Le New Weird : Guide du débutant

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler de la catégorie fictionnelle que j’ai choisie comme sujet de ma thèse.

Le New Weird : Guide du débutant


Avant-propos


Cet article est une adaptation de la conférence que j’ai réalisée pour l’association Miskanotic, qui m’a invité à présenter mon sujet de thèse et ses liens avec Lovecraft. Si cela vous intéresse, vous pouvez retrouver cette conférence en podcast.

L’objectif du présent article sera de vous présenter le New Weird, en vous donnant quelques définitions, son contexte d’apparition et de développement dans l’histoire littéraire, ses sources et ses liens avec elles, ainsi que les auteurs qui en sont représentatifs. Pour chaque auteur que je citerai, je vous donnerai une référence bibliographique en français (ou en anglais, si aucune traduction n’existe), pour que vous puissiez le lire si vous le souhaitez.

Une définition du New Weird


La Weird Fiction : un point de départ


Avant tout, que veut dire le mot Weird et d’où vient-il ? Le mot Weird veut dire étrange, bizarre en langue anglaise. Le mot est employé pour désigner des récits au XXème siècle, notamment sous l’impulsion du pulp magazine Weird Tales, dans lequel est notamment publié un certain H. P. Lovecraft (Les Contrées du rêve, Les Montagnes hallucinées et autres récits d’exploration, Le Cycle de Providence, récemment réédité et retraduit par David Camus chez Mnémos), ainsi que Clark Ashton Smith (Zothique, Hyperborée et Poséidéonis, Averoigne et autres mondes, Mnémos), et Robert E. Howard (Les Ombres de Canaan, Bragelonne), qui sont les trois grands noms publiés dans ce magazine.

La Weird Fiction, selon Jeff Vandermeer dans la préface de la gigantesque anthologie The Weird, est un « mode fictionnel » ou « un mode d’écriture ». Vandermeer affirme aussi, toujours dans cette préface, que la Weird Fiction est « un récit qui possède un élément surnaturel mais qui ne tombe pas dans la catégorie de l’histoire de fantôme traditionnelle ou dans le roman gothique », même à l’époque de Lovecraft. On peut d’ailleurs noter que Lovecraft lui-même, dans l’essai Épouvante et surnaturel en littérature, note quels auteurs se différencient avec brio des romans gothiques classiques. Il cite par exemple Algernon Blackwood (L’homme que les arbres aimaient, l’Arbre vengeur), Lord Dunsany (Time and the gods, Fantasy Masterworks), Montague Rode James (Une Plaisante Terreur, Exoglyphes), Artur Machen (The Great God Pan and Other Horror Stories, Oxford University Press. David Meulemans a annoncé la retraduction prochaine de l’œuvre de l’auteur) et William Hodgson (The House on the Borderland, The Night land, Gateway/Orion Publishing). China Miéville, dans l’article « Weird Fiction » Routledge Companion to Science Fiction, décrit la catégorie de la Weird Fiction de la manière suivante « une fiction plutôt macabre et haletante, génériquement glissante, du fantastique sombre, qui mêlerait l’horreur à la Fantasy, et met souvent en scène des monstres extraterrestres non traditionnels, ce qui la rapprocherait de la science-fiction ». Cela signifie que la Weird Fiction, dès ses origines, ne correspond pas aux standards du fantastique traditionnel.

Les définitions des deux auteurs montrent que la Weird Fiction peut se retrouver dans chacun des grands genres de l’imaginaire identifiés de manière claire par le lectorat et la critique, à savoir la Fantasy, le Fantastique, l’Horreur, et la Science-Fiction. La Weird Fiction aurait donc tendance à subvertir ces catégories et cases définies.

Les deux auteurs, qui sont particulièrement représentatifs du New Weird, définissent donc la Weird Fiction comme un mode fictionnel qui aurait tendance à abolir les frontières entre les genres de l’imaginaire.

Aux définitions fournies par Miéville et Vandermeer, j’ajouterais un critère esthétique et poétique, qui est que les textes de Weird Fiction s’appuient sur ce que Denis Mellier, mon directeur de thèse, appelle « la rhétorique de la monstration » dans ses travaux de recherche sur le Fantastique. Cela signifie que les textes de Weird Fiction s’appuient sur une débauche d’effets descriptifs, s’appuyant par exemple sur l’hyperbole, et l’hypotypose. L’hyperbole permet de mettre en valeur les caractéristiques irréalistes des créatures décrites). L’hypotypose est quant à elle une description vivante d’un objet ou d’une créature qui fixe des détails frappants pour le lecteur, qui permet de rendre tangibles les créatures mises en scène par les auteurs.

Un autre critère définitoire que l’on peut mettre en évidence en Weird Fiction est l’utilisation du grotesque, qui ne s’appuie pas sur le registre du burlesque ou du spoudogeloion de manière générale, c’est-à-dire la modalité qui consiste à désamorcer les éléments graves par une tonalité comique. Ainsi, Cthulhu apparaît monstrueux et étrange parce que l’aspect grotesque de son apparence ne se trouve jamais désamorcé par une forme burlesque, contrairement à Gargantua sur la plume d’un certain Rabelais.

Voilà pour ce qu’est la Weird Fiction. Le New Weird en est une forme ultracontemporaine, puisqu’on peut situer son émergence entre les années 1990 et les années 2000, et il continue aujourd’hui d’exister à travers différentes voix. Le terme a été employé pour la première fois dans un avant-propos de M. John Harrison (Viriconium, Mnémos) à la novella The Tain d’un certain China Miéville. Cette novella a été traduite en français sous le titre Le Tain, et est disponible dans le recueil En quête de Jake et autres nouvelles.

Si dans l’anthologie The New Weird, Jeff Vandermeer définit les caractéristiques du New Weird dans une préface définitoire, de la même manière que Bruce Sterling le fait pour le Cyberpunk avec Mozart en verres-miroirs, le New Weird correspond davantage à un moment de l’histoire de l’imaginaire qu’un véritable mouvement, puisque peu d’auteurs s’en revendiquent et font école. Cependant, si on veut voir l’histoire littéraire de manière schématique, on peut affirmer que le New Weird succède au Cyberpunk, qui succédait lui-même à la New Wave.

Le terme New Weird est composé de deux termes, New et Weird, sur lesquels je vais revenir avec vous pour examiner ses sources.

New pour New Wave, New contre Old


Le mot New signifie « nouveau » en anglais, et renvoie à deux aspects dans le cas du New Weird.

D’abord, ce terme fait référence à la New Wave de la SF, courant des années 1960-1970, qui s’oppose aux récits de ce qu’on qualifie d’âge d’or et qui correspond à la SF d’après-guerre, représenté notamment par des auteurs comme Isaac Asimov (Fondation, Les Robots, Folio SF et J’ai Lu), Arthur C. Clarke (Rendez-vous avec Rama, J’ai Lu) ou Robert Heinlein (Histoire du futur, Mnémos). Les auteurs de la New Wave s’intéressent davantage à l’humain que leurs prédécesseurs, avec une forme plus littéraire et parfois plus expérimentale, ce qui se traduit souvent par un style plus travaillé. Dans la préface The New Weird, Jeff Vandermeer cite notamment Michael Moorcock (Elric, La Défonce Glogauer, Pocket, Champ Libre) M. John Harrison, et J. G. Ballard (Crash, IGH, La Forêt de cristal, Folio, Folio SF). Les deux premiers apporteront d’ailleurs leur soutien aux auteurs du New Weird, avec par exemple des préfaces. Moorcock signe ainsi un avant-propos de La Cité des Saints et des Fous de Jeff Vandermeer et Harrison a préfacé The Tain de China Miéville. À travers la New Wave, le New Weird récupère aussi certaines influences de ses auteurs, tels que Mervyn Peake, l’auteur de Gormenghast qui est une des influences majeures de Michael Moorcock, ou les décadents du XIXème siècle, mais aussi une tendance au mélange des genres. Jeff Vandermeer relève en effet que certains auteurs de la New Wave brisent la frontière entre SF et Fantasy, comme a pu le faire un certain Jack Vance dans La Terre Mourante par exemple. Jack Vance est d’ailleurs cité par Michael Moorcock dans son avant-propos de La Cité des Saints et des Fous.

Au cours du fil de discussion qui a cherché à définir le New Weird au début des années 2000, reproduit dans l’anthologie The New Weird sous le titre « The New Weird Discussions : A Creation of A Term », M. John Harrison affirmait que le terme New Weird était meilleur que « Next Wave », qui aurait pu être le nom du courant et marquer d’une autre manière son lien avec la New Wave.

Ensuite, l’usage du terme New permet au New Weird de s’opposer au « Old Weird », représenté par Lovecraft, Smith, mais aussi leurs prédécesseurs tels que Machen ou Hodgson. Ces auteurs sont à la fois pleinement compris et rejetés par le New Weird, ce qu’on peut observer sur le plan politique par exemple.

Ainsi, Lovecraft a été ultraconservateur et raciste pendant une bonne partie de sa vie, ce que son biographe S. T. Joshi explique et commente dans Je Suis Providence, et Arthur Machen était un fervent catholique. Les auteurs rattachés au New Weird leur sont radicalement opposés sur le plan politique, Miéville en tête, puisqu’il est marxiste et pleinement engagé en politique.

Cela transparaît dans les visions de l’altérité. Chez Lovecraft par exemple, l’autre est vu comme un monstre, avec Cthulhu, une horreur avec laquelle il ne faut surtout pas se mélanger sous peine de donner des créatures ignobles (on le voit dans L’Abomination de Dunwich et Le Cauchemar d’Innsmouth), que l’humanité ne peut comprendre sous peine de devenir fou. L’altérité est ainsi perçue sous le prisme d’une fascination effrayée, et décrite de manière hyperbolique par des narrateurs dont la psyché est marquée au fer rouge d’un indicible qu’ils ne transmettent que difficilement.

Chez les auteurs rattachés au New Weird, l’altérité apparaît bien plus ambiguë, et beaucoup moins négative ou effrayante, mais elle reste particulièrement fascinante. Ainsi, China Mieville décrit des relations amoureuses interespèces dans Perdido Street Station, à travers le couple que forment Isaac, un humain, et Lin, une Khépri, c’est-à-dire une humanoïde dont la tête est un scarabée. Jeff Vandermeer, dans Borne, met en scène une créature tentaculaire qui donne son nom au roman, adoptée par Rachel qui tente de l’élever comme un enfant humain, malgré son étrangeté et ses capacités surnaturelles. Les deux auteurs décrivent aussi des monstres comme figures antagonistes, des gorgones qui peuvent vider un corps de son esprit et un ours géant appelé Mord. Cependant, ces créatures sont soit exploitées pour fabriquer de la drogue revendue au prix fort, soit des humains transformés à la suite de trop nombreuses expériences inhumaines.

L’altérité du New Weird est alors tout aussi fascinante que celle qui le précède, mais elle s’avère parfois bien plus humaine.

Le New Weird rompt aussi sur le plan formel avec le Old Weird, avec des récits qui adoptent des formes plus expérimentales. Les auteurs du New Weird s’appuient donc sur des techniques narratives et stylistiques plus modernes que leurs prédécesseurs.

Ainsi, dans La Cité des Saints et des Fous, Jeff Vandermeer joue allègrement avec la méta-textualité, c’est-à-dire en intégrant des mises en abyme littéraires dans ses textes, en se mettant lui-même en scène dans les prisons de la ville qu’il invente, Ambregris. Il créé par ailleurs des récits expérimentaux, dont la narration passe par des bibliographies commentées, des notes de bas de page, ou des commentaires d’œuvres fictives. Livia Llewelynn, une autrice de Weird Fiction contemporaine, adopte le point de vue d’un prédateur d’outre-espace venu corrompre et détruire sa proie terrestre, avec des phrases extrêmement longues à la structure fracturée dans la nouvelle « Et l’amour n’aura point d’empire » et utilise des procédés de répétition pour montrer l’enfermement de son personnage dans une boucle temporelle dans « Allochton ». Ces nouvelles sont présentes dans le formidable recueil Fournaise. China Miéville se met aussi en scène dans « Compte-rendu de certains événements survenus à Londres », qui comprend des comptes-rendus d’une séance d’une organisation secrète, mais aussi des lettres manuscrites.

Weird


Les influences de l’horreur lovecraftienne s’ajoutent à celles, plus crues, de Clark Ashton Smith, puis de Clive Barker, avec les Livres de Sang. Ces œuvres sont qualifiées de séminales par Jeff Vandermeer en raison de leur utilisation du Body Horror, c’est-à-dire la dégradation, la dislocation et les transformations grotesques des corps. Jeff Vandermeer affirme en effet dans la préface de The New Weird que si la New Wave constitue le cerveau du New Weird, l’horreur grotesque contemporaine, représentée notamment par Clive Barker, représente son cœur battant.

Cela débouche dans le New Weird sur les topoi, c’est-à-dire les motifs, de la métamorphose, de l’hybridation et de la contamination, omniprésents dans les récits de Weird Fiction et dans le New Weird. Je différencie la métamorphose « standard », dans laquelle un personnage voit sa forme physique ou son identité changer, à l’instar de Gregor Samsa dans La Métamorphose de Kafka, de la contamination et de l’hybridation. Dans le cadre de la contamination, un personnage, ou même un environnement, voit son identité altérée par un facteur externe et non désiré. On peut par exemple citer Charles Dexter Ward ou Edward Pickman Derby chez Lovecraft, les humains cristallisés dans La Forêt de cristal, la Tache Cacotopique chez China Miéville dans Le Concile de Fer, mais aussi les Dissimulacres dans Capitale Songe de Lucien Raphmaj. Ce topos fait écho à celui de l’invasion mentale théorisé par Bruce Sterling pour le Cyberpunk dans la préface de l’anthologie Mozart en verres-miroirs, et à celui de la possession dans le fantastique classique. 

L’hybridation s’observe lorsqu’un personnage se mêle à une autre forme de vie/acquiert une mécanicité, et devient une sorte de cyborg ou de forme de vie intermédiaire entre son espèce et une autre. Cette hybridation peut être consentie ou non, à l’instar des Recréés chez China Miéville, de naissance avec Wilbur Whateley dans L’Abomination de Dunwich de Lovecraft, et peut aussi prendre la forme d’une contamination d’un organisme par un autre.

Les différentes influences du New Weird sont mises en évidence dans la définition du New Weird par Jeff Vandermeer, que voici, et qui résume à peu près mon propos :

Le New Weird est un genre de fiction qui prend place dans un cadre urbain, au sein d’un monde alternatif qui subvertit les idées fantasmées à propos des espaces que l’on peut trouver en Fantasy traditionnelle, notamment en choisissant des modèles réalistes et complexes du monde réel comme point de départ pour des décors qui peuvent combiner des éléments de science-fiction et de Fantasy. Le New Weird est d’une nature viscérale et instantanée qui mobilise souvent des éléments d’horreur surréaliste ou transgressive pour son ton, son style ou ses effets, combinés avec le stimulus de l’influence des auteurs de la New Wave ou de leurs représentants (cela inclut des précurseurs comme Mervyn Peake et décadents français et anglais). Les fictions du New Weird sont très au fait du monde contemporain, même de manière déguisée, mais pas toujours de manière ouvertement politisée. Comme faisant partie de cette conscience du monde moderne, le New Weird s’appuie, pour son pouvoir visionnaire, sur un « abandon à l’étrange », qui n’est pas, par exemple, enfermé dans une maison hantée dans les landes ou dans une grotte en Antarctique. Cet « abandon » (ou « croyance ») de l’auteur peut prendre plusieurs formes, certaines d’entre elles incluant même l’usage de techniques postmodernes qui ne sapent pas la réalité de surface du texte.

Cette citation met en évidence plusieurs caractéristiques importantes du New Weird. D’abord, son ancrage dans les genres de l’imaginaire tout en subvertissant les topoi associés à ceux-ci, notamment ceux qui se trouvent associés aux mondes alternatifs de Fantasy traditionnelle. On peut ici penser à Tolkien, puisque certains auteurs comme China Miéville affirment tenter de « créer une sorte de monde secondaire anti-Tolkien » (oui oui) en interview. Le New Weird mobilise ainsi des décors qui mélangent les genres et s’appuient sur une forme de complexité inspirée du monde réel, ce qui signifie que les auteurs peuvent par exemple traiter des classes ouvrières exploitées ou diverses formes de racisme. Cela signifie que les récits du genre peuvent aborder, de manière plus ou moins frontale, des thématiques sociales. L’influence de l’horreur et du grotesque apparaît aussi dans cette définition, mais elle se distingue de lieux confinés et canoniques que sont la « maison hantée », omniprésente dans le roman gothique, et les « grottes en Antarctique », qui renvoie aux Montagnes hallucinées d’un certain HPL. Ces éléments horrifiques se retrouveraient alors partout au sein des mondes fictionnels du New Weird. Enfin, Jeff Vandermeer insiste sur le style et les techniques narratives des auteurs du genre, qui s’avèrent marquées par leur postmodernisme, c’est-à-dire leur rupture avec les codes traditionnels de la littérature, que l’on peut observer dans l’usage de la métafiction, dont je vous parlerai un peu plus loin.

Intéressons-nous maintenant de manière plus précise aux liens du New Weird avec ses sources, Lovecraft en tête.

Des racines et des liens : de Providence à Nouvelle Crobuzon, du Château à Amatka

Liens formels


De la même manière que Lovecraft ou Clark Ashton Smith, les auteurs du New Weird décrivent leurs créatures surnaturelles par hypotypose, c’est-à-dire par une multiplication de détails visant à en donner une idée très précise. Cependant, les auteurs du New Weird ne mobilisent pas (ou en tout cas pas à ma connaissance) de prétérition introductive dans leurs descriptions à la manière de Lovecraft, dont la fiction regorge de ce type de feintes qui consistent à affirmer qu’une créature est « impossible à décrire »… pour la décrire en détails ensuite (oui oui).

Les choix stylistiques et narratifs des auteurs du New Weird peuvent d’ailleurs être vus comme des modernisations de certaines techniques utilisés par leurs prédécesseurs. Lovecraft a par exemple utilisé la polytextualité, c’est-à-dire l’insertion de textes dans sa narration, plus tard employée par Mieville et Vandermeer dans L’Appel de Cthulhu et Celui qui chuchotait dans les ténèbres.

Une autre influence qu’on a tendance à oublier, au-delà de celles de Lovecraft ou de Smith, et donc de l’horreur cosmique et des créatures grotesques venues d’outre-espace, est celle de Franz Kafka, auteur de Dans la colonie pénitentiaire, Le Château ou La Métamorphose. L’univers que Kafka décrit dans ses récits s’avère un véritable enfer social, mobilisant une forme d’absurde qui peut s’avérer cauchemardesque. Certains auteurs de Weird ultérieurs s’en souviendront, avec par exemple Karin Tidbeck dans Amatka ou Leena Krohn ou Tainaron.

Liens esthétiques : mondes alternatifs et tératologie


Un autre lien de continuité entre le New Weird et HPL est le mélange des genres. Lovecraft mêlait allègrement horreur et SF dans des nouvelles comme Les Montagnes hallucinées, La Couleur tombée du ciel, ou même L’Appel de Cthulhu, qui mettent en scène des extraterrestres découverts par des êtres humains qui ne parviennent pas à les comprendre.

Le New Weird va plus loin. Les romans de Bas-Lag de Mieville, Aquaforte de K. J. Bishop, La Cité des Saints et des Fous de Jeff Vandermeer, et L’année de notre guerre de Steph Swainston se déroulent dans des mondes alternatifs, ce qui les rapproche de la Fantasy. Ils empruntent aussi à l’esthétique Steampunk, avec des mondes industrialisés ou en passe de l’être, comme les romans de Bas-Lag, Aquaforte ou La Cité des Saints et des Fous. Accessoirement, les auteurs du New Weird mettent souvent en scène des villes qui deviennent des emblèmes de leurs univers, comme on peut le voir avec Ambregris chez Vandermeer ou Nouvelle-Crobuzon chez Mieville.

Les créatures que les auteurs du New Weird mettent en scène s’avèrent hybrides et marquées par leur aspect grotesque, à l’image de la Fileuse de China Mieville, une araignée dotée d’une paire de bras humains et capable de parler, des champigniens de Vandermeer, des humanoïdes fongiques, la Vermiforme de Steph Swainston, une créature métamorphe constituée de plusieurs milliers de vers. Cet aspect grotesque et hybride se retrouve déjà chez Lovecraft, dont les créatures mêlent différentes formes de vie, l’être humain, le dragon et la pieuvre, pour Cthulhu, l’ordre végétal et animal pour les Choses Très Anciennes, les reptiles, les mollusques, et les mammifères pour Wilbur Whateley.

Le New Weird prolonge l’aspect grotesque des créatures qu’il met en scène.

Clins d’œil et emprunts : une conscience historique aiguë


Ses auteurs font des clins d’œil à leurs prédécesseurs. Dans l’incipit des Scarifiés, China Mieville décrit les profondeurs d’un océan et évoque « Des présences entre mollusque et divinité patiemment tapies sous douze mille mètres d’eau. », ce qui renvoie de manière quasi explicite à Cthulhu. Caitlin R. Kiernan, considérée par Jeff Vandermeer comme l’une des meilleures autrices de Weird Fiction de sa génération, évoque le réveil de Cthulhu dans Les Agents de Dreamland et sa nouvelle Noirs vaisseaux apparus au Sud du Paradis,  dans une phrase, « New Horizons était revenue, R’lyeh avait surgi, et celui qui y dormait s’était éveillé. ».

Jeff Noon renvoie quant à lui à Kafka dans ses romans mettant en scène l’enquêteur John Nyquist, puisque dans Within Without, le dernier volume en date des aventures du détective de l’étrange, le personnage dialogue avec Gregor Samsa, personnage principal de la nouvelle La Métamorphose de Kafka.

Ces jeux métalittéraires rejoignent ceux du Cercle Lovecraftien, dont les auteurs se mentionnaient. Lovecraft évoquait en effet un prêtre atlante appelé Klarkash-Ton, Robert Bloch (Étranges Éons) et Frank Belknap Long (Les Chiens de Tindalos) ont mis HPL en scène dans leurs nouvelles. Robert Bloch l’a même tué dans une nouvelle, Le Visiteur venu des étoiles, ce à quoi Lovecraft a répondu en tuant un certain « Robert Blake » dans sa toute dernière nouvelle, Celui qui hantait les ténèbres.

Comme dit plus haut, les auteurs de Weird Fiction contemporains semblent cependant rompre avec le Old Weird par la modernité de leurs techniques.

Les auteurs du New Weird établissent donc une continuité entre eux et leurs prédécesseurs, ce qui montre leur conscience historique. Celle-ci s’illustre en particulier chez Vandermeer, qui a retracé dans la gigantesque anthologie The Weird une histoire de la Weird Fiction qui s’étale sur un siècle, d’Alfred Kubin à K. J. Bishop, en passant bien sûr par le cercle lovecraftien. On peut aussi observer cette conscience historique chez Mieville, qui a rédigé une préface d’une réédition des Montagnes hallucinées de Lovecraft et a écrit un article sur la Weird Fiction pour le Routledge Companion to Science Fiction, dans lequel il évoque bien sûr Lovecraft et Smith, mais aussi Algernon Blackwood, Arthur Machen, William Hope Hodgson, M. R. James, ou encore C. L. Moore (Jirel de Joiry, Folio SF).

Une autre rupture que l’on peut observer entre le New Weird et le Old Weird est l’émergence et la démocratisation du format long, avec des cycles romans se déroulant dans le même univers, le Bas-Lag de China Mieville se compose de trois romans, tout comme Ambregris de Jeff Vandermeer, Steph Swainston a publié une pentalogie, Sabrina Calvo publie des romans…

Cette différence peut s’expliquer par le fait que la Weird Fiction a d’abord été publiée dans les pulps magazines commeWeird Tales. Cependant, la forme courte existe toujours, puisque des revues existent toujours, et des recueils de nouvelles sont publiés. Ainsi, des auteurs comme Livia Llewelynn, Karen Joy Fowler (Comme ce monde est joli, La Volte), Thomas Ligotti (Chants du cauchemar et la nuit, Dystopia) ou Lisa Tuttle (Les Chambres inquiètes, Ainsi naissent les fantômes, Dystopia) publient des nouvelles, par exemple.

Voyons à présent quelques auteurs et autrices intéressants si vous voulez découvrir le New Weird.

Sur les traces de l’étrange


La première vague du New Weird


Pour situer le New Weird de manière claire, quoi de mieux que les cinq textes identifiés comme tels lors de leur parution et dans l’anthologie The New Weird, au début des années 2000 ? Si vous voulez une idée précise de ce qui définit le New Weird, vous pouvez donc lire, par ordre de difficulté croissant selon moi :

  • L’année de notre guerre de Steph Swainston, paru en 2004. Un ange immortel toxicomane (oui oui), Jant, est un messager qui doit transmettre des informations partout dans un Empire en guerre contre des Insectes tueurs. Jeff Vandermeer dit qu’avec ce roman, l’autrice injecte (sans mauvais jeu de mots) la Weird Fiction dans l’Heroic Fantasy.
  • Aquafortede K. J. Bishop, paru en 2003. Une ville, Escorionte, marquée par sa déliquescence, ses inégalités sociales, et sa pègre. Deux personnages, la médecin Raule et le mercenaire Gwynn tentent d’y survivre tant bien que mal.
  • Perdido Street Stationde China Mieville, paru en 2000 : LE roman représentatif du New Weird pour le grand public. Une ville, Nouvelle Crobuzon, où grondent des révoltes ouvrières et des menaces surnaturelles, sous la forme de gorgones qui dévorent les esprits des habitants pour ne laisser que des corps vides.
  • La Cité des Saints et des Fousde Jeff Vandermeer, paru en 2001. Une ville, Ambregris, noyée dans une violence latente qui éclate lors de festivités carnavalesques, ou lorsque ses premiers habitants, les champigniens, s’en prennent aux humains. Attention, il s’agit d’un texte souvent très expérimental.
  • A Year in the Linear City de Paul Di Filippo, paru en 2002. Le texte paraîtra très prochainement dans la collection Une Heure Lumière du Bélial sous le titre Un an dans la Ville-Rue dans une traduction de Pierre-Paul Durastanti. Vous pourrez donc le découvrir en français. La novella s’intéresse aux habitants d’une mégapole qui semble infinie. À noter que ce texte fait que l’auteur a deux révolutions de l’imaginaire à son actif, la première étant Ribofunk, qui fonde le Biopunk (je vous parlerai sans doute très prochainement de cet auteur très prochainement). Si vous voulez en savoir plus sur ce genre, ma collègue Fran Basil a fait une conférence sur le sujet.

Vous pouvez aussi vous intéresser aux précurseurs du New Weird, comme Kathe Koja, avec des romans d’horreur particulièrement organiques et graphiques (Brèche vers l’enfer, Décérébré,), Jeffrey Ford avec les romans Physiognomonie, Memoranda et L’au-delà, qui sont des dystopies Weird présentant une ville, la Cité impeccable, dans laquelle un personnage doit éliminer des opposants politiques. Vous pouvez aussi tenter votre chance avec Vélum et Encre de Hal Duncan, qui mettent en scène des univers parallèles et des conflits divins.

Aujourd’hui : Next Weird/New New Weird ?


Ces dernières années, de nouveaux auteurs de Weird Fiction ont émergé, et on peut donc parler d’une nouvelle vague de la Weird Fiction, que certains appellent le New New Weird, et que d’autres appellent le Next Weird.

On a par exemple Lavie Tidhar, avec Aucune terre n’est promise et The Escapement, Stephen Graham Jones avec Galeuxet Only good indians, Livia Llewelynn avec ses nouvelles, regroupées dans Fournaises et Engines of Desire, et Brian Catling, avec sa trilogie Vorrh.

En France, certaines de mes lectures récentes, notamment Le Premier Souper d’Alexander Dickow et Capitale Songe de Lucien Raphmaj, montrent que la Weird Fiction est bel et bien présente dans l’actualité éditoriale. La prochaine anthologie de Projets Sillex, centrée sur le thème des Isekai, comprendra (au moins ?) une nouvelle de Weird Fiction, avec la formidable Toute Espérance de Chimène Peucelle.

Weird Fiction contemporaine : En France et ailleurs


La Weird Fiction, Jeff Vandermeer le note, n’existe pas que dans le monde anglophone, et intègre par exemple Le Paravent infernal de Ryunosuke Akutagawa et Le Psautier de Mayence de Jean Ray dans l’anthologie The Weird. En langue française, la Weird Fiction existe donc bel et bien, à travers les plumes de Sabrina Calvo et de Jacques Barbéri, par exemple.

Ainsi, Sabrina Calvo, dans ses romans mettant en scène Bertrand Lacejambe, Délius une chanson d’été et La Nuit des labyrinthes, mais aussi dans Toxoplasma, mélange les genres et s’appuie sur des visions marquantes, avec par exemple un tueur qui remplit ses victimes de fleurs, ou un homme avec une tête de ruche d’abeilles.

Jacques Barbéri dépeint des créatures grotesques dans ses romans Mondocane, Le Crépuscule des chimères, ou encore dans ses recueils de nouvelles L’Homme qui parlait aux araignéeset Le Landau du rat, telles que des montagnes de corps enchevêtrées et conscientes, des ogresses souterraines qui donnent naissance à des homoncules, mais aussi des créatures d’outre-espace qui veulent s’accoupler avec la Terre (oui oui).

En Europe du Nord, on peut compter Olga Ravn au Danemark avec Les Employés, un roman expérimental polydiscursif qui s’appuie sur une multitude de dépositions des passagers d’un vaisseau, dont les rêves sont contaminés par d’étranges objets. En Suède, Karin Tidbeck, dont le talent est reconnu par les époux Vandermeer qui la soutiennent et la publient aux États-Unis, décrit dans Amatka, un monde dans lequel les personnages doivent constamment répéter leurs noms aux objets pour qu’ils conservent leur forme. Dans le même pays, on trouve Anders Fager, qui décrit des cultes lovecraftiens et des horreurs venues d’un autre âge dans les campagnes suédoises, dans les recueils Les Furies de Boras et La Reine en jaune. Johanna Sinisalo, en Finlande, a initié le courant du Finnish Weird avec ses romans Le Sang des fleurs, Jamais avant le coucher des fleurs ou encore Oiseau de malheur. En Finlande toujours, on compte aussi Leena Krohn, dont les époux Vandermeer ont publié une sélection de récits dans Leena Krohn : Collected Fiction, et dont le roman épistolaire Tainaron se déroule dans une ville peuplée d’insectes aux coutumes étranges.

En Espagne, on peut compter Rafael Sanchez Pinol, avec des romans comme La Peau froide qui décrit des créatures aquatiques qui assaillent deux reclus dans un phare ou Fungus, le roi des Pyrénées, dans lequel un anarchiste donne vie à des champignons géants et anthropomorphes pour mener la révolution.

Au Japon, Dempow Torishima avec Sisyphéen, qui mêle influence kafkaïenne et Biopunk, avec une multitude de transhumanités étranges. À Taïwan, Chi Ta Wei s’oriente parfois vers la Weird Fiction avec certaines nouvelles du magistral recueil Perles, notamment L’après-midi d’un faune, mais aussi Au fond de son œil, au creux de ta paume, une rose rouge va bientôt s’ouvrir.

Le mot de la fin


Nous avons donc vu que le New Weird est une itération ultracontemporaine de la Weird Fiction, qui assimile des influences lovecraftiennes pour les mêler à d’autres sources, telles que la New Wave ou l’horreur grotesque pour créer des formes d’altérite radicale dans des mondes parfois gigantesques, avec un propos davantage progressiste et des techniques littéraires et narratives modernes.

Voilà pour la Weird Fiction et le New Weird tels que l’on a pu les lire, hier et aujourd’hui. J’espère que cet article vous aura donné envie de vous y intéresser !

17 commentaires sur “Le New Weird : Guide du débutant

  1. Bonjour,
    Merci pour ce formidable article! Je ne connaissais pas cette catégorisation (old weird, new weird, next weird) et en lisait sans le savoir -notamment Sanchez Pinol (un de mes auteurs préférés) dont je ne parvenais pas vraiment à classer les oeuvres. Je pense que je vais creuser un peu plus ce genre!

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  2. Bravo pour ce bel article, très didactique. Reste à attendre pour voir quand est-ce que le terme apparaitra pour la première fois dans les programmes scolaires ;).
    Tu me rappelles qu’il faut que je relise du Mieville, mon dernier remonte à trop loin à mon goût (j’ai hâte de créer l’étiquette sur le blog ^^). Explorer ce que produisent les auteurs et autrices francophones me parait être une bonne idée… Je vais regarder ce qui est sorti en poche pour Calvo.

    Aimé par 1 personne

  3. Merci pour cet article très fourni et détaillé qui me permet de voir pleinement le genre dans son ensemble ! J’y retrouve des noms d’auteurs que j’ai toujours voulu lire (Lisa Tuttle, Karen Joy Fowler, ChinaMiéville, Cliver Baxter…) et cela me les remet en tête avec en plus un contexte précis. C’est vraiment passionnant, et j’aime la façon dont ces récits (même si je n’ai lu que la Trilogie du rempart sud de Vandermeer) mélangent l’horreur, le viscéral, le style expérimental, qui donnent l’impression de partir dans un complètement autre univers où bien souvent, il faut se laisser aller au style de l’auteur pour trouver son chemin et le sens du roman… C’est un drôle de vertige mais très plaisant quand on s’y laisse prendre ! Petite question, est-ce que la Maison des feuilles (bien qu’il s’agisse d’une sorte de maison hantée, c’est beaucoup plus viscéral et expérimental dans l’écriture que cela) ne serait pas un précurseur du genre aussi ?
    Un dossier vraiment passionnant et fouillé, merci encore pour cette découverte !!

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  4. Grâce à vous, je découvre le nom de mon style d’écriture, merci ! Je suis content que vous évoquiez Jean Ray, qui me semble incontournable mais je m’étonne que Philip K. Dick ne soit pas considéré comme Le précurseur du New Weird. Félicitations pour le travail que vous effectuez ici, je découvre tout juste.

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