Citadins, de demain, de Claire Duvivier

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler du premier volume de la deuxième trilogie de La Tour de garde.

Citadins de demain, de Claire Duvivier

 

auxforges-duvivier-2021

Introduction

 

Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Aux Forges de Vulcain. Je remercie chaleureusement David Meulemans et Claire Duvivier de m’avoir donné le roman en mains propres aux Intergalactiques de 2021 !

Claire Duvivier est une autrice et éditrice française née en 1981. Elle codirige les éditions Asphalte, qui publient de la littérature qui cherche à s’affranchir des genres, pour mettre « l’écriture et l’intrigue au service de l’atmosphère et du rythme ».

Citadins de demain est son deuxième roman, après le très remarqué (et excellent) Un long voyage en 2020. Il constitue le premier tome d’une trilogie, Capitale du Nord, qui répond à la Capitale du Sud de Guillaume Chamanadjian. Ces deux trilogies forment ensemble le cycle de La Tour de Garde.

En voici la quatrième de couverture :

« Amalia Van Esqwill est une jeune aristocrate de Dehaven, issue d’une puissante famille : son père possède une compagnie commerciale et sa mère tient un siège au Haut Conseil. Progressistes, ils lui ont offert, à elle et à d’autres enfants de la Citadelle, une instruction basée sur les sciences et les humanités. Jusqu’au jour où le fiancé d’Amalia se met en tête de reproduire un sortilège ancien dont il a appris l’existence dans un livre.

Au moment précis où la tension accumulée dans les Faubourgs explose et où une guerre semble prête à éclater dans les colonies d’outre-mer, la magie refait son apparition dans la ville si rationnelle de Dehaven. Et malgré toute son éducation, Amalia ne pourra rien pour empêcher le sort de frapper sa famille et ses amis. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai d’abord de la manière dont Claire Duvivier décrit des personnages éduqués, mais aussi aliénés, puis je traiterai des rapports qui s’esquissent entre Dehaven et Gemina.

L’Analyse

Des esprits instruits, des citoyens enfermés

Le personnage principal et narrateur autodiégétique de Citadins de demain est Amalia Van Esqwill, une jeune aristocrate de la haute société de Dehaven, la capitale du Nord qui donne son titre à la trilogie (hé oui), qui raconte son histoire au passé. Son récit est donc rétrospectif, ce qu’on observe par le recul qu’elle prend lors de certains moments narratifs qui préfigurent les suites de certaines actions ou événements, avec par exemple la réflexion « (ce ne fut pas la meilleure idée que nous eûmes ce jour-là) ») lorsqu’elle décide de jouer sur des symboles alors qu’une guerre couve entre Dehaven et ses colonies révoltées (j’y reviendrai). Tout comme ses proches amis Hirion de Wautier, lui aussi venu de la haute aristocratie, et Yonas Russmor, issu de la bourgeoisie parvenue à effectuer une ascension sociale, Amalia a été éduquée selon un programme et une idéologie bien particuliers dans le but de devenir un « citadine de demain ». Son instruction l’a donc dotée d’un corps sain, régulièrement entraîné grâce à des exercices physiques, mais surtout d’un esprit sain, rationnel, pétri de sciences et de philosophie, de connaissances qui ne relèvent pas de la superstition ou de l’imagination. Ainsi, Amalia annonce dès le prologue que la littérature n’a servi qu’à l’étude de la grammaire et des faits de langue pendant son apprentissage, ce qui fait que ses connaissances dans ce domaine sont (très) limités, contrairement à un certain Nohamux. On peut rattacher ce rejet de la superstition et cette rationalité à l’esprit des Lumières, de la même manière que l’aménagement rationnel de la ville.

Pour rappel, la pensée des philosophes et écrivains des Lumières se développe au XVIIIème et vise à exalter la raison et l’esprit critique afin de combattre l’obscurantisme et la superstition, notamment incarnés dans l’église catholique. Des projets comme L’Encyclopédie, portée par Diderot, d’Alembert et des dizaines de contributeurs, visent à compiler la totalité des savoirs (oui oui) de cette époque pour les rendre accessibles. Des œuvres comme Les Lettres persanes de Montesquieu critiquent l’absolutisme d’un certain Louis XIV, et des contes philosophiques comme Candide de Voltaire montrent la formation de philosophes tout en taclant l’optimisme naïf. Rousseau, critiqué par Voltaire (et la postérité) pour l’abandon de ses enfants, publie à cette époque Émile ou De l’éducation, un traité portant sur la méthode à employer pour l’instruction d’un enfant.

 

La cité de Dehaven, portée sur le rationalisme, et se situant dans un moment politique supposément post-aristocratique, avec une classe noble qui ne porte plus de titres mais gouverne toujours de facto la ville, peut alors se rapprocher de l’esprit des Lumières, qui infuserait alors le roman de Claire Duvivier, et notamment l’éducation d’Amalia, Hirion et Yonas. L’ironie des deux premiers vis-à-vis des contes que leur relate le dernier serait alors à rapprocher de celle qu’emploie un certain Voltaire. Ainsi, Amalia et Hirion rejettent tous les deux la fiction, avec des questions volontairement absurdes à leur propos pour la tourner en dérision.

– Dis-moi Yonas, comment procèdes-tu, pour projeter ton âme ? l’interrompis-je. Fais-tu l’usage d’une sorte d’arbalète immatérielle, ou utilises-tu la force de ton esprit ?– Et quand ton être aimé se prend ton âme en pleine figure, quel effet cela lui fait-il, un genre de claque ? Explique-nous comment cela se passe, nous n’y connaissons rien !– Et si, après avoir jeté ton âme à ton père, tu veux la jeter à ta mère, comment fais-tu ? Tu la ramasses entre-temps ou bien

La multiplication de questions montre la volonté apparente des personnages de comprendre ce que leur interlocuteur leur raconte. Celle-ci se trouve cependant subvertie par une ironie forte, qui s’observe dans la teneur des questions, qui prennent très littéralement la « projection de l’âme » pour en montrer l’impossibilité, ou plutôt la haute improbabilité. La phrase exclamative « Explique-nous comment cela se passe, nous n’y connaissons rien ! » apparaît alors comme une tournure faussement interrogative et marque une posture rhétorique d’ignorance simulée, de faux naïf de la même manière que Socrate dans les dialogues écrits par Platon.

 

Le rationalisme et l’éducation de (très) haute volée d’Amalia, Hiron et Yonas s’illustrent aussi dans leurs discours. Ils utilisent en effet le passé simple et le subjonctif imparfait à l’oral (oui oui), ce qui donne des dialogues marqués par l’utilisation de temps qui ne sont jamais ou presque employés à l’oral, même en littérature, mais qui permettent de situer socialement les personnages et de montrer l’étendue de leur instruction.

« Je pense que tout cela était écrit depuis longtemps, dit-il, que nous en eussions eu conscience ou pas. Ce n’est que très logique : nous sommes l’incarnation des liens entre nos familles depuis le jour où nous entrâmes dans le scriptorium. Et ce n’est que plus vrai depuis qu’Ebelin et ma sœur le quittèrent. »

Les dialogues entre les personnages issus de l’aristocratie (très) éduquée sont donc marqués par leur aspect très rhétorique. L’éducation d’Amalia transparaît par ailleurs dans les affaires de sa famille, puisqu’elle accompagne ses parents à la « Compagnie du Levant », une entreprise navale chargée du transport de marchandises entre Dehaven et ses colonies, mais aussi sa mère au « Haut Conseil » de la ville. Elle est donc très largement préparée à diriger, ce qui est beaucoup moins le cas d’Hirion, qui reste oisif, comme la plupart des hommes de l’aristocratie, qui ne sont pas encouragés à travailler.

On constate ainsi des différences dans la manière dont Amalia et Hirion se confrontent au monde, l’un étant bien plus passif que l’autre, mais aussi une perception différente de la hiérarchie sociale à l’œuvre dans Dehaven. Yonas Russmor, issu de la bourgeoisie, est donc exposé à certains préjugés de la part de la famille de ses deux amis aristocrates et se trouve ainsi parfois mis à l’écart.

Ce matin-là, Hirion m’attendait déjà dans le fauteuil boiteux situé sous la lucarne du pignon, les pieds sur une petite table posée devant lui, à côté de brioches fraîches. Je souris. La maison Van Esqwill était son deuxième foyer : il avait passé une année chez nous à l’époque de la maladie de Delhia, dormant dans l’ancienne chambre d’Ebelin, et encore aujourd’hui, les domestiques le laissaient entrer et vaquer à ses occupations comme s’il eût été un enfant de la famille. Un privilège qu’ils n’avaient jamais accordé, ni n’accorderaient jamais à Yonas.

Cependant, les origines sociales de Yonas, combinées avec son éducation, l’amènent à être bien plus critique envers les institutions et le système politique de Dehaven, qui apparaît bien moins progressiste qu’il n’y paraît. L’aristocratie perpétue ainsi un entre-soi et une reproduction sociale parfois consanguins, en affectant (ou non) une certaine ouverture d’esprit. L’éducation d’Amalia et Hirion est donc marquée par une hypocrisie de plus en plus marquée, puisque leur grande instruction ne les préserve pas des manipulations de leurs parents et des jeux politiques, mais aussi parce qu’elle préserve le statu quo social, c’est-à-dire la domination de la noblesse sur la bourgeoisie et la classe ouvrière, ce qu’Hirion comprend et exprime.

Tout changer, dans l’éducation de leurs enfants, dans les rues de leur ville, dans les nouveaux quartiers, pour qu’au final rien ne change, et qu’ils restent les maîtres de leur domaine.

Cette phrase est marquée par une antithèse qui oppose « tout » et « rien », tous deux complétés par le verbe changer, à l’infinitif, puis marqué par la négation. Cela montre que le changement prétendument opéré n’est qu’une façade, avec des enfants plus instruits, une ville et des quartiers aménagés selon la raison, mais une organisation sociale qui reste la même, c’est-à-dire une société de classes gouvernée par une noblesse qui défend ses privilèges et sa domination malgré l’abandon (symbolique) de ses titres.

 

Les individus issus de la noblesse subissent alors le déterminisme et les calculs politiques de leurs familles, comme le montrent les parcours d’Amalia et Hirion, dont les fiançailles sont arrangées pour sceller un accord entre les Van Esqwill et les De Wautier. Ils sont ainsi totalement aliénés et conscients de l’être, et développent des mécanismes cognitifs pour l’oublier, ce que montre la passivité d’Hirion et le fait qu’Amalia pense à son « repas du soir » dès qu’elle est dépassée par les événements. L’aliénation d’Amalia s’observe lorsque sa famille lui annonce ses fiançailles prochaines avec Hirion.

« Amalia, mon petit amour, à présent tu es une femme. Ton futur époux est lui aussi dans l’âge d’homme, plus rien ne s’oppose donc à ce que nous rendions ces fiançailles officielles ! Tous sauront dès demain à Dehaven que les familles Van Esqwill et De Wautier s’allieront de la plus ferme, de la plus éternelle des façons. C’est une nouvelle extraordinaire pour nous tous, mais surtout pour vous deux, qui êtes si proches depuis le plus tendre des âges
– MAIS QUOI ?! » hurlai-je.

Le hurlement resta purement intérieur et ma grand-mère poursuivit tranquillement sur le même registre [].  []

Au fur et à mesure, cela devint plus facile, et je retrouvai même suffisamment la parole pour répondre oui à tout, et pour manger comme si de rien n’était.

Si j’étais heureuse ? Oui.

Si j’avais hâte ? Oui.

Si je m’y attendais ? Oui, bien entendu.

Toute la révolte potentielle du personnage reste intérieure et devient une passivité qui fait qu’elle dit « oui à tout ». Amalia, malgré l’étendue de son éducation, semble prise au piège des décisions de sa famille sur son destin, tout comme Hirion et Yonas.

Leur arrivée dans l’âge adulte et leur position sociale les place aux premières loges des bouleversements sociaux qui secouent Dehaven, avec d’abord les colonies s’engagent dans des révoltes violentes pour obtenir leur indépendance d’un pouvoir qui les exploite. Les tensions sociales grimpent aussi dans les Faubourgs, dans lesquels se concentrent une classe ouvrière qui supporte de moins en moins les inégalités et de servir de chair à canon pour défendre les intérêts de l’aristocratie dans les colonies. Les nobles, ou du moins une partie d’entre eux, appelés « espadons », veulent en effet réprimer ces révoltes dans le sang, puisqu’une partie d’entre eux veut prendre les armes pour conserver les colonies et maintenir la paix dans Dehaven. Ceux qui s’opposent à eux sont qualifiés de « poulpes », et doivent mener des jeux politiques et des négociations internes pour éviter une guerre civile. Amalia, et ses amis dans une moindre mesure, ont alors un rôle à jouer pour préserver leur ville de la violence.

Sans rentrer dans les détails, ces événements sont accompagnés d’une réémergence de la magie et du surnaturel dans un monde complètement rationnel grâce à Hirion, qui tente de la comprendre d’un point de vue scientifique. Ainsi, un mystérieux miroir magique permet d’observer « Nevahed », un reflet de Dehaven qui la montre supposément telle qu’elle sera.

Dehaven et Gemina, Amalia et Nohamux

Je terminerai cette chronique en évoquant brièvement les contrastes entre Dehaven et Gemina telle qu’elle est décrite dans Le Sang de la cité de Guillaume Chamanadjian, mais aussi entre les personnages que les deux romans mettent en scène.

Si Nohamux, le héros de Capitale du Sud n’est pas issu de l’aristocratie et s’avère poète et lettré, son homologue de Capitale du Nord est une aristocrate pleinement rationnelle peu attirée par les lettres. Amalia ne comprend pas la magie et la rejette, tandis que Nohamux s’en sert et l’assimile peu à peu. Cependant, les deux personnages sont englués dans des impératifs sociaux qui les dépossèdent d’eux-mêmes et les placent au service de leur famille.

Si Gemina pouvait paraître totalement anarchique et incroyablement vaste, Dehaven est construite rationnellement, avec des limitations claires de son espace urbain.

Enfin, sur le plan narratif, les événements des deux romans se déroulent en même temps, avec une guerre civile qui menace dans les deux villes, mais je ne peux pas vous en dire plus !

Le mot de la fin

 

Citadins de demain est le premier tome de Capitale du Nord, une trilogie de Claire Duvivier qui forme avec Capitale du Sud de Guillaume Chamanadjian de le cycle de La Tour de Garde.

L’autrice y décrit la ville de Dehaven, marquée par sa rationalité qui contraste avec l’anarchie des quartiers de Gemina. Dans cette ville, on suit Amalia, une jeune femme de la noblesse, éduquée pour représenter une noblesse instruite et éclairée, tout comme son fiancé Hirion de Wautier et leur ami Yonas Russmor, issu de la bourgeoisie. Cependant, ils sont pris au piège de leurs familles respectives, qui voient en eux la prolongation d’un statu quo social, fortement perturbé par des révoltes dans les colonies et des émeutes dans les quartiers populaires. Amalia tente alors, du mieux qu’elle peut, de préserver sa ville d’une guerre civile.

J’avais hâte de retrouver la plume de l’autrice après Un long voyage, et je n’ai pas été déçu. Je vous recommande la lecture de Citadins de demain !

Vous pouvez également consulter les chroniques de Just A Word, Le Nocher des livres, Célindanaé, Boudicca, Tigger Lilly, Les Blablas de Tachan

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6 commentaires sur “Citadins, de demain, de Claire Duvivier

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