Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman de Fantasy politiquement et particulièrement engagé.
Ring Shout, de P. Djèli Clark

Introduction
Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions l’Atalante. Je remercie chaleureusement Julien Guerry pour l’envoi du roman !
P. Djèlí Clark est le nom de plume de Dexter Gabriel, un auteur afro-américain de fantasy, de science-fiction et d’horreur né en 1971. Il exerce le métier de professeur à l’université du Connecticut et est également historien. Sa nouvelle The Secret Lives of the Nine Negro Teeth of George Washington a remporté les prix Locus et Nebula.
La novella dont je vais vous parler aujourd’hui, Ring Shout, a aussi reçu des prix, à savoir le Locus, le Nebula, et le British Fantasy. Elle a été traduite en français par Mathilde Montier pour les éditions l’Atalante.
En voici la quatrième de couverture :
« Macon, 1922.
En 1915, le film Naissance d’une nation a ensorcelé l’Amérique et gonflé les rangs du Ku Klux Klan, qui depuis s’abreuve aux pensées les plus sombres des Blancs. À travers le pays, le Klan sème la terreur et se déchaîne sur les anciens esclaves, déterminé à faire régner l’enfer sur Terre.
Mais les Ku Kluxes ne sont pas immortels. Sur leur chemin se dressent Maryse Boudreaux et ses compagnes de résistance : une tireuse d’élite à la langue bien pendue et une Harlem Hellfighter. Armées de fusils, de bombes et d’une épée imprégnée de magie ancestrale, elles chassent ceux qui les traquent et renvoient les démons du Klan tout droit en enfer ; alors qu’un complot effroyable se trame à Macon et que la guerre contre le mal est sur le point de s’embraser. »
Dans mon analyse de la novella, je montrerai comment P. Djèli Clark fait usage d’une horreur lovecraftienne et de topoi de Fantasy pour traiter de problématiques politiques.
L’Analyse
Maryse et ses compagnes, une épée chantante contre la haine raciale
Avant tout, il convient de définir rapidement ce qu’est l’horreur lovecraftienne. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une catégorie précise de récits horrifiques (oui oui) qui proviennent avant tout de l’auteur Howard Philips Lovecraft, de ses contemporains, tels que Clark Ashton Smith, puis de ses continuateurs plus ou moins directs, avec par exemple Robert Bloch et ses Étranges Éons, Frank Belknap Long et ses Chiens de Tindalos, qui ont correspondu avec Lovecraft, qu’ils voyaient comme un mentor. Les récits de Lovecraft mettent en scène une humanité dépassée par des créatures à la forme grotesque et monstrueuse, qui incarnent une altérité radicale et mettent en évidence l’insignifiance de l’espèce humaine à l’échelle du cosmos. Les personnages de Lovecraft se trouvent ainsi en proie à un vertige cosmique qui les paralyse et provoque leur fuite, leur folie, ou leur mort.
Par la suite, d’autres auteurs se sont emparés des créatures et des thématiques lovecraftiennes (vous-ai-je déjà parlé du New Weird ?), certains d’entre eux pour réécrire l’œuvre afin de la confronter à certains de ses travers, avec notamment son racisme. La Balade de Black Tom de Victor LaValle, par exemple, réécrit la (très) raciste Horreur à Red Hook du point de vue d’un homme noir.
P. Djèli Clark situe son récit dans le contexte politique du Sud États-Unis, qui est ancré par son appartenance à la Confédération esclavagiste pendant la Guerre de Sécession, au cours des années 1920, durant lesquelles la ségrégation a lieu. Ce contexte de racisme systématique s’avère marqué par un racisme extrême des blancs envers les noirs, avec des persécutions, des lynchages, et une exacerbation et une légitimation culturelle des violences et des tentions avec le film Naissance d’une nation, très idéologiquement par son racisme et son parti pris sudiste et révisionniste agrémenté d’un discours ségrégationniste. Historiquement, et dans Ring Shout, ce film participe d’une recrudescence du Ku Klux Klan, une organisation criminelle raciste responsable de meurtres de plusieurs personnes de couleur, rattachée au suprématisme blanc et pas forcément fâchée avec cette fameuse discipline consistant à tendre le bras droit selon un angle de quarante-cinq degrés. Cette renaissance du Klan provoque une escalade de la violence au sein d’un climat social particulièrement tendu, et montre par ailleurs toute la monstruosité dont sont capables des individus haineux.
Et justement, la novella de P. Djèli Clark rejoint une forme d’horreur lovecraftienne dans le fait qu’elle matérialise la métaphore de la haine qui transforme celui qui la ressent en monstre. En effet, la monstruosité du racisme s’articule dans le récit à une monstruosité surnaturelle, puisque le Klan compte des sorciers parmi ses membres, qui ont effectué des rituels occultes pour invoquer des monstres, les Ku Kluxes. Ces derniers contaminent les humains qui éprouvent de la haine afin de leur donner une forme monstrueuse qui peut rappeler des créatures présentes dans l’univers de HPL. On peut y voir (et l’épilogue du récit va dans ce sens) une manière de P. Djeli Clark de mettre en évidence le racisme de Lovecraft dans le contexte historique de la production de ses récits, et de le combattre.
Des bruits répugnants – craquements d’os, grincements de muscles, froissements de chair qui se distend et s’étire – emplissent l’allée. Le grand échalas grandit à une taille invraisemblable, et la peau tendue se déchire aussi facilement que le tissu de la robe blanche. La créature qui se dresse désormais à sa place, on peut sûrement pas appeler ça un homme : elle mesure près de trois mètres de haut ; ses jambes repliées à l’envers comme les pattes arrière d’une bête se rattachent à un buste allongé deux fois plus large que la normale ; des bras massifs et musculeux, saillant des épaules, pendent jusqu’au sol. Mais c’est la tête qui se démarque le plus : un crâne protubérant qui se recourbe au sommet en une pointe osseuse.
Ça, c’est un Ku Klux. Un vrai Ku Klux. L’est blanc des pieds à la tête, d’un blanc osseux grisâtre, jusqu’aux griffes comme des lames en ivoire. La seule touche de couleur, c’est les yeux : des perles rouges sur fond noir, logées en rangées de trois de part et d’autre de ce crâne recourbé.
Cette description de l’apparition du Ku Klux, qui émerge d’un corps humain, met en avant son inhumanité en détaillant ses caractéristiques monstrueuses, avec sa taille, ses yeux (très) nombreux, ses griffes, et son crâne « recourbé » et « protubérant », qui le coupent radicalement du référentiel humain. Le discours de Maryse, le personnage principal et narrateur homodiégétique, requalifie d’ailleurs « l’homme » en « créature ». L’émergence du monstre s’avère marquée par le grotesque, avec une distorsion de la chair transcrite par le biais de l’ouïe, avec une énumération de groupes nominaux étoffés qui associent des parties du corps à des sons peu agréables à l’oreille.
Le grotesque monstrueux se retrouve dans la figure de « Clyde le Boucher », l’un des principaux antagonistes du récit, qui sert de la chair vivante (oui oui) à ses clients et dont l’apparence est particulièrement… buccale.
Ce faisant, sa peau se couvre de petits orifices. Sur les zones exposées de ses bras poilus, sur son cou, sur toute sa face ronde. Des bouches, je comprends alors avec un frisson. De petites bouches hérissées de minuscules dents pointues logées dans des gencives rouges.
La multiplication des « orifices », dont la nature se précise ensuite, partout sur le corps du personnage, marque son étrangeté, et à travers celle-ci, sa nature monstrueuse, qui apparaît de manière hyperbolique.
Les créatures décrites par l’auteur sont donc marquées par une monstruosité grotesque aux atours d’humanité, ce qui matérialise la manière dont la haine fait perdre de l’humanité aux individus qui la ressentent, puisque ces derniers ne voient plus leur prochain comme leur pareil. La déshumanisation sur le plan moral et empathique s’observe alors aussi sur le plan physique, à travers une forme monstrueuse.
Par ailleurs, P. Djèli Clark mobilise d’autres références pour bâtir le surnaturel de son récit, avec le folklore créole et caribéen, à travers les références aux histoires mettant en scène Compair Lapin, mais aussi des figures plus propices à l’horreur, tels que les Docteurs de la Nuit.
Ils sont deux, en longue robe blanche. Ils ressemblent à des hommes. Non, à des géants. L’un me maintient d’une main à six doigts, aux os apparents sous la peau livide tendue. Dans un éclair de lucidité, je bataille pour atteindre le couteau de Chef passé à ma ceinture ; je finis tant bien que mal par le poigner et le plante dans cette main. Laisse même pas une éraflure. En revanche, mon ravisseur tourne vers moi une tête vissée au bout d’un cou grêle, et toute volonté de résistance me quitte. Pas de doute – ça, c’est un Docteur de la nuit.
La face tournée vers moi est nue, incolore – ni yeux ni nez, ni même de bouche. Rien qu’un masque de peau flétrie sur un crâne allongé. Des voix pareilles à un froissement de couteaux me chuchotent à l’oreille.
Dans Ring Shout, la lutte contre les monstres devient donc aussi une lutte politique. Ainsi, Maryse et ses sœurs d’armes, Sadie accompagnée de sa Winchester appelée Winnie, et Chef, vétérane des Black Rattlers de la Première guerre Mondiale, affrontent les Ku Kluxes pour protéger la population noire que les créatures visent, physiquement et idéologiquement. Elles sont aidées par Nana Jean, une Gullah détentrice d’un savoir magique, qui s’observent dans le fait qu’elle connaisse les créatures avec lesquelles Maryse se trouve en contact (j’y reviendrai), et Molly, une scientifique qui étudie les Ku Kluxes. Elles forment, avec les Shouters, des mages qui performent des rituels grâce à des danses et des chants, un front armé contre les monstres, mais aussi contre le racisme du Klan. Malgré le fait qu’elles puissent être parfois dépassées, elles vont au combat, et se situent donc aux antipodes de personnages qui subissent leur condition et le surnaturel, ce qu’on peut voir lors des scènes d’action particulièrement réussies et pour le moins explosives.
Maryse, le personnage principal, apparaît comme une figure Élue, topique en Fantasy, puisqu’elle a été choisie par ses « Tantes », Jadine, Ondine et Margaret, en réalité des créatures surnaturelles dotées de crocs de renard pour qu’elle devienne leur « championne », ce qui la désigne explicitement comme Élue, dotée d’une épée aux pouvoirs surnaturels. Ce type d’arme est aussi un topos de la Fantasy, emprunté aux romans médiévaux, avec la Joyeuse de Charlemagne ou l’Excalibur d’Arthur, dont descendent la Stormbringer d’Elric, la Belle de Mort de Cellendhyll de Cortavar, ou encore la Dragnipur d’Anomander Rake.
Le topos de l’Élu porteur d’épée surnaturelle est ici réactualisé par le choix dudit Élu, à savoir un personnage féminin et de couleur, mais aussi par la manière dont son arme fonctionne.
Et j’ai une épée chantante.
Elle vient à moi d’une pensée, d’une prière à demi chuchotée, surgissant du néant au creux de ma paume impatiente : une garde d’argent nimbée d’une fumée aussi fluide qu’un filet d’huile noire sur le point de goutter. En émerge une lame plate en forme de longue feuille presque aussi haute que moi, au fer noir ciselé de motifs. Des visions dansent devant mes yeux, comme toujours quand l’épée se matérialise : un homme aux pieds écorchés qui trime dans une mine d’argent au Pérou ; une femme qui expulse en hurlant son placenta dans les entrailles d’un bateau négrier ; un garçon qui patauge, de l’eau jusqu’à la poitrine, dans une rizière des Carolines.
Si l’arme de Maryse semble aussi démesurée par sa taille, son mode d’apparition et son apparence particulièrement ouvragée, que d’autres armes magiques de Fantasy, Stormbringer en tête, elle s’en différencie par la manière dont sa porteuse est mise en contact avec une mémoire collective, celle des victimes de violences racistes, de l’exploitation d’un peuple par un autre. On l’observe à travers la description des « visions » de Maryse, qui énumère les conditions de vie de personnes noires opprimées. Sans rentrer dans les détails, l’épée porte aussi les traces des traumatismes de sa porteuse, auxquels elle doit se confronter.
Cette mise en relation de l’Élue avec d’autres individus au sein d’une même communauté fait qu’elle n’est pas isolée (elle ne l’est d’ailleurs jamais véritablement, puisqu’elle noue des liens amicaux et sentimentaux) comme peut l’être un certain Elric, condamné à une vie d’errance par exemple. Son statut fait de Maryse un personnage héroïque, dont le statut peut toutefois être remis en question, mais je ne peux pas vous en dire plus.
Je terminerai cette chronique en évoquant rapidement les faits de langue des personnages. Sous la plume de de Mathilde Montier, ce parler cette grammaire particulière et propres aux afro-américains sont rendus par une forme de créole francophone, avec une oralité forte, même dans la narration assurée par Maryse, avec un redoublement des GN sujets par des pronoms et des omissions du discordantiel « ne » (« Le soleil de Macon il fait pas semblant »), une orthographe qui vise à reproduire la prononciation des mots (« Bon, c’est quand qu’on tue quèque chose ? »), ou les emplois grammaticaux plus relâchés (« des choses qu’elles feraient mieux de s’abstenir », « Je sais pas comment c’est qu’ils font, les hommes, pour supporter de rester engoncés de la sorte. »). Ces faits de langue rendent les personnages et leurs dialogues particulièrement tangibles.
Le mot de la fin
Ring Shout est une novella d’horreur et de Fantasy de P. Djèli Clark, dans laquelle l’auteur met en scène la lutte de Maryse et de ses sœurs d’armes afro-américaines contre des monstres issus de la haine raciste des membres du Ku Klux Klan, au cours des années 1920 dans des États-Unis ségrégationnistes.
L’auteur réactualise donc les topoi du héros élu et de l’arme surnaturelle en les intégrant à une lutte pleinement politique et ancrée historiquement en les confrontant à une métaphore matérialisée d’une humanité rendue monstrueuse par la haine.
J’ai adoré ce roman, et j’aime décidément beaucoup la plume de cet auteur, que j’ai hâte de relire !
Vous pouvez également consulter les chroniques de FeydRautha, Gromovar, Le Nocher des livres, Célindanaé, Baroona, Fantasy à la carte, Just A Word, Fourbis et têtologie, Yuyine, Lutin, Aelinel
J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de l’auteur, Les Tambours du dieu noir, Le Mystère du tramway hanté
Bonne année à toi !
Et je suis comme toi, sous le charme de cet auteur, tout en imagination et subtilité. J’attends avec l’impatience d’un gosse Le maitre des Djinns version collector ^^’
J’aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup, à toi aussi !
Et pareil, j’attends Le Maître des djinns !
J’aimeJ’aime
Wow, superbe chronique ! C’est en effet un roman superbe !
J’aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup ! Et complètement d’accord, c’est un très beau roman !
J’aimeAimé par 1 personne
en cours de lecture….
J’aimeAimé par 1 personne
Bonne lecture, du coup 🙂 .
J’aimeAimé par 1 personne
Entièrement d’accord avec toi: excellent titre! La force d’immersion et la puissance de l’imaginaire de l’auteur en font un texte marquant et très juste.
J’aimeAimé par 1 personne
Totalement !
J’aimeJ’aime