Tè Mawon, de Michael Roch

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman qui m’a beaucoup touché.

Tè Mawon, de Michael Roch


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions La Volte. Je remercie chaleureusement Nay Al Askar pour l’envoi du roman !

Michael Roch est un auteur français né en 1987. Il donne des conférences sur l’afrofuturisme et anime des ateliers d’écriture autour de cette thématique pour créer des contre-dystopies afrocentrées. Pour rappel, l’afrofuturisme est un courant esthétique qui vise à interroger l’identité et l’avenir des personnes noires à travers l’utilisation de l’imaginaire science-fictif ou magique, afin de se réapproprier certains pans de l’histoire (ceux de la colonisation, par exemple), et de l’imaginaire au sens large, puisque comme le souligne l’autrice N. K. Jemisin dans son introduction de son recueil Lumières Noires, «  En 2002, je savais qu’en tant que Noire attirée par la SF et la fantasy je n’avais pratiquement aucune chance d’être publiée, remarquée par les critiques ou acceptée par un lectorat qui, apparemment, n’avait envie de lire que des variations sans fin sur l’Europe médiévale et la colonisation des Amériques ».

Il est également vidéaste, sur la chaîne La Brigade du Livre, qu’il a co-créée.

En tant qu’auteur, Michael Roch a publié des récits aux éditions Walrus, Mortal Derby X et Twelve. Deux de ses romans Moi, Peter Pan et Le Livre Jaune (dont je vous avais parlé) ont d’abord été publiés chez Mu Éditions, puis ont été réédités au format poche dans la collection Folio SF de Gallimard.

Tè Mawon, son nouveau roman, paraîtra le 10 Mars 2022 aux éditions La Volte. En voici la quatrième de couverture :

« Lanvil, mégapole caribéenne, vitrine rutilante des diversités culturelles, havre pour tous les migrants du monde, est au centre de tous les regards.

À la pointe de la technologie, constellée d’écrans, la ville s’élève de plus en plus haut mais elle oublie les trames qui se tissent en son sein. Pat et sa bande de débouya vivent de magouilles et de braquages. Joe et Patson courent de galère en galère, poursuivis par les flics. Ézie et sa sœur Lonia, traductrices, infiltrent les hautes sphères des corpolitiques. Toutes et tous rêvent en secret de retrouver la terre de leurs ancêtres, le Tout-monde, enseveli quelque part sous le béton. Pour y parvenir, un seul chemin : faire tomber les murs entre l’anba et l’anwo, et renverser l’ordre établi. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai d’abord de la manière dont Michael Roch opère un passage de l’afrofuturisme à la SF caribéenne, puis je m’intéresserai à la langue du roman, pour enfin aborder son aspect Cyberpunk.

L’Analyse


De l’afrofuturisme à la SF caribéenne


Dans cette partie de ma chronique, je vais traiter du propos suivant de Michael Roch en interview, à propos de l’afrofuturisme et de la SF caribéenne, qui me semble important pour comprendre Tè Mawon.

L’afrofuturisme, en littérature, est la projection de nos sociétés afrodescendantes dans un futur prophétique où les individus ne sont pas discriminés ou oppressés. Ce sont des récits afrocentrés qui tendent à rééquilibrer une littérature qui ne propose que des modèles positifs blancs et occidentaux, auxquels la majeure partie des populations caribéennes n’a jamais réussi à s’identifier, c’est-à-dire des récits qui parlent de ces sociétés, racontées par elles et pour elles. Tout l’enjeu de la SF caribéenne commence là où l’afrofuturisme échoue : envisager une SF non seulement où les personnes noires ne sont pas l’objet d’un regard oppresseur, mais aussi une SF multi voire transculturelle, au regard de l’héritage immatériel laissé par Edouard Glissant et d’autres penseurs caribéens. Cette SF ne serait plus afrocentrée, mais créolisante.

Michael Roch renvoie ici à une définition de l’afrofuturisme comme moyen pour les personnes afrodescendantes de restaurer un équilibre dans les fictions de l’imaginaire qui présentent une majorité de modèles blancs et occidentaux, ce qui rejoint ce que déclare N. K. Jemisin dans sa préface de Lumières Noires, lorsqu’elle affirme que très peu (voire pas du tout) d’auteurs non-blancs étaient présents dans les revues ou les maisons d’édition.

[…] on cherchait les preuves de cette « ouverture ». Il me suffisait de lire la table des matières d’une revue ou la page web d’un éditeur pour voir ce qu’il en était ; la liste des auteurs ne comportait pratiquement aucun nom « étranger » ou de femme.

L’afrofuturisme vise alors à donner une visibilité aux auteurs, mais aussi aux personnages noirs dans un monde où ils ne sont pas présents ou représentés (ou alors ils le sont sous un prisme exotisant ou altérisant, ce qui n’est pas franchement mieux). Cependant, Michael Roch affirme que l’afrofuturisme échoue dans certains de ses objectifs et appelle une SF caribéenne, influencée par la pensée d’Édouard Glissant, un romancier, poète et philosophe français qui a traité des thématiques du « Tout-Monde » dans le Traité du Tout-Monde, défini comme « […] notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la « vision » que nous en avons […] », ce qui signifie qu’il est nécessaire de modifier le regard que l’on porte sur le monde et ses évolutions. On peut d’ailleurs noter que le « Tout-Monde » est ce que recherchent certains personnages du roman de Michael Roch, notamment Pat et ses compagnons.

Édouard Glissant mobilise par ailleurs dans son œuvre le concept de créolisation, qu’il voit comme « la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. […] ». Il ajoute que « Là où les systèmes et les idéologies ont défailli, et sans aucunement renoncer au refus et au combat que tu dois mener dans ton lieu particulier, prolongeons au loin l’imaginaire, par un infini éclatement et une répétition à l’infini des thèmes du métissage, du multilinguisme, de la créolisation ». La créolisation serait donc une forme de culture transversale, provoquée par la rencontre de différentes cultures et langues, d’où le phénomène de « multilinguisme », défini comme le fait qu’une langue soit traversée par plusieurs autres, sans rapport de domination. La notion de créolisation est reprise par Michael Roch, qui affirme que la SF caribéenne est « créolisante », c’est-à-dire qu’elle présenterait une culture multiple et marquée par son multilinguisme. Le projet de Michael Roch semble donc d’élargir le spectre de l’afrofuturisme pour dépasser ses limites pour montrer les spécificités des sociétés caribéennes, mais aussi d’un monde marqué par le métissage des langues, des cultures et des individus.

La langue


Le roman de Michael Roch s’avère marqué par son usage du multilinguisme, ce qui s’explique d’abord par la situation géographique et linguistique de Lanvil, la mégalopole au sein de laquelle se situe l’action. En effet, Lanvil s’étend de Cuba au Venezuela, dans un espace rendu (très) vaste par l’assèchement et le rattachement de toutes les îles des Caraïbes ensemble. Ces anciennes îles sont devenues des « secteurs », CUB pour Cuba, VNZ pour Venezuela, ou encore ST-L pour Sainte Lucie. Le regroupement de tous ces secteurs permet une expansion de Lanvil et accroît énormément sa diversité linguistique et culturelle, puisque tous les secteurs ne parlent pas la même langue.

L’un des enjeux du roman, que l’on observe à travers les personnages de Lonia et Ézie, qui sont traductrices, est de montrer comment la communication peut s’établir entre différentes populations. Leur métier les conduit à intégrer des langues dans une « blockchain » pour les traduire, en prenant en compte les nuances et les erreurs possibles, afin que tous puissent se comprendre.

Tè Mawon est un roman choral, c’est-à-dire qu’il s’appuie le discours et le point de vue de plusieurs personnages, retranscrit à la première personne. On suit ainsi Joe et Patson, poursuivis par la police à cause des infractions qu’ils commettent, Pat, un ancien révolutionnaire qui cherche le « Tout-Monde » avec ses compagnons, mais aussi Ézie, qui tente d’élucider les mystères qui planent autour des disparitions d’enfants dans Lanvil, et Lonia, traductrice et programmeuse de génie, proche de son patron, Kossoré. Chacun de ces personnages est marqué par son idiolecte, c’est-à-dire une manière de parler qui lui est propre. Ainsi, Joe emploie un langage très oral et courant aujourd’hui, avec par exemple du verlan, « téma », « deux spi », « vesqui » ou « vénèr », de l’argot, avec « teshmi » pour désigner la police ou « grave » comme équivalent de « très ». De la même manière que le parler mobilisé par Sabrina Calvo dans Melmoth Furieux, la langue de Joe reflète celle de notre époque et permet à Michael Roch de rapprocher le futur qu’il décrit.

Pat emploie beaucoup le créole martiniquais, ce qui transparaît particulièrement dans l’emploi des verbes, avec des énoncés tels que « Fok nou krazé l’écume », mais aussi du lexique du créole martiniquais, avec « bondjè », « plizanpli », « kabéché », ou encore « lajounen ». Ces éléments verbaux et lexicaux permettent de montrer que Pat fait preuve de multilinguisme, puisqu’il pense à la fois en français et en créole, mais aussi de décloisonner (et décoloniser ?) la langue française.

La question du multilinguisme et des particularismes de la langue de Pat est abordée par son fils dans une longue réplique.

— Le kréyol, c’est facile. Tu peux apprendre vite. Surtout toi. Moi, je parle français, parce que je préfère. Du moins, je m’en fous quoi. Mon père, il parle kréyol quand il veut. Mais parfois ses mots sont pas d’ici. Il dit tétral pour dire tête. Il appelle son gars sûr « my flingue ». Il dit bouden quand il parle de son gros ventre. Fondok pour dire au fond du fond du fond. Konsidiré pour dire comme si-on-dirait. Nanobèt au lieu de nanobot, comme si c’étaient des petites bébêtes. Ça vient de son cerveau. Il s’invente des trucs. Il dit des trucs qu’on comprend pas, mais il parle. Il a des choses à dire.  […] C’est chez moi, latino. Mes taties sont traductrices, elles vivent plus haut. Et moi, je suis au milieu. Mafia, comme les solda. Je sais pas comment c’est dans ta tête, quand tu parles une autre langue : est-ce que tu la traduis avant de la dire ? Est-ce que tu as besoin de ça ? Ou est-ce que tu captes la nuance et tu surfes avec elle ?

Les premières phrases de la réplique expliquent et définissent les mots que Pat « s’invente », ce qui le place à part des autres personnages, qui doivent donc tenter de décrypter son langage. Les trois dernières questions, quant à elles, montrent une interrogation sur la compréhension et l’expression linguistique, avec le fait qu’il apparaît nécessaire de prendre en compte les « nuances ».

Le roman de Michael Roch explore donc la complexité de la communication au sein d’un monde qui gomme les nuances au moyen de la technologie.

Cyberpunk et illusion du réel


On peut rattacher Tè Mawon à l’esthétique du Cyberpunk, tout comme d’autres romans de SF contemporaine qui traitent de thématiques sociales, avec par exemple la trilogie Trademark de Jean Baret (BonheurTM¸ VieTM, et MortTM) ou Capitale Songe de Lucien Raphmaj.

Cette esthétique s’observe d’abord dans le système politique en vigueur à Lanvil, qui semble dirigée par les « corpolitiques », qui marque la fusion entre les (méga)corporations et la politique. Ensuite, les mots-fictions employés par Michael Roch montrent l’omniprésence des interfaces entre l’être humain et la machine, avec des machines permettant de modifier les émotions et des régulateurs d’hormones, des exhausteurs de goût sur les aliments pour les rendre meilleurs, des « puce dermiques » pouvant contenir de l’argent et des papiers d’identité, des « anneaux séquenceurs », une huile de nanotechnologie qui permet de réparer les blessures (oui oui), des IA sous le nom « ayi »… Une technologie avancée est présente partout à Lanvil, et ancre le roman de Michael Roch dans une esthétique Cyberpunk, ce que renforcent plusieurs autres éléments importants.

L’interfaçage homme-machine transparaît dans le personnage de Papiyon, connecté en permanence au réseau.

My flingue est là, couché sur son siège nimérik. Le contrôleur géant éclaire d’une aura blanche les plaies de son corps. Il est sanglé de bas en haut. Son tétral est toujours relié au rézo. Les neurolianes clignotent dans la pénombre. J’avance jik son trône. Mes pieds raclent le bitume de la vieille cave. Je suis lent. Je titube. Je me prosterne devant lui, plein de peine et de respect. Sé an wa, my flingue. C’est un roi enterré. Un roi à la couronne d’élektrolocks. Cent broches ki ka rantré par le tétral é ki ka inondé son cerveau de données nimérik et de rêves virtuels. C’est un roi pirate, my flingue, qui navigue sur les rézo du monde.

Papiyon est branché au réseau au moyen de « neurolianes » et « d’élektrolocks », qui injectent des données dans son cerveau et lui permettent de localiser ou de pirater des installations. Il apparaît ainsi possédé par les données, dont il ne peut que difficilement se séparer. Ce personnage illustre alors le topos de l’invasion cérébrale, mis en évidence comme thème du Cyberpunk par Bruce Sterling dans la préface de Mozart en verres-miroirs. Papiyon montre aussi que le hacking est un moyen de lutte contre un système qui opprime les plus défavorisés, ce qu’on observe aussi chez Patson, qui pirate toutes les machines qu’il croise (oui oui).

L’esthétique Cyberpunk s’observe par ailleurs dans les implants de certains personnages. Ainsi, Ézie dispose d’yeux artificiels et d’une « vwè+ », qui lui permettent de décoder le langage corporel de ses interlocuteurs, ainsi que de modifier sa voix pour avoir une meilleure emprise sur eux. Elle emploie aussi des nanomachines pour effectuer des corrections de son corps.

Elle me parle en anglais. Mon interface supplante les données vocales pour les conduire, traduites, vers mon oreille moyenne. Même si nous marchons côte à côte vers les baies ouvertes sur un ciel de crépuscule, je la vois scruter mon langage corporel. Dans l’angle de ma vision, les occurrences empiriques du node du Transpole interprètent en temps réel les causes de son comportement. Ma vwè+ me transcrit les résultats. À 72 % de probabilité, elle cherche les vraies raisons de ma visite. Je la devance.

On remarque donc qu’Ézie prennent en compte la communication non verbale de ses interlocuteurs grâce à ses implants, ce qui lui permet de connaître leurs intentions et de passer au travers de leurs mensonges. Elle apparaît alors comme un personnage capable de mettre les illusions de son monde en évidence, notamment dans la manière dont Lanvil se pense comme une utopie, ce qui n’est pas le cas, malgré le fait que sa situation soit enviée par les ressortissants d’une Europe ravagée par le fascisme (tout rapprochement avec des faits d’actualité serait évidemment fortuit).

En effet, Lanvil est divisée entre « l’anwo » et « l’anba », c’est-à-dire la partie haute de la ville, où vivent les riches, et la partie basse, où (sur)vivent les plus défavorisés dans un monde informel, où tout ou presque se vend au marché noir. Michael Roch mobilise donc le topos de la verticalité sociale, avec des dominés en haut et des dominés en bas, comme ont pu le faire Robert Silverberg dans Les Monades urbaines, Catherine Dufour dans Le Goût de l’immortalité, ou Rivers Solomon dans L’incivilité des fantômes, par exemple. Cette distinction entre l’anwo et l’anba montre alors les disparités sociales à l’œuvre dans Tè Mawon, que les riches ne semblent pas voir et que ceux de l’anba tentent de leur montrer grâce à leurs grèves et mouvements de protestation.

Les populations les plus aisées se nourrissent ainsi d’illusions grâce aux nanomachines, qui diffusent des images d’oiseaux qui volent, par exemple.

— Il y a que nous cachons notre misère écologique derrière des nanoparticules animées. […] Notre nourriture est préfabriquée, macarons à la crème de goyave ou perles de coco réduits à des saveurs nostalgiques, cultures de bœuf Angus in vitro, le goût du réel s’efface sous l’image de marque. Chaque étage, chaque restaurant de bord de mer a son propre océan ; des vagues fantaisistes dont on peut contrôler la couleur et l’opacité et qui, quand on peut s’y baigner, ne sont qu’une trop large piscine d’eau salée. Et nos soleils, parlons-en ! Nos soleils sont gaussiens, floutés par les brumes de sable. Ce n’est même plus le soleil qui nous éclaire, c’est un apparat de teintes punaisé sur un nuage éternel venu d’un continent situé à cinq mille kilomètres du nôtre. Qui rêve de ça ? Un monde qui repose sur une illusion, une dématérialisation…

Cette énumération effectuée par Ézie montre l’étendue des illusions mises en œuvre dans la partie haute de Lanvil, ce qui marque la rupture entre les plus riches et les plus pauvres, que Pat espère réduire par la découverte du Tout-Monde, dont je ne peux pas vous parler sans trop spoiler.

Je terminerai cette chronique en évoquant l’aspect parfois mystique du roman, avec le personnage de Man Pitak, une séancière recluse qui communique grâce à des galets sculptés et les mentions des Iwa, avec par exemple Ogou Feray ou Papa Legba. On retrouve ces figures dans Les Tentacules de Rita Indiana et dans Les Tambours du dieu noir de P. Djèli Clark.

Le mot de la fin


Tè Mawon est un roman de SF de Michael Roch dans lequel il met en scène, à travers différents personnages point de vue portée par une langue riche, la mégalopole de Lanvil, construite à partir des îles des Caraïbes et gangrenée par les illusions qu’elle entretient au moyen de nanomachines. Ces illusions, qui servent les populations les plus favorisées, sont remises en question par des mouvements sociaux qui visent à renverser l’ordre établi et retrouver une connexion à une planète bien trop maltraitée.

J’ai adoré ce roman !

Vous pouvez également consulter les chroniques de L’Ours inculte, Laird Fumble, La Geekosophe, Outrelivres

9 commentaires sur “Tè Mawon, de Michael Roch

  1. J’avais beaucoup aimé les deux précédents, j’ai l’impression que l’écriture est très différente ici.J’aime bien le thème mais je ne sais pas si je vais comprendre le vocabulaire créole. Je le note tout de même.

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