La Chute de la Ville Principale, d’Efim Zozoulia

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un recueil de nouvelles fantastiques d’un auteur russe du début du XXème siècle.

La Chute de la Ville Principale, d’Efim Zozoulia

Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Le Temps des cerises, que je remercie chaleureusement pour leur envoi du recueil !

Efim Zozoulia est un auteur russe né en 1891 et mort en 1941. Il a connu la révolution soviétique et a donc vécu sous le régime totalitaire de l’URSS, dont il s’employait à dresser une certaine satire, à travers des journaux satiriques comme le Satyricon, censuré par les autorités, auxquelles il a été souvent confronté.

Les nouvelles qui forment le recueil La Chute de la Ville Principale, traduites par Emma Lavigne pour Le Temps des Cerises qui l’a publié en 2021, ont été écrites entre 1918 et 1919, lors de la révolution et du basculement vers le régime soviétique.

En voici la quatrième de couverture :

« Ce recueil réunit les cinq textes du cycle complet des nouvelles fantastiques d’Efim Zozoulia (1891-1941) : La Chute de la Ville PrincipaleL’Atelier de l’amour de l’HommeLe Conte d’Ak et l’humanitéLe Mobilier humain et Le Gramophone des siècles. Tous ces récits ont été écrits à Petrograd en 1918 et 1919. Ils abordent la domination, la révolution, les purges, l’exploitation de l’être humain réduit à l’état d’instrument, les avatars de l’utopie et aussi la foi en l’avenir… L’humour, volontiers grinçant, y est associé au sens de la fable et de l’anticipation. Cet ensemble témoigne de la vitalité, au lendemain de la Révolution, de la veine satirique dans la littérature russe. Avant que le retour de la censure ne produise son effet… Même si ces nouvelles ont été inspirées par les réalités des débuts de la société soviétique, on ne peut s’empêcher de penser, en les lisant, au monde qui est aujourd’hui le nôtre. »

Dans mon analyse du recueil, je traiterai de la manière dont Efim Zozoulia décrit des univers Weird et prototopiques. Comme d’habitude à chaque fois que je parle d’un recueil, le but n’est pas de parler d’analyser chacune des nouvelles, mais de traiter du recueil dans sa globalité.

L’Analyse

Weird Fiction, cycle de violence, aliénation, révolution


La préface d’Emma Lavigne, qui replace les nouvelles d’Efim Zozoulia dans son contexte d’écriture et de publication, à savoir la Russie d’après la révolution d’Octobre, qui devient peu à peu l’URSS, identifie son œuvre comme appartenant au genre fantastique. Avant de traiter de cet aspect du recueil, il faut s’attarder sur ce contexte historique, qui a profondément marqué l’auteur. En effet, Efim Zozoulia adhérait à la vision socialiste (au sens premier et marxiste du terme) de l’idéal soviétique, opposé à la domination capitalistique et bourgeoise et l’aliénation qu’elle engendre sur les classes sociales qu’elle domine et instrumentalise. Cette adhésion transparaît dans la nouvelle titre, « La Chute de la Ville Principale », mais aussi dans « Le Gramophone des siècles » et « Le Mobilier humain ». La nouvelle « Le Conte d’Ak et l’humanité » peut quant à elle être perçue comme une manière de montrer les dangers d’un pouvoir totalitaire concentré entre les mains d’une seule personne.

Ces quatre nouvelles semblent présenter des dystopies et des utopies vis-à-vis du socialisme, en mettant en scène différents modèles de société pour expérimenter leurs effets sur la population. On peut alors mobiliser la notion de « prototopie », théorisée par Yannick Rumpala dans son ouvrage Hors des décombres du monde, définie comme « un espace exploratoire » permettant de dépasser le clivage entre utopie et dystopie, puisque le rapport de Zozoulia au socialisme et son avènement diffère en fonction des récits.

Ainsi, « La Chute de la Ville Principale » décrit les mesures extrêmement coercitives mises en place par les vainqueurs, qui souhaitent construire leur ville par-dessus celle des vaincus de la Ville Principale, sans que ceux-ci puissent s’y rendre. Cette construction reflète et matérialise alors dans l’espace urbain une hiérarchie sociale verticale, avec une classe dominante placée en haut et une classe dominée en bas. Cela deviendra par la suite un topos de la SF, des Monades urbaines de Silverberg au Goût de l’immortalité de Catherine Dufour. Cette division d’une ville en deux et l’interdiction aux habitants d’interagir avec leurs voisins peut par ailleurs rappeler The City and The City de China Miéville. Les vainqueurs enferment donc les vaincus, mais leur imposent par ailleurs un gouvernement de « Soumission », chargé d’appliquer les directives des dominants et d’assurer leur bien-être, au détriment des habitants de la Ville Principale.

Le Ministre du Silence. Il aurait pour mission de maintenir au minimum les bruits de la Ville Principale, afin qu’ils ne troublent pas les habitants de la future Ville du haut.
Le Ministre de la Politesse. À sa charge : protéger les ouvriers et cadres chargés de la construction de la Ville du Haut de l’agitation, de l’exploitation du sentiment de pitié , ainsi que des offenses, de la moquerie, et de toute forme de désagrément. […]
Le Ministre de l’Illusion. Sa mission : créer lorsque ce serait possible l’illusion du soleil par ses splendides décorations.

Cette description des différents ministres du gouvernement de soumission est porteuse d’une satire violente et évidente, mais montre aussi le degré de dépossession politique des vaincus, voués à un régime totalitaire sous couvert de domination faussement polie. Cette domination peut d’ailleurs se faire plus agressive sous l’influence de « l’Association de philosophie active » (oui oui), qui se sert de gramophones géants pour diffuser des messages à la population, avec par exemple la « propagande par le rire », qui consiste à faire un entendre un rire mécanique tonitruant à tous les habitants pendant des laps de temps très longs, ce qui rend fous certains d’entre eux (oui oui). Les gramophones géants permettent aussi des messages de propagande plus construits (ou pas, d’ailleurs), qui constituent un élément satirique que je trouve particulièrement drôle.

[…] l’Association de Philosophie active adressait aux habitants de la sombre Ville Principale les cris assourdissants de ses gigantesques gramophones :
— Nous vous aimons !!! Nous vous aimons !
— L’homme aime la soumission de son prochain !! »,
— La vie trouve un sens dans la souffrance et l’autoperfectionnement !!
Une fois, les machines de l’Association crièrent toute la journée :
— Connais-toi toi-même !! Connais-toi toi-même !! 

On observe que ces messages peuvent effectivement se rapprocher de philosophie sur le plan formel, puisqu’ils mobilisent le présent gnomique, du moins dans la traduction, qui permet d’énoncer des vérités scientifiques ou philosophiques. Le « connais-toi toi-même » renvoie à Socrate. Cependant, leur portée philosophique se trouve désactivée par leur contexte énonciatif, puisqu’ils sont diffusés par des gramophones géants qui les diffusent en continu pour assommer la population, comme en témoigne la répétition de phrases entières, mais aussi leur nature exclamative. L’Association de philosophie active n’a donc de philosophique que le nom et est en réalité un organe de propagande.

Les citoyens de la Ville Principale se trouvent donc à la merci de ceux qui les ont conquis, qui vont jusqu’à réguler leur population en les stérilisant chimiquement au braumure.

Dans « Le Conte d’Ak » et « Le Mobilier humain », la dystopie passe par la centralisation du pouvoir autour d’un seul individu, Ak pour l’une et Monsieur Ikaï pour l’autre, qui peuvent choisir de tuer ou d’exiler des centaines d’individus en statuant sur leur médiocrité (oui oui), ou niant totalement leurs capacités intellectuelles pour en faire des meubles. Sur un mode bien moins négatif, « Le Gramophone des siècles » présente une société socialiste post-violente.

Vous l’aurez sans doute compris, l’aspect fantastique et Weird des nouvelles du recueil d’Efim Zozoulia ne passent pas par des créatures monstrueuses et tentaculaires, mais par la description d’étrangetés sociétales, qui viennent donc de l’humanité et de son mode d’organisation et d’interaction avec ses semblables. La Weird Fiction découle donc, chez Zozoulia, de relations et de climats sociaux étranges pour le lecteur. À noter que le « gramophone des siècles » qui donne son titre à la nouvelle qui le décrit est décrite sur un mode fantastique, de la même façon que la machine à exécuter de « Dans la Colonie pénitentiaire » de Kafka ou « La machine à préserver » de Dick. Cette dernière et celle de Zozoulia ont d’ailleurs en commun de préserver le son, l’une pour conserver la musique pour les générations futures face à une hypothétique apocalypse, l’autre pour faire ressurgir le passé. Cependant, si celle de Dick engendre d’authentiques créatures monstrueuses, celle de Zozoulia ne fait « que » montrer les exactions passées de l’espèce humaine.

Le recueil décrit une réification parfois totale des individus, qui devient littérale dans« Le Mobilier humain », où Monsieur Ikaï transforme des individus en véritables objets, lorsqu’il propose à un candidat de devenir un pied de lit par exemple (oui oui) et se plaint qu’une jante de carrosse soit morte (oui oui). L’auteur décrit alors un univers personnel fait d’objets humains complètement à la disposition de leur maître. Ils se trouvent alors totalement dépossédés d’eux-mêmes et deviennent des esclaves réifiés pour le compte d’un maître qui semble éternellement insatisfait.

Monsieur Ikaï se plaignait :
— Messieurs, je n’en peux plus. Je suis épuisé. J’en ai assez de tout. Mes efforts sont vains. Mon mobilier ne vaut rien. Hier ma table était malade. Quelle saleté ! Dans la bibliothèque c’est le désordre complet. Mes livres humains me détestent. Ils obéissent mal. Ils ont ruiné la tapisserie de mon cabinet. Elle rit mal à propos, maintenant. C’est horrible ! Si cela continue, je ne sais pas ce que je vais faire.

Zozoulia détourne ici la figure de la personnification, qui consiste à attribuer des sentiments humains à des objets ou des animaux, et la fait basculer en réification. En effet, les objets qui éprouvent des émotions ou peuvent tomber « malades » sont d’authentiques êtres humains, mais ils sont réifiés, ce qui donne des « livres humains » capables de mal obéir et de détester leur possesseur, mais aussi une tapisserie qui rit. L’étrangeté de la nouvelle découle de cette tension entre réification et personnification dans le discours de Monsieur Ikaï, qui évoque par ailleurs les plaintes topiques des maîtres de maison qui se plaignent de leurs domestiques.

Cette dévalorisation constante de l’être humain transparaît également dans les jugements émis par la police dans « Le Conte d’Ak et l’humanité ». Ces jugements sont porteurs d’un humour sardonique sur les individus interrogés.

 Inutile 14623
Travaille dans une tonnellerie. Catégorie – médiocre. N’aime pas son métier. Sa pensée suit la ligne de moindre résistance dans tous les domaines. Physiquement sain mais psychiquement atteint d’une maladie de protozoaire : la peur de vivre. Peur de la liberté. Se saoule durant les congés et les jours de fête. A fait preuve d’énergie pendant la révolution : arborait une cocarde rouge et achetait des kilos de pomme de terre et tout ce qu’il pouvait trouver par crainte de manquer. Se vante de son extraction ouvrière. N’a pas pris part à la révolution : avait peur. Aime la crème fraîche. Bat ses enfants. Rythme de vie plat et morne.

Le ton synthétique et l’intitulé du texte inséré montrent qu’il s’agit d’un rapport. On peut d’ailleurs remarquer que la synthèse juxtapose des informations de plus ou moins grande importance, ce qui lui donne un effet comique, notamment dans ces phrases « Aime la crème fraîche. Bat ses enfants. » Cette tonalité apparaît cependant en rupture avec l’objet du rapport, qui est un être humain, qui apparaît toutefois médiocre et indigne de vivre aux yeux de ceux qui le rédigent, ce qui transparaît dans leur manière dévalorisante d’évoquer leur sujet, qui est à mettre en lien avec la manière dont les régimes totalitaires voient les individus, ce qui leur permet d’exercer une violence contre eux.

On observe par ailleurs que les nouvelles de Zozoulia montrent une violence cyclique capable de ressurgir dans chacune des nouvelles de son recueil, qui montrent le basculement d’un environnement supposément pacifié à un moment social lors duquel la violence ressurgit. Sans rentrer dans les détails, les habitants de la Ville Principale finissent par fomenter une révolution contre leurs dominants, « L’Atelier de l’amour de l’humanité » montre la violence comme exutoire face à l’impossibilité d’apprendre le respect d’autrui, « Le Conte d’Ak et l’humanité » décrit un régime qui s’embourbe dans des répétitions de violences, la fin du « Mobilier humain » montre l’hypothétique chute des maîtres, et « Le Gramophone » des siècles oppose un moment figé et post-violent à la violence passée dont les échos hantent littéralement les pierres.

Le mot de la fin


La Chute de la Ville Principale est un recueil de nouvelles fantastiques d’Efim Zozoulia. À travers cinq nouvelles rédigées immédiatement après la révolution de 1917, l’auteur interroge les sociétés humaines et la violence qu’elles peuvent déployer contre les dominés, en les réifiant parfois littéralement. Le ton qu’il mobilise est volontiers satirique et semble critiquer les futurs excès tragiques de l’URSS.

Si vous voulez découvrir une œuvre totalement oubliée du début du XXème siècle, je vous recommande la lecture de ce recueil !

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