Le Premier Souper, d’Alexander Dickow

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman de Weird Fiction qui m’a agréablement surpris.

Le Premier Souper, d’Alexander Dickow

volte106-2021

Introduction

Alexander Dickow est un auteur, poète, essayiste et traducteur né en 1979 aux États-Unis. Il écrit aussi bien en français qu’en anglais, et exerce le métier de professeur d’université à Virginia Tech, en littérature. Il est spécialiste de Max Jacob, Blaise Cendrars et Guillaume Apollinaire, et est le directeur scientifique des Cahiers Max Jacob.

Son premier roman, Le Premier souper, est paru aux éditions La Volte en 2021.

En voici la quatrième de couverture :

« Tant de rumeurs courent sur le compte de l’énigmatique Ronce Albène : esprit retors, intendant du royaume, comment vit-il entre son jardin et sa bibliothèque, avec pour tout compagnon un unique serviteur ? Il a dédié sa vie à son grand œuvre, à l’écart du monde. Ronde de cauchemars et de carnavals, travail de recherche ou tissu d’affabulations, le livre du savant traverse des pays hallucinés – Taranque, où l’on se nourrit de silice et de caillasse ; l’Empire phonide, où les humains mènent une lutte impitoyable contre des envahisseurs qui usurpent la chair des êtres vivants… Le livre secret de Ronce vient menacer les moeurs puritaines de la société aurède, dirigée par des hommes qui se nourrissent de leur propre corps et condamnent les allophages, ceux qui osent ingérer la substance d’autres créatures.

Un premier roman qui admet des physiologies autres, primitives ou inouïes. Un roman en éclats, à la langue torrentielle, qui creuse jusqu’à nos tréfonds la question de l’appétit insatiable de l’homme envers les autres, envers le monde – jusqu’à la dévoration. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai d’abord de sa structure, puis je m’intéresserai à son aspect Weird.

L’Analyse

Structure enchâssée, polytextualité, métalittérature

Le Premier Souper se divise en trois parties, appelées « Livres », elles-mêmes découpées en chapitres. Ces trois Livres, « La Rapine des nuages », « Une chair commune », mettent en scène trois univers fictifs différents. Le premier décrit un monde postapocalyptique, au sein duquel gronde une révolte ouvrière de mineurs forcés de subir des opérations pour obtenir un système « pétro-digestif », qui leur permet de se nourrir de minéraux et de silices (oui oui) contre ceux qui les exploitent et peuvent toujours se nourrir de mets organiques et supposément disparus, tels que des pommes. Le deuxième met en scène un monde médiéval dans lequel des humains sont confrontés à des « âmes » venues d’une sorte de monde d’idées et d’abstractions pures pour s’alimenter de chair et s’en servir comme vêtement pour s’incarner de manière plus ou moins grotesque. La troisième dépeint une société autoritaire dans laquelle les repas sont un tabou social et doivent donc être pris en solitaire (oui oui), et impliquent l’autophagie, c’est-à-dire que l’on dîne de soi-même (oui oui), sous peine d’être considéré comme un « allophage », tolérable en cas de pratique du végétarisme, au mieux suspecte dans le cas d’un régime carnivore, et au pire passible de peine de mort pour hérésie. À noter que les individus de cet univers se reproduisent par mitose, ce qui marque leur altérité.

Les trois univers dépeints par Alexander Dickow montrent des conflits entre différents ordres sociaux, des exploités contre des exploiteurs dans le premier livre, des proies contre des prédateurs dans le deuxième, des orthodoxes et des autoritaires et des hérétiques et des dissidents politiques dans le troisième. Ces conflits entraînent des bouleversements sociaux, pour le meilleur comme pour le pire, avec beaucoup de nuances, puisque la révolution ouvrière n’aboutit pas forcément sur une société plus juste, par exemple. Dans chacune de ces parties, l’intrigue progresse au moyen d’ellipses narratives, ce qui est surtout visible dans la deuxième partie, qui date les événements relatés, ce qui permet d’observer que plusieurs années les séparent parfois.

Les trois parties du roman sont entrecoupées d’interludes qui mettent en scène un personnage voyageur, Dèze, qui explore les mondes qui viennent d’être décrits. Dèze interroge alors les inégalités et les modèles sociaux qui règnent dans les mondes qu’il visite. Gromovar a mis en évidence la parenté du roman avec Rabelais et Swift dans sa chronique, ce qui s’explique dans le fait que les deux auteurs, en décrivant les voyages extraordinaires de personnages (Gargantua mais surtout Pantagruel chez Rabelais et Gulliver chez Swift) dans des contrées imaginaires, dressent une satire de la société de leur temps sur un mode parfois outrancier et truculent (d’ailleurs, il n’est pas totalement impossible que je vous parle un jour de ces œuvres). Ces interludes s’avèrent des extraits d’un ouvrage intitulé Le Premier Souper, écrit par un certain Ronce Albène, présent dans « Une chair commune » et justement présenté comme l’auteur du Premier souper. Ronce Albène est d’ailleurs montré comme un intellectuel subversif pour le régime en place, qui perçoit son livre comme hautement hérétique.

Le roman d’Alexander Dickow s’appuie ainsi sur des récits qu’on peut supposer enchâssés les uns dans les autres, puisque les fictions des deux premières parties s’intègrent dans un livre présent dans la troisième. On note que l’auteur emploie une forme de polytextualité pour présenter des extraits de l’ouvrage de Ronce Albène, en interlude ou dans la troisième partie. Ces extraits se distinguent du reste du roman par leur langue, ou plutôt leur état de la langue, qui se rapprocherait du français d’un certain Rabelais.

Mais pour toute réponse nos secs ventres lui borborygmaient des bruissements lugubres, et des plaintes comment nous allions dans peu de temps avoir les aussi grises entrailles que ces belles maisons avaient les façades.

La deuxième ville où nous tombions dedans, agrippait l’ombre d’une longue montagne. Nous la croyions tout également abandonnée que dans le port, sauf que jurèrent quelques compagnons avoir entraperçu de malingres figures s’esquivant derrière aussitôt les portes et des lambeaux à rideaux. Enfin rencontrons-nous une troupe autour un très fumeux feu dans lequel ils jetaient des ordures, qui rongent des lichens grillés et parlant bas. Et leur demandions dans quelle sorte de lieu nous nous sommes trouvés. Pour toute parole indiquèrent la montagne, et disaient : ce sont les mines !

Le français mobilisé par Alexander Dickow pour les extraits du Premier Souper de Ronce Albène semble calqué sur le français du XVIème siècle. En effet, l’ordre des mots diffère, avec des adjectifs antéposés (« nos secs ventres », « de malingres figures »), des déterminants suivis d’adverbes (« les aussi grilles entrailles »), des répétitions de verbes non anaphorisés. Ainsi, « nous allions dans peu de temps avoir les aussi grises entrailles que ces belles maisons avaient les façades. » donnerait en français moderne « nous aurions dans peu de temps les entrailles aussi grises que les façades de ces belles maisons », sans répétition du verbe « avoir ». On remarque aussi l’absence de pronoms personnels dans certains énoncés, « Et leur demandions », « Pour toute parole indiquèrent la montagne, et disaient », que l’on peut retrouver chez Rabelais ou Marguerite de Navarre.

Cette utilisation d’un état ancien de la langue permet de rapprocher le roman d’Alexander Dickow de sources anciennes, mais marquent aussi une rupture sur le plan linguistique et stylistique entre les extraits de l’ouvrage de Ronce Albène et le reste de la diégèse.

La polytextualité du roman s’observe aussi dans la convocation d’écrits historiques et d’extraits d’œuvres littéraires dans la dernière partie et d’extraits de journaux dans la deuxième, par exemple. La troisième partie nous montre de manière explicite que Le Premier souper existe sur le plan intradiégétique, c’est-à-dire à l’intérieur même du roman.

— Je vais vous confier ce livre. Gardez-le précieusement ; c’est l’œuvre d’une vie. Je crains que ma propre copie ne survive pas à cette folie, déclara Ronce à Dorinthe en lui remettant un manuscrit touffu dans une hâtive reliure copte, sans dorure ni ornement. Il portait un titre : Le Premier Souper, écrit à l’encre sur les cartons simples.

La troisième partie du roman apparaît alors comme l’histoire de l’ouvrage et de son auteur, trop subversifs (ou trop modérés ?) pour leur époque de conflits entre des ordres intégristes et des dissidents plus mesurés.

Weird Fiction et nourriture

Comme son titre l’indique, Le Premier Souper a pour thème majeur la nourriture (hé oui). Alexander Dickow rattache ce thème à la corporalité, avec des modifications et des transformations des corps de ses personnages. La métamorphose du corps est un topos de la Weird Fiction, comme le montre le récit du même nom de Kafka, mais aussi Le Cauchemar d’Innsmouth de Lovecraft. Ainsi, les mineurs décrits dans « La Rapine des nuages » voient leurs organismes modifiés par une opération visant à leur implanter un système « pétro-digestif ».

Le système pétro-digestif n’est pas compatible avec la nourriture ordinaire et la rejette. Seule une crise aiguë de l’organisme peut amener ce système à se détraquer de sorte que l’estomac et les intestins organiques reprennent leurs fonctions. La pétro-digestion s’accomplit grâce à des implants synthétiques, un estomac et des intestins artificiels, surajoutés à l’organisme. Ces organes spéciaux contiennent des bactéries capables de biolixiviation, permettant une symbiose de l’humain et des bactéries ; les bactéries provoquent des réactions chimiques au contact des oxydes ferriques ou de la silice, et l’organisme humain moissonne l’énergie produite par ces réactions. Le système implanté doit permettre aux corps humains d’expulser les toxines que produit la lixiviation biologique : l’acide sulfurique, l’arsenic. Cependant, on ne retire pas l’estomac et les intestins du sujet modifié : ces organes originels fournissent à l’organisme une sauvegarde en cas de dysfonctionnement du système pétro-digestif.

Cette description des modifications permet de montrer le fonctionnement des organes artificiels des mineurs et par extension, leur éloignement de l’humanité dite standard, puisque leur capacité à se nourrir de silice les empêche de consommer de la nourriture « ordinaire ». L’emploi d’un lexique savant marque un rapprochement possible avec le Biopunk, sous-genre de la SF qui s’intéresse aux modifications organiques et génétiques.

La nourriture marque donc les rapports sociaux dans le roman, puisque les mineurs doivent manger de la roche pour subsister dans un monde qui ne leur permet pas de se nourrir convenablement. Les humains de la deuxième partie doivent lutter contre des prédateurs qui ne les voient pas comme des formes de vie intelligentes, parce qu’ils pensent prévaloir sur eux, ce qui rejoint l’idée que la pensée préexisterait au corps et lui serait donc supérieur. Les personnages qui tentent de contre attaquer lors d’expéditions dans le monde des âmes explorent en quelque sorte un monde des idées platonicien. Dans la troisième partie, le rapport à la nourriture marque la position politique et religieuse des individus, puisque les autophages les plus stricts apparaissent comme des intégristes et sont donc les plus conservateurs, tandis que les « allophages » semblent plus ouverts d’esprit.

Les deuxième et troisième parties décrivent des créatures étranges, avec les âmes qui s’incarnent dans des corps qu’elles transforment et des monstres présents dans la nature et des bestiaires. Ces formes de vie non-humaines représentent des formes d’altérité radicales qui donnent une bonne partie de son étrangeté au roman et l’ancre dans la Weird Fiction.

À l’inspection, ces griffes n’étaient guère que des os brisés et reconstitués en de grossières armes tranchantes ; encastrées dans le corps de l’âme, elles n’avaient qu’une faible mobilité. []

Le scientifique passa l’organe à Helka, qui recula d’un pas avant de prendre la chose. Une plaque en forme de losange s’encastrait dans des muqueuses creusées de deux profondes cavités. La plaque luisait, et Helka vit qu’elle était constituée de plusieurs couches, chacune de forme singulière – la deuxième d’un bleu de libellule, la troisième d’une chair à villosités qui ressemblait à l’intérieur d’un intestin humain.

Le point de vue des scientifiques qui examinent l’âme qu’ils ont capturée montre une tentative de rationalisation de ce qu’ils observent de manière minutieuse. Cette description est marquée par l’aspect hybride de la forme de l’âme, puisqu’elle emprunte sa forme à une « libellule » et à un « intestin humain », mais aussi à des « os » qu’elle réassemble pour s’en servir de griffes. Elle s’avère alors difficilement compréhensible pour les scientifiques, de la même manière que d’autres créatures hybrides de Weird Fiction, Wilbur Whateley et les Choses Très Anciennes en tête.

Dans la dernière partie, Alexander Dickow décrit des créatures comme le « pseudoguilé », à la fois animal et végétal qui est constitué de deux corps qui ne peuvent vivre séparés (oui oui), ou l’osolinthe, qui peut détruire la raison d’un individu en lui injectant un grand nombre de faux souvenirs qui lui font perdre pied avec la réalité (oui oui). Ces créatures renforcent le sentiment d’étrangeté qui se dégage de cette partie et s’applique même à la civilisation décrite par l’auteur, qui est vraisemblablement non humaine, puisqu’elle se reproduit par mitose et peut se nourrir d’elle-même.

Le mot de la fin

Le Premier souper d’Alexander Dickow est un roman de Weird Fiction qui décrit, dans trois parties, d’étranges sociétés marquées par leurs rapports à la nourriture, qui illustrent leurs conflits sociaux. Le roman met aussi en scène l’histoire d’un ouvrage éponyme, écrit par le personnage de Ronce Albène, que l’on voit dans la dernière partie.

Si vous voulez lire un roman Weird, je vous recommande Le Premier Souper !

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3 commentaires sur “Le Premier Souper, d’Alexander Dickow

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