après-midi, elle est dérangée par l’apparition inopinée d’un faune en quête de gloire et de savoir.
Le faune veut appréhender le destin qui attend sa race primitive. Astrée, pour sa part, est consumée d’un ennui mortel, face à un cosmos que sa science a privé de toute profondeur et de toute poésie. Et sous son apparence d’enfant se cache une très ancienne créature, dernière représentante d’un peuple disparu, aux pouvoirs considérables.
À la nuit tombée, tous deux entreprennent un voyage intersidéral, du Système solaire jusqu’au centre de la Voie lactée, et plus loin encore, à la rencontre de civilisations et de formes de vies inimaginables. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai d’abord de la manière dont Romain Lucazeau rapproche son récit d’un conte philosophique, puis de son aspect Hard SF.

L’Analyse


Conte philosophique


La Nuit du Faune met en scène deux personnages, un faune (oui oui), Polémas, qui est une créature jeune à l’échelle cosmique et Astrée, une humaine âgée de plusieurs millions d’années. Polémas, de par son jeune âge et surtout, son ignorance, fait figure de candide guidée et initié par Astrée, qui dispose de bien plus de connaissances que lui. Ce procédé didactique permet à l’auteur d’exposer les novum de son univers. Il s’agit d’un procédé utilisé en SF, dans des romans tels qu’Ecotopia d’Ernest Callenbach par exemple, mais aussi dans les contes philosophiques comme Candide et Micromégas de Voltaire ou Le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot.

À noter que les noms des deux personnages renvoient au roman-fleuve d’Honoré d’Urfé, L’Astrée, paru au XVIIème siècle, de même que la figure de Galatée, qui renvoie par ailleurs à la statue de Pygmalion. Cet intertexte se recoupe avec des renvois à des auteurs de SF et de Fantasy. Par exemple, l’auteur adresse un clin d’œil à Terry Pratchett, l’auteur des Annales du Disque-Monde, lorsque Polémas réfléchit au discours d’Astrée, qui aurait pu lui explique « que la Terre reposait sur la carapace d’une tortue géante ». Il met aussi en scène des méduses vivant sur Jupiter, ce qui constitue un clin d’œil à la nouvelle « Face à face avec Méduse » d’Arthur C. Clarke. Si l’intertexte science-fictif déployé par le roman vous intéresse, je vous recommande la lecture des chroniques d’Apophis et FeydRautha.

Le voyage des deux personnages, qui s’éloignent de plus en plus de la Terre et du système solaire, leur fait découvrir des civilisations de plus en plus étranges et complexes (j’y reviens plus bas). Cette confrontation à une altérité de plus en plus radicale interroge les deux personnages et leur montre comment des civilisations peuvent se préserver pour s’inscrire dans des échelles de temps extrêmement longues, ou la manière dont la guerre frappe toutes les civilisations, pré-industrielles ou galactiques. On remarque par ailleurs que même Astrée ne connaît l’univers que jusqu’à un certain point, puisqu’elle finit par découvrir des individus et des objets qui parviennent à la surprendre. Romain Lucazeau met donc en scène un voyage initiatique pour chacun de ses personnages.

Structurellement, chaque chapitre présente une rencontre entre les deux personnages et une autre civilisation, qui les amène à des découvertes et des questions philosophiques, politiques, et même scientifiques lorsqu’ils empruntent des « super cordes géantes », appelées Tubules (oui oui) ou découvrent des formes de matière non-baryonique. Cette structure peut correspondre à celles de contes philosophiques, dans lesquels les personnages découvrent progressivement le monde qui les entourent à travers différentes rencontres et événements. L’éloignement progressif de la Terre et du système solaire qui amène Polémas et Astrée au plus près du centre de la Voie Lactée, non loin d’un certain Sagittarius A* correspond alors, dans le roman de Romain Lucazeau, à un rapprochement de la découverte du sens de la vie et de la vérité sur l’univers (et donc pas du reste).

Ce dispositif narratif fonctionne à la fois sur le plan philosophique, puisque Polémas et Astrée voyagent en esprit, ce qui leur permet de s’instruire, mais aussi sur le plan science-fictif puisqu’il est porteur en soi d’une étrangeté (les deux personnages voyagent de manière physiquement dématérialisée, sous formes de copies virtuelles), qui les expose à d’autres étrangetés, à savoir la kyrielle d’objets et de civilisations décrits par l’auteur.

Hard SF


Si sa structure et les idées qu’il déploie le rapprochent d’un conte philosophique, La Nuit du Faune appartient au genre de la Hard SF, puisqu’il met en scène des objets cosmiques complexes scientifiquement, de la même manière que peut le faire Greg Egan dans Diaspora, par exemple. Personnellement, j’ai trouvé le roman (très) dense, mais pas difficile à comprendre, mais cela ne veut pas dire que ce sera votre cas si vous vous décidez à le lire.

Romain Lucazeau dépeint la représentante d’une civilisation humaine extrêmement avancée mais disparue, Astrée, qui vit sous un « dôme », dans un microcosme préservé des cataclysmes qu’a subis la Terre. Elle y vit depuis 200 millions d’années (oui oui) lorsqu’elle rencontre Polémas, un faune issu d’une civilisation pré-industrielle, venu chercher un enseignement et une vérité auprès d’elle afin de devenir une légende pour son peuple. Astrée se trouve alors confrontée au fait que l’évolution a suivi son cours ailleurs sur la planète. Elle apparaît comme un personnage qui est littéralement un vestige d’un passé révolu, préservé et isolé dans un monde qui fait presque office de sarcophage, complètement à l’opposé de Polémas qui n’est qu’un enfant à son échelle temporelle. Le roman de Romain Lucazeau montre ainsi un contraste particulièrement fort entre un personnage désabusé à cause de son grand âge et de ses immenses connaissances et un personnage naïf, parce qu’il est encore (très) jeune. La recherche de la vérité par Polémas l’expose donc à un discours cosmiciste.

– La véritable connaissance, répondit-elle, est incompatible avec un tel projet. Celui qui sait ne fait surtout rien. La vérité du monde demeure cachée à la plupart, car elle est insupportable à la vie. »

Le discours d’Astrée montre que la connaissance ne donne pas de pouvoir aux individus ou aux civilisations, ce qui le rapproche de la philosophie des fictions d’un certain HPL, qui décrivent un être humain dépassé par des savoirs qui l’écrasent.

Polémas apprend premièrement que plusieurs espèces intelligentes se sont succédées sur Terre en répétant un même schéma. Ces espèces utilisent les énergies fossiles qui sont les vestiges des formes de vie qui les ont précédées pour alimenter leur industrie de plus en plus avancée, épuisent la biosphère et les ressources, ce qui cause la fuite dans l’espace d’une minorité et la mort d’une majorité, qui devient l’énergie fossile des civilisations qui émergent des millions d’années plus tard. Selon Astrée, il appartiendrait à la septième, tandis qu’Astrée ferait partie de la quatrième. Le faune est donc confronté à une échelle de temps vertigineuse avant même d’entamer son voyage spirituel, qui lui fait découvrir la manière dont des civilisations tentent de se préserver pour durer. À l’inverse, Astrée en a tout à fait conscience, ce qui contribue à son cynisme. Cependant, sans rentrer dans les détails, les découvertes qu’elle fait en compagnie du faune, en dehors du système solaire, provoquent chez elle un vertige qui réenchante son rapport à l’univers, puisqu’elles constituent des nouveautés, ce qui vient alors contredire son sentiment de connaissance quasi-absolue de l’univers.

Le roman de Romain Lucazeau aborde donc différents moyens utilisés par des civilisations pour se préserver, de la migration spatiale plus ou moins réussie aux formes les plus abouties (ou horribles) de posthumanisme. Les deux personnages rencontrent donc différentes formes de vie, avec par exemple un vaisseau conscient que plus personne n’habite, un être aquatique qui vit sur Encelade qui est en fait une union des esprits de toute une civilisation, qui a voulu se préserver en encodant son histoire dans la créature, mais en la programmant pour qu’elle soit tournée vers la contemplation d’elle-même (oui oui).

Cependant, l’auteur montre que les civilisations les plus avancées perpétuent l’oppression et la guerre à des échelles de plus en plus vastes. On l’observe d’abord au sein du système solaire avec une civilisations d’être arachnéens qui qui captent l’énergie solaire depuis le nuage d’Oort, pour créer des écosystèmes artificiels alimentés par des esclaves devenus des machines biologiques.

« Ainsi, nous construisîmes des îlots de biocivilisation distribuée dans la noirceur, reliés par un lien lâche. Nous nous comptions, à notre apogée, en centaines de milliards, grouillant dans l’ombre, croissant et nous multipliant comme des insectes sous une pierre. Chaque galet de vie sur cette grève illimitée présentait la même configuration : un ovoïde sombre, tapissé d’une espèce végétale adaptée à l’espace, intermédiaire entre la feuille et l’écorce, apte à absorber le moindre photon au contact de sa surface, et en dessous… »

[…]

Et, partout, grouillant en une masse immonde, investissant chaque parcelle libre, une race d’esclaves rampait dans les ténèbres éternelles, occupés à d’infinis travaux sans autre perspective qu’un immuable crépuscule. Des bipèdes, anémiés, au dos courbé, aux bras et aux jambes maigres et tordues comme des branches desséchées, aux crânes hypertrophiés, qui semblaient trop lourds à porter sur les poitrines décharnées aux côtes saillantes.

La prétendument glorieuse civilisation décrite par le personnage, dotée d’une (bio)technologie extrêmement avancée s’appuie aussi sur l’esclavage d’individus réifiés, ce qui transparaît dans le fait qu’ils apparaissent comme une « masse immonde » et qu’ils ne soient pas qualifiés d’humains, mais de « bipèdes ». Ainsi, l’auteur même un peuple prodigieusement avancé peut continuer à perpétuer des atrocités.

Il décrit une guerre entre deux méta-civilisations mécaniques, les Guelfes et les Gibelins, dont les conflits causent des destructions planétaires au mépris de civilisations dont ils n’ont que faire parce qu’elles sont considérées comme « trop primitives », ce qui cause la colère d’Astrée. Cette dernière trouve les guerres absurdes et destructrices, au contraire des Ixiens, un peuple mécanique qui descend de machines créées par une espèce biologique (oui oui), qui soutiennent les guerres que livrent les Guelfes, auxquels ils espèrent être rattachés. Le roman de Romain Lucazeau met donc en scène plusieurs débats sur la nécessité des conflits et la manière dont ils influencent les civilisations.

Enfin, sans trop rentrer dans les détails, l’auteur décrit deux objets que j’ai trouvés particulièrement impressionnants (ceux de la toute fin du roman mis à part), avec d’abord Galatée, une IA capable simuler toute une civilisation grâce à une puissance de calcul phénoménale. Et pour cause, elle est encodée dans une étoile à neutrons (OUI OUI).

Seule sa nature d’étoile à neutrons permettait un tel prodige. L’objet s’était alors changé, du point de vue de sa composition interne, en une soupe de particules élémentaires, notamment des neutrons, formant un manteau aux propriétés supraconductrices – le passage d’un flux électrique en son sein ne l’échauffait pas – tandis que, dans le noyau central, ne subsistait qu’un plasma de quarks, eux-mêmes des composants encore plus élémentaires que les neutrons.

Et donc, cette zone la plus extérieure en dessous de la surface, formée d’un mélange de noyaux atomiques étranges, d’ions et d’électrons, constituait un matériau idéal pour établir des flux composant un système de calcul universel, capable de simuler n’importe quel élément du monde réel à une échelle proche de l’incertitude quantique, soit bien assez pour reproduire une personne dans tous ses détails, et pour que la reproduction en question soit convaincue d’être l’original.

Le monde de Galatée est donc un univers entièrement virtuel qui simule et abrite une civilisation immortelle, totalement isolée du monde extérieur de par sa nature. On peut comparer ce type de simulation gigantesque aux citoyens des polis de Diaspora de Greg Egan, mais aussi aux (très) multiples simulations historiques lancées par le personnage principal de « Sept Anniversaires » de Ken Liu (disponible dans l’excellent Jardins de poussière). Cependant, Galatée diffère de ces deux mondes parce qu’elle est elle-même consciente et apparaît donc comme une divinité omnipotente.

La Nuit du faune met aussi en scène une planète sur laquelle les civilisations se sont libérées du cycle du carbone en construisant et conquérant les ruines des peuples disparus.

La densité extrême des lieux, refuge de centaines de milliards d’individus sur une unique planète, témoignait d’une perturbante continuité historique. Ici, le temps qui séparait l’émergence d’une espèce intelligente jusqu’à son départ vers l’espace se voyait neutralisé, les extinctions et les recolonisations par des êtres intelligents se déployaient selon un rythme accéléré, libéré de la lente accumulation d’énergie par dépôt de carbone que connaissaient les planètes isolées de la périphérie.

Dans cet endroit bâti de partout, les cataclysmes survenaient, jetaient à bas des artefacts cyclopéens, pourtant insensibles à la tectonique des plaques et à des millions d’années d’érosion. Les survivants repartaient derechef à l’assaut des ruines, perdaient peut-être une grande partie de leur savoir, le conquéraient à nouveau, coquillages accrochés, inexpugnables, à ce rocher, dans l’océan illimité des cieux.

Le cycle du carbone est ici interrompu par le fait que tous les vestiges du passé soient visibles et accessibles aux civilisations qui se construisent et bâtissent sur eux, ce qui provoque une superposition littérale des époques et des peuples, notamment visible dans la succession de verbes dans la deuxième phrase du deuxième paragraphe. À noter que l’auteur effectue un parallèle entre la concentration d’étoiles, plus grande lorsqu’on rapproche du noyau galactique que dans ses périphéries, et la concentration de la vie intelligente, ce qui marque une différence entre les civilisations qui émergent dans des parties éloignées de la Voie Lactée, comme celle du Système Solaire, et celles qui se trouvent proches de Sagittarius A*.

Le mot de la fin


La Nuit du faune est un roman de Hard SF de Romain Lucazeau, dans lequel l’auteur met en scène le voyage spirituel de Polémas, un faune, et d’Astrée, une humaine âgée de plusieurs millions d’années, de la Terre jusqu’au centre de la Voie Lactée.

Il décrit des civilisations et des objets de plus en plus étranges et vertigineux pour les deux personnages, confrontés à des vérités sur l’univers, ce qui réenchante le regard d’un personnage désabusé par le cosmos et frappe celui qui ne le connaît pas.

Si vous aimez la SF vertigineuse, je vous recommande très chaudement ce roman !

Vous pouvez également consulter les chroniques de Apophis, Justaword, Gromovar, Les lectures du Maki, Weirdaholic, Au Pays des Cave Trolls, Marcus Dupont-Besnard, Un dernier livre avant la fin du monde, Sous les galets – la plage, Le Nocher des livres, Fourbis et têtologie, Chut Maman lit, Feyd Rautha, Yuyine, Tachan, Geekosophe, Tigger Lilly

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13 commentaires sur “La Nuit du Faune, de Romain Lucazeau

  1. Super chronique très complète, la première qui me donne vraiment envie de lire ce livre ! D’après ce que j’en lis, ça me fait penser à des choses déjà existantes mais moins bien connues, comme le superbe bouquin de Serge Lehman « Aucune étoile aussi lointaine », qui raconte la quête auprès de formes de vies différentes d’un vaisseau vide et conscient et d’un jeune humain désabusé. Quand à la réflexion sur le carbone et les nouvelles formes de vie non organiques qui pourraient lui succéder, on la retrouve (entre autres) dans ce superbe documentaire le « Musée de la vie extraterrestre » sur youtube !

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