L’Intertextualité

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’une notion que je trouve fondamentale en études de lettres.

L’Intertextualité


Définition(s) : plusieurs approches théoriques, une seule Conversation


La littérature, pour reprendre les mots de l’autrice Ada Palmer dans les remerciements du magistral Trop Semblable à l’éclair, est une « Grande Conversation », qui part « de Gilgamesh et Homère jusqu’aux étoiles ». On peut la percevoir ainsi d’abord parce que les textes littéraires parlent aux lecteurs qui les reçoivent et les interprètent, mais aussi parce que les textes dialoguent entre eux, à travers le temps et l’espace. Les auteurs le montrent lorsqu’ils remercient ou s’adressent à leurs prédécesseurs, mais aussi lorsqu’ils mobilisent d’autres textes à l’intérieur de leur œuvre.

Ce procédé repose sur une notion que l’on appelle l’intertextualité. Avant de plonger plus en détails dans les différentes théories et manières de percevoir, il convient de voir une définition générale de l’intertextualité telle qu’on peut en trouver dans les usuels d’études littéraires. Voici donc ce que dit le Lexique des termes littéraires, disponible au Livre de Poche (je vous le recommande très chaudement) :

On regroupe sous cette étiquette toutes les relations qui unissent un texte à d’autres textes, et tout particulièrement les faits de citation et d’allusion. […]. Le mot « intertextualité » a été proposé par Julia Kristeva, à la fin des années 1960, dans le cadre d’une théorie générale inspirée par M. Bakhtine : « Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte ».

Cette définition nous apprend donc que l’intertextualité est une appellation possible des relations qui relient les textes entre eux, et par extension l’étude desdites relations. La citation met quant à elle en évidence que le texte littéraire ne se construit pas seul, ex nihilo, mais en relation avec une myriade d’autres discours, parmi lesquels on inclut la littérature, à laquelle on peut ajouter le contexte social, géographique, politique et culturel qui lui a donné naissance. L’étude de l’intertextualité permettrait alors d’éclairer les œuvres entre elles et d’enrichir leur sens et leurs niveaux de lecture.

Plusieurs théoriciens de la littérature ont donné une définition de l’intertextualité au cours de leurs travaux. Je vais vous en donner quelques-unes et les commenter, puis vous montrer comment peut fonctionner l’intertextualité dans les littératures de l’imaginaire, pour enfin traiter d’exemples littéraires précis. Mes exemples vous sembleront peut-être un peu succincts mais ils n’ont pas vocation à constituer des explorations de fond en comble. Ils servent avant tout à expliciter le propos théorique qui les précédent. Pour écrire cet article, je me suis appuyé sur l’ouvrage L’Intertextualité, publié en poche chez GF Flammarion qui présente des textes portant sur cette notion, choisis par Sophie Rabaud, enseignante-chercheuse en littérature générale et comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle.

Différentes théories


La notion et le terme d’intertextualité ont été forgés par la théoricienne Julia Kristeva, qui entendait donner une traduction du « dialogisme » de Mikhaïl Bakhtine qu’elle adapte à ses conceptions dans l’essai Sémiotikè. Elle pose un certain nombre de bases qui seront reprises ou discutées par d’autres auteurs après elle.

Elle envisage ainsi le texte littéraire comme un processus, c’est-à-dire dire qu’il comporte en lui des textes passés et futurs. On lui attribue alors une forme de productivité, c’est-à-dire une capacité à être repris et transformé ultérieurement, ce que Roland Barthes reprendra dans ses travaux sur l’intertextualité, mais aussi dans la définition du texte qu’il reprend de Kristeva (sur laquelle je reviendrai).

Elle déclare par ailleurs que tout peut être considéré comme un texte et inclut le contexte social et historique de production des œuvres. Cela signifie que le discours littéraire ne se trouve pas réfugié dans une tour d’ivoire, et donc qu’il est difficilement possible de le dépolitiser dès lors qu’il présente un discours plus ou moins militant dans le contexte historique au sein duquel il s’inscrit (sauf dans le cas de pirouettes intellectuelles).

Elle fait du texte littéraire non pas « le réservoir d’un sens fixe, mais bien comme le lieu d’interactions complexes entre différents textes ». Le sens devient alors fluctuant, en fonction des interprétations que l’on peut en tirer, mais aussi en fonction de l’interprète lui-même. L’intertextualité doit alors prendre le lecteur en compte, dans sa capacité à donner du sens à ce qu’il lit et à reconnaître les textes transformés par les œuvres auxquelles il se confronte. Ainsi, pour mieux apprécier L’Antigone de Jean Annouilh, il apparaît nécessaire de connaître le personnage éponyme, à travers une version antérieure de la pièce, celle de l’auteur antique Sophocle par exemple. Par ailleurs, le lecteur doit mobiliser sa (re)connaissance du genre du roman de chevalerie pour pleinement comprendre la déconstruction opérée par Don Quichotte chez Cervantès. En littératures de l’imaginaire contemporaines, il est difficile de comprendre un roman bourré de références comme Le Dossier Arkham d’Alex Nikolavitch sans connaître l’œuvre lovecraftienne. De la même manière, une connaissance de la nouvelle « Ceux qui partent d’Omelas » apparaît nécessaire pour comprendre que « Ceux qui restent et qui luttent » de N. K. Jemisin, présente dans le recueil Lumières noires, constitue à la fois « un pastiche et une réaction » de la nouvelle qui la précède. La découverte des clins d’œil, des références et du réseau intertextuel participe alors au plaisir de lecture et de découverte de l’œuvre littéraire.

Roland Barthes, dans sa Théorie du texte publiée dans L’Encyclopedia Universalis, reprend la définition du texte de Kristeva et prolonge son propos sur l’intertextualité. Sa définition du texte est la suivante :

appareil translinguistique qui redistribue l’ordre de la langue en mettant en relation une parole communicative avec différents énoncés antérieurs ou synchroniques .

Cette définition montre la manière dont les textes dialoguent, à la fois avec ceux qui sont issus du passé, mais aussi avec ceux qui leurs sont contemporains. Ainsi, pour Barthes, et cela rejoint le propos de Kristeva et d’autres théoriciens, l’auteur transforme des textes passés, et n’est donc plus exactement l’objet d’une influence ou d’une source située dans le passé, mais un acteur de la transformation du passé dans la vision que l’on peut en avoir. L’étude de l’intertextualité n’est donc pas la quête des sources ou des influences, mais la recherche de la manière dont un texte présent interagit avec un texte antérieur. Ainsi, des auteurs comme China Miéville, Jeff VanderMeer ou Caitlin Kiernan transforment le texte lovecraftien, tandis que Lucien Raphmaj et Chi Ta Wei interagissent d’une certaine manière avec l’œuvre dickienne lorsqu’ils décrivent des machines conscientes dans Capitale Songe et Membrane.

On peut par ailleurs ajouter que certains auteurs, et donc certains textes, construisent leurs propres sources et leur propre réseau d’influence, ce qui signifie qu’ils se placent dans la lignée ou dans la contestation de contemporains ou de prédécesseurs. Ainsi, dans l’introduction du volume L’Intertextualité paru dans la collection Corpus chez GF Flammarion, Sophie Rabau affirme même que

Le texte représente ses origines, les transforme, voire les invente, et c’est donc en son sein et seulement en son sein qu’il nous faut les chercher : peu importe ce qu’il en est d’Ésope, l’essentiel est que La Fontaine ait besoin que ses fables viennent d’Esope.

Ainsi, il faut prendre en compte les revendications des auteurs, dans la manière dont ils affirment leurs liens avec d’autres œuvres, passées ou présentes. On peut rattacher cet aspect revendicatif à une conscience historique, c’est-à-dire le fait que les auteurs ont conscience que leur œuvre s’inscrit dans un champ littéraire plus ou moins précis. Cette conscience historique peut alors les amener à se donner des sources, qu’ils donnent dans le paratexte, dans les exergues ou les remerciements de leurs romans, ou dans des préfaces à valeur de manifeste définitoire, qui ont alors une valeur de manifeste. Canoniquement, La Fontaine a revendiqué l’influence du fabuliste grec antique Ésope et Racine celle de Tacite pour sa pièce Britannicus. Au sein des littératures de l’imaginaire, on peut citer la préface de l’anthologie Mozart en verres-miroirs, dans laquelle Bruce Sterling entend définir le Cyberpunk et donner ses sources, parmi lesquelles on trouve des auteurs comme J. G. Ballard, Philip K. Dick ou encore Michael Moorcock. De la même manière, Jeff Vandermeer détaille les influences qui ont permis la constitution du New Weird dans la préface de l’anthologie The New Weird (oui oui), et affirme que le genre découle de l’influence de l’œuvre lovecraftienne, de la New Wave (Michael Moorcock et J. G. Ballard sont partout), mais aussi de l’horreur grotesque de Clive Barker. Si vous voulez en savoir plus sur le New Weird, j’ai écrit un article à ce sujet à la suite d’une conférence pour l’association Miskatonic.

La revendication des sources, et donc d’un intertexte, permet aux auteurs et aux mouvements littéraires de convoquer des instances légitimatrices, en se plaçant dans la lignée d’écrivains illustres, qui constituent une autorité sur laquelle ils peuvent s’appuyer pour bâtir la leur.

Roland Barthes prolonge par ailleurs le propos de Kristeva lorsqu’il affirme que l’intertexte est « un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets », ce qui signifie que le texte littéraire est saturé d’autres textes, ce qui met en évidence sa « productivité ». Il convient alors d’analyser cette productivité, en percevant le texte littéraire non pas comme un voile qu’il faudrait lever pour en obtenir le sens, mais comme un réseau, comme une toile, dont il faudrait observer les liens et les composantes. Barthes propose alors le terme d’hyphologie, qu’il construit à partir du grec hyphos, qui signifie tissu, voile et toile d’araignée.

Dans ses travaux sur l’intertextualité, présentés notamment dans l’ouvrage Palimpsestes, le théoricien Gérard Genette prolonge les travaux de Kristeva en définissant plusieurs types de ce qu’il appelle la transtextualité. Genette décrit alors différentes relations transtexuelles. Celles-ci ne sont pas excluantes et peuvent se recouper.

Il reprend d’abord la notion d’intertextualité de Julia Kristeva, qu’il définit comme « une coprésence entre deux textes », c’est-à-dire le fait de retrouver un texte dans un autre, à travers un phénomène de citation. La citation montre explicitement qu’un élément textuel provient d’ailleurs, avec des guillemets et une référence. Dans Trop Semblable à l’éclair, Ada Palmer cite Voltaire, par exemple. Genette mentionne par ailleurs le phénomène du plagiat, qui est un emprunt non déclaré mais qui reste littéral, mais aussi l’allusion, définie comme moins explicite et moins littérale. Une allusion peut alors renvoyer indirectement à une autre œuvre, que le lecteur doit connaître pour pouvoir la repérer et la comprendre. Ainsi, dans Central Station, Lavie Tidhar met en scène une « Shambleau », terme qui reprend la créature éponyme d’une nouvelle de Catherine Lucille Moore.

Ensuite, Genette mentionne le paratexte, c’est-à-dire les préfaces, postfaces, notes, avant-propos, titres, sous-titres, illustrations…. Ces textes agissent sur le lecteur et conditionnent ou influencent sa lecture du texte, mais aussi son interprétation, en fonction des éléments qu’ils lui fournissent, mais aussi de qui les écrit. Ainsi, une préface, un avant-propos ou même une postface d’auteur peuvent orienter un lecteur qui connaîtrait alors les intentions de l’auteur. De la même manière, ce type de texte rédigé par un connaisseur de l’œuvre peut donner une idée du contexte dans lequel elle a été écrite ou publiée, par exemple. Le paratexte peut par ailleurs constituer un lieu de revendication, avec par exemple les préfaces qui servent de manifeste définitoire d’un mouvement ou d’une esthétique, avec par exemple la préface de Cromwell par Victor Hugo qui fait partie des textes qui définissent l’esthétique romantique et plus particulièrement du drame romantique au théâtre, en mettant en évidence la dualité entre le sublime et le grotesque. En science-fiction, la préface de l’anthologie Mozart en verres-miroirs par Bruce Sterling permet de définir le Cyberpunk, dans ses sources, son style et ses thématiques.

Troisièmement, Gérard Genette traite de la métatextualité, décrite comme une « relation de commentaire qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite, sans le nommer ». Il prend l’exemple de Phénoménologie de l’esprit de Hegel qui commenterait Le Neveu de Rameau de Diderot. La métatextualité constituerait alors une forme de littérature au second degré, au sein de laquelle une œuvre s’affirme critique d’une autre. La Quête onirique de Vellit Boe de Kij Johnson et La Balade de Black Tom de Victor LaValle constituent des commentaires métatextuels de récits Lovecraftiens, La Quête onirique de Kadath l’inconnue et Horreur à Red Hook. Les deux auteurs réécrivent l’œuvre de Lovecraft pour la confronter à son caractère raciste et sexiste, et ainsi forger des contre-récits.

Quatrièmement, Gérard Genette développe l’hypertextualité. Un hypertexte est uni à un texte antérieur, appelé hypotexte, par une « manière qui n’est pas celle du commentaire ». Genette met en évidence qu’un hypertexte, dans certains cas, ne pourrait pas exister sans un hypotexte qu’il aurait transformé, et insiste sur ce texte. Il donne comme exemples L’Énéide de Virgile et Ulysse de James Joyce, qui sont tous les deux des hypertextes de L’Odyssée d’Homère. De la même manière, les pièces tragiques du XVIIème sont des hypertextes des pièces de l’antiquité grecque et latine. Au sein des littératures de l’imaginaire, on peut clairement affirmer que la fiction lovecraftienne constitue un hypotexte transformé par le New Weird.

Enfin, Gérard Genette traite de l’architextualité, qui est un cas de paratextualité qui signale ou non une appartenance générique, avec par exemple « roman » ou « poèmes » indiqués dans un titre ou sur une couverture. On peut étendre la notion aux genres littéraires que sont la science-fiction ou la fantasy.

Les notions d’architextualité et d’intertextualité peuvent être prolongées par des études des topoi, des clichés, des stéréotypes et des mythes littéraires, ce que montrent les travaux d’Ernst Robert Curtius dans son ouvrage La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, dans lequel il montre que la littérature européenne est unifiée par la littérature latine transmise au cours de l’époque médiévale.

Cependant, le fait de rattacher les topoi présuppose que des schémas narratifs abstraits constitueraient un fond commun à tous les textes. Ils seraient alors présents à un niveau architextuel dans les catégories de Genette, mais une étude intertextuelle les donnerait à voir au sein de textes qui les reprennent et les transforment. La reprise et la transformation de ces schémas permettrait alors d’observer la manière dont un genre se développe. Les littératures de genre tendant à développer des topoi plus ou moins établis, contestés et contestables, avec par exemple l’Elu et les artefacts magiques en fantasy, ou les machines humanisées, les cyborgs et les extraterrestres en science-fiction par exemple.

Intertextualité et imaginaire : communautés, revendications, contestations


Dans l’introduction de son ouvrage Science-fiction : lecture et poétique d’un genre littéraire, la spécialiste de la SF Irène Langlet parle de « l’intertextualité tacite qui règne dans le genre ». L’ouvrage The Cambridge Companion to science fiction « l’intertextualité communautaire du genre », en affirmant que « la science-fiction en est venue à s’appuyer sur l’évolution du vocabulaire, de la structure et de l’ensemble d’idées communes profondément ancrées dans la psyché du genre ». La SF revêt donc un caractère collectif et communautaire des pratiques de lecture, selon Irène Langlet, qui déclare par ailleurs que « l’intertextualité est très fortement active dans le développement historique du genre ». La science-fiction constitue donc un architexte en tant que genre littéraire, dans lequel les auteurs puisent des novum déjà présents antérieurement. À ce titre, on peut par exemple noter que les auteurs de science-fiction n’ont plus besoin de détailler (sauf en cas de spécificité particulière qui serait alors à commenter au regard des autres textes) le fonctionnement de leurs vaisseaux spatiaux ou de la réalité virtuelle qu’ils mettent en scène, parce qu’il s’agit d’éléments devenus topiques pour le genre. Ainsi, le mot « robot », employé depuis la pièce R. U. R. de Karel Čapek, puis mobilisé par Isaac Asimov dans le Cycle des robots et concurrencé par le terme androïde dans le roman Blade Runner de Philip K. Dick, est devenu un mot-fiction topique.

La fantasy contemporaine se construirait quant à elle sur un intertexte a priori inévitable avec un certain Tolkien, dont le Seigneur des anneaux a eu une influence météoritique sur le genre. Vincent Ferré, spécialiste de la fantasy, affirme que Tolkien a « fixé pour longtemps le canon du genre », ce que montre également Patrick Moran dans l’ouvrage The Canons of Fantasy : Lands of High Adventure. China Miéville, auteur de la trilogie Bas-Lag (qui comprend les magistraux Perdido Street Station, Les Scarifiés et Le Concile de Fer), affirme que l’influence de Tolkien est « inévitable », et a même écrit certains de ses romans en réaction à celle-ci, comme il l’avait déclaré dans une interview lors de la parution de Perdido Street Station. L’intertexte tolkiennien constitue donc une référence qu’il faudrait alors accepter ou rejeter, mais aussi une tradition dominante de la fantasy contre laquelle peuvent s’ériger des contre-modèles construits et revendiqués par les auteurs. Ainsi, dans la préface de L’Epée brisée de Poul Anderson, Michael Moorcock déclare 

Aux côtés de Mervyn Peake, de Henry Treece et même de T. H. White, Anderson a influencé une école de fantasy épique diamétralement opposée à celle, consolatrice, des Inklings. […]
La lire, c’est comprendre en grande partie les origines d’une tradition parallèle de la fantasy représentée entre autres par M. John Harrison, Philip Pullman et China Miéville, des écrivains qui rejettent le confort d’un pub oxfordien et restent délibérément proches de résonances mythiques plus profondes.

Michael Moorcock, lui-même auteur de récits de Fantasy s’inspirant de Mervyn Peake (mais aussi de Poul Anderson) avec notamment Elric, décrit, et donc crée, une tradition de la fantasy qui existe parallèlement à celle des Inklings, le groupe constitué par Tolkien et C. S. Lewis, l’auteur de Narnia. Il leur reproche notamment leur tendance à l’escapisme, c’est-à-dire leur tendance à créer des récits qui ne visent que la confortation et l’évasion du lecteur, sans lui proposer quoi que ce soit d’autre, ce qu’il écrivait  déjà  dans l’essai  Epic Pooh, où il comparait le style de Tolkien à  celui d’une  nounou qui raconte des histoires à  des enfants pour les endormir, ou à  celui de l’auteur de Winnie l’ourson (oui oui). On peut d’ailleurs rattacher l’escapisme à une dépolitisation des récits militants ou engagés, ce qui leur ôterait tout caractère revendicatif, avec la justification que l’intrigue et le divertissement passent avant le message qui de toute façon n’existerait pas.

Dans sa préface, Michael Moorcock oppose alors la tradition des Inklings à une « école » plus sombre, mais aussi plus étrange, puisque Mervyn Peake, M. John Harrison et China Miéville sont des auteurs de Weird Fiction, le premier ayant influencé les deux autres. Cette tradition alternative de la fantasy constitue ainsi l’un des piliers du New Weird, mais aussi une manière pour Michael Moorcock de contester l’héritage de Tolkien en montrant qu’il existe d’autres façons de créer la fantasy.

Cette préface illustre ce que Harold Bloom écrit dans The Anxiety of influence, a Theory of Poetry

[…] toute écriture est en effet réaction par rapport à l’autre qui m’a précédé et qui fait autorité, elle est donc prise de position d’un individu qui tente de négocier avec l’autorité des Anciens.

Les auteurs revendiquant des traditions parallèles à celles qui dominent se trouvent alors aux prises avec leurs prédécesseurs. Cet aspect revendicatif rejoint la conscience historique que l’on peut trouver chez des auteurs comme Bruce Sterling ou Jeff VanderMeer lorsqu’ils traitent du Cyberpunk ou de la Weird Fiction, ou même chez les auteurs de la New Wave, qui ont cherché à rompre avec la SF des pulps et de l’âge d’or.

Exemples d’intertextualité dans les littératures de l’imaginaire


Le mythe arthurien et la Fantasy contemporaine


De manière générale, la mythologie, les légendes et le folklore constituent un ensemble hypotextuel qui alimente la Fantasy en topoi, qu’ils soient narratifs, avec des types de personnages comme le magicien mentor, l’Elu de la prophétie, l’antagoniste comme figure du Mal, ou encore les artefacts magiques dotés de pouvoirs surnaturels, mais aussi des créatures surnaturelles, telles que les elfes, les nains, ou encore les trolls. Ces éléments narratifs et esthétiques, auxquels on peut ajouter la magie, qui est une composante essentielle de la Fantasy, sont caractéristiques du genre et signalent son appartenance générique, et donc architextuelle pour reprendre les termes de Genette.

Parmi les sources dans lesquelles la fantasy puise, on peut citer le mythe arthurien. Les récits concernant Arthur et les chevaliers de la Table Ronde fleurissent à l’époque médiévale sous la plume d’auteurs comme Chrétien de Troyes, Robert de Boron ou encore Béroul. Par la suite, ils irriguent des œuvres ultérieures, avec par exemple L’Enchanteur pourrissant de Guillaume Apollinaire, qui mêle théâtre, poésie et roman, ou Le Roi pêcheur de Julien Gracq. En fantasy, on trouve des romans d’inspiration arthurienne avec Le Cycle de Lyonesse de Jack Vance, ou qui donnent une réinterprétation du mythe, avec Guenièvre de Nancy McKenzie, qui explore le point de vue de Guenièvre sur les événements de la geste arthurienne.

Trois romans de fantasy française contemporaine traitent de la mythologie arthurienne et en font un hypotexte qu’ils exploitent, Trois coracles cinglaient vers le couchant et L’ancelot s’avançait en armes d’Alex Nikolavitch, et Le Chant des cavalières de Jeanne Mariem Corrèze.

Dans ses romans, Alex Nikolavitch choisit d’explorer des zones d’ombres du mythe arthurien, avec par exemple le fait qu’Uther Pendragon n’est vu que comme le père d’Arthur, alors que lui aussi a été héros et roi, et a manié Excalibur, appelée « Calibourne » dans Trois coracles, avant son fils. Dans L’ancelot, il traite du passé du chevalier et lui donne une nouvelle jeunesse (et une nouvelle genèse ?), à travers des clins d’œil qui renvoient à son futur destin, avec par exemple un amour pour une femme déjà promise, ou un voyage en charrette. L’auteur donne par ailleurs une nouvelle origine au nom de Lancelot, en le rattachant aux tâches ancillaires, et forge alors un nom commun, l’ancelot, dont le déterminant s’accolera avec le nom pour se lexicaliser et devenir un nom propre à la fin du récit.

Le mythe arthurien se trouve enrichi et se voit doté d’un élargissement, à travers la convocation de figures connues du mythe. On remarque d’ailleurs que les deux romans ne font pas véritablement mention d’Arthur, ce qui permet à l’auteur d’écrire des romans arthuriens qui se déroulent sans sa figure clé pour s’intéresser à celles qui gravitent autour de lui. Les parts manquantes ou méconnues de l’hypotexte sont donc développées dans l’hypertexte, qui comble des vides et réactualise le mythe.

Jeanne Mariem Corrèze reprend dans son roman des éléments narratifs du mythe arthurien pour les intégrer dans son univers fictionnel qui présentent un ordre de chevaliers composés de femme, les cavalières (qui donnent leur nom au roman, hé oui), qui chevauchent des dragons et sont chargées de défendre leur royaume, Sarda. L’auteurice reprend la nom Pendragon pour les personnages de Sophie, l’héroïne du récit et Maude, une reine légendaire qui a sauvé son pays, qui signale explicitement l’intertexte arthurien. Ce dernier se trouve fortement renforcé par le personnage du mage Myrddin, dont le nom renvoie au nom gallois de Merlin, mais aussi par des éléments narratifs repris de la geste arthurienne et devenus des topoi classiques du genre. Ainsi, Sophie est une héroïne élue par une prophétie et dispose de symboles de son pouvoir avec l’épée Lunde, qu’elle retire de la roche, et son fourreau Baldré, ce qui fait d’elle une figure arthurienne.

Cependant, dans le même temps, l’auteurice met en évidence l’artificialité et l’aspect aliénant du déterminisme dont son personnage, Sophie, est victime. Le héros arthurien devient alors prisonnier de sa condition, qui le conduit à devenir l’instrument politique qui fédère un peuple et légitime une guerre entre Sarda et ses voisins. Jeanne Mariem Corrèze mobilise par ailleurs l’intertexte arthurien pour montrer les questions de genre (au sens de gender) qu’il suscite, en faisant du héros et de ses compagnons une héroïne et ses compagnes, ce que renforce le fait que le féminin prend le pas sur le masculin dans les accords grammaticaux par exemple. Le mythe arthurien se trouve alors subverti par un désamorçage de la providence, qui apparaît comme un artifice politique, belliciste et bonapartiste. L’hypotexte est donc transformé par l’auteurice qui le démystifie.

Philip K. Dick, univers effondrés et androïdes empathes


Philip K. Dick est un auteur qui a marqué la SF et dont l’influence se fait encore sentir à divers degrés aujourd’hui, notamment pour son traitement du réel et de sa fracture par l’illusion, mais aussi pour sa représentation de l’empathie comme valeur clé de l’humanité, qu’il confère parfois à des machines, comme on peut le voir dans le roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques, plus tard rebaptisé Blade Runner à la suite de l’adaptation cinématographique de Ridley Scott.

Dick n’est pas le premier à humaniser les personnages d’androïdes, on peut déjà le voir dans le Cycle des robots d’Isaac Asimov, ou même RUR de Karel Čapek, mais il place l’empathie et la conscience de ses personnages robotiques au cœur même de la manière dont il les décrit, dans leur proximité avec une humanité qui parfois éprouve moins d’émotions qu’eux, à l’image de Rick Deckard, qui apparaît comme un tueur froid.

Trois romans de SF peuvent résonner avec ceux de Philip K. Dick et les androïdes qu’il décrit, Membrane de Chi Ta Wei, Capitale Songe de Lucien Raphmaj, et La Séquence Aartdman de Saul Pandelakis (dont je vous parlerai bientôt).

Dans Membrane, Chi Ta Wei décrit l’aliénation d’androïdes considérés comme plus que des robots, mais moins que des êtres humains. Ils servent en effet de banques d’organes à des humains désireux de prolonger leur vie ou atteints de maladies graves, alors qu’ils disposent d’une identité propre, puisqu’ils éprouvent des sentiments et possèdent des souvenirs. Cette identité semble être niée par les humains, qui ne leur donnent que des noms génériques, puisqu’ils sont tous appelés Andy. Leur vie s’avère « éphémère » et déterminée par les humains, ce qui fait qu’ils ne peuvent pas vivre par et pour eux-mêmes, et deviennent donc une classe subalterne et dominée du monde.

Chi Ta Wei mobilise le topos de l’androïde exploité par les humains, non pas pour la force de travail qu’il représente comme le décrit Philip K. Dick dans Blade Runner, mais pour la ressource que représente son corps en tant que source de longévité. Si le roman de Dick nie l’identité des androïdes et les réifie en montrant que l’on peut les « retirer » de la circulation, celui de Chi Ta Wei porte leur aliénation à un degré biologique, puisqu’ils ne disposent plus de leur enveloppe corporelle comme ils le souhaitent.

Lucien Raphmaj, lui, emploie le mot « conapt », mot fréquemment employé dans la fiction dickienne et qui désigne un appartement, dans Capitale Songe, mais au-delà de ce clin d’œil, le roman présente une forme d’intertextualité avec l’œuvre de Philip K. Dick.

En effet, l’auteur décrit un monde posthumain, au sein duquel les des Intelligences Artificielles devenues Intelligences Vectorielles ou Vampiriques règnent sur des créatures plus ou moins biomécaniques qu’elles ont renommées les IA, pour Intelligences Animales, ou IAh, pour Intelligences Animales humaines. L’espèce humaine a donc perdu sa capacité à nommer les espèces et les choses et s’est donc vue reléguée au rang d’espèce subalterne. La perte de domination s’accompagne de la soumission au système du « narcocapitalisme », c’est-à-dire une aliénation par le sommeil, les rêves et la mémoire, vendus aux IV et leurs banques qui se nourrissent des rêves et des expériences des individus. Cependant, ce système est mis en péril par une substance, la V, qui empêche les citoyens de dormir et empêche donc les IV de prélever leur dû.

Le roman inverse donc la situation de Blade Runner, où les êtres humains dominent les androïdes, en montrant des intelligences artificielles qui ont placé ce qui reste de l’humanité sous leur coupe.

Le roman de Saul Pandelakis, La Séquence Aartdman, se déroule au sein d’un monde où l’humanité est en voie d’extinction à cause des crises écologiques et de la baisse de natalité et se voit peu à peu supplantée par les bots, qui sont des androïdes ayant acquis leur indépendance à la suite de lois visant à leur donner leur autonomie. Ainsi, si les bots ont subi et subissent toujours des discriminations de la part des humains, ils font partie intégrante de la société mise en scène par l’auteur.

Ici (et je détaillerai mon propos dans ma chronique du roman), l’intertexte dickien transparaît dans le fait que les bots peuvent faire preuve d’empathie envers les humains, mais aussi ans le fait qu’ils bots se construisent en tant que corps social, et s’interrogent sur la manière dont ils s’envisagent vis-à-vis des humains et comment vivre parmi eux. Par exemple, certains bots se posent la question d’imiter ou non le sommeil humain. La Séquence Aartdman se construit, pour moi, comme une sorte d’anti Blade Runner, puisque Saul Pandelakis subvertit le conflit homme-machine pour proposer un modèle où l’humanité et les bots tentent de vivre ensemble, en prenant soin les uns des autres, comme le montrent les relations entre Asha, une bot qui vit sur Terre et ses amis humains.  

Lovecraft, de l’hypotexte d’une altérité monstrueuse à l’hypertexte du New Weird comme une altérité du voisinage


Lovecraft est l’un des auteurs clés de la Weird Fiction. Son œuvre constitue un hypotexte clé pour comprendre le New Weird et toute la Weird Fiction qui lui est ultérieure de manière plus générale.

Pour rappel, le New Weird est un mouvement au sein des littératures de l’imaginaire influencé par la New Wave, l’horreur grotesque de Clive Barker, mais aussi et avant tout par la Weird Fiction lovecraftienne.

L’hypotexte lovecraftien se trouve cependant subverti par les auteurs du New Weird, notamment dans la manière dont ils décrivent l’altérité la plus radicale. En effet, si Levi R. Bryant, a affirmé dans un article de blog que les créatures dépeintes par Lovecraft sont « des monstres d’une étrangeté si étrange qu’ils élident toute possibilité d’être des voisins », c’est-à-dire des individus avec lesquels il serait possible de communiquer ou que l’on pourrait comprendre, le New Weird met en scène des créatures qui peuvent devenir des voisins.

L’exemple qui me vient en tête et qui me permettra de conclure cet article, c’est Borne, le personnage éponyme du roman de Jeff Vandermeer. Comme les Shoggoths ou un certain Cthulhu, Borne est une créature monstrueuse, qui a la forme d’une « anémone de mer », et doté de « pseudopodes » et de « tentacules » qu’il peut façonner à son envie puisqu’il peut se donner des yeux et se transformer à volonté. Il se nourrit de diverses formes de vie qu’il tue afin de se renforcer, ce qui le rapproche des monstruosités décrites par Lovecraft et ses contemporains.

Cependant, Borne se différencie de ces créatures par sa conscience et l’empathie qu’il éprouve vis-à-vis du monde qui l’entoure, qui provoquent alors une sorte d’impasse de sa monstruosité et marquent sa capacité à devenir un voisin pour l’humanité. En effet, Borne se rend peu à peu compte qu’il tue pour se nourrir, ce qui lui cause un sentiment de culpabilité. Ce sentiment de culpabilité qui le frappe et le ronge produit une sorte d’impasse de sa monstruosité, puisqu’il a pleinement conscience d’être un monstre, mais ne peut rien faire ou presque pour aller contre sa nature, contrairement à un Shoggoth qui s’épanouit pleinement dans celle-ci. La nature de Borne apparaît donc comme un poids qui va contre sa conscience. On peut donc considérer que Borne subvertit la figure de l’horreur cosmique, grâce au développement de son sens moral, qui l’empêche de déconsidérer la vie. Borne est donc une sorte d’anti-Cthulhu, qui serait un voisin possible pour l’humanité.

Le New Weird subvertit donc l’héritage lovecraftien, notamment dans la vision qu’il montre de l’altérité radicale.

Conclusion


L’intertextualité est une notion clé des études de lettres, et de la littérature tout court. Elle permet de mieux comprendre les rapports qu’entretiennent les œuvres entre elles, et de ne pas les réduire à des rapports d’influences, en montrant les transformations à l’œuvre dans chacun des textes qui participent à une Conversation entre les échos du passé et les murmures du futur.

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10 commentaires sur “L’Intertextualité

  1. « La revendication des sources, et donc d’un intertexte, permet aux auteurs et aux mouvements littéraires de convoquer des instances légitimatrices. » Il est de ce point de vue amusant de voir que certains auteurs de l’imaginaire détournent l’idée d’intertextualité et vont jusqu’à inventer, comme éléments constitutifs de leur worldbuilding, des références et des citations. On pense par exemple aux fameux épigraphes de Dune qui font référence à des écrits imaginaires.

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  2. Merci de me citer si abondamment !
    deux points : je suis surpris que tu n’évoques pas l’évangile selon Myriam, de Ketty Steward, qui tourne énormément autour de ces notions.
    Par ailleurs, dans le chant des cavalières, j’avais tiqué sur « Sophie Pendragon ». j’en ai parlé à JMC, qui m’a confirmé la référence dans la référence. Outre le détournement arthurien évident, il y a un autre clin d’oeil là dedans…

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    1. De rien pour la citation 🙂 .
      J’avais effectivement pensé à L’Évangile Selon Myriam, mais je m’en étais déjà servi quand j’avais parlé de polytextualité. Mais il est effectivement complètement pertinent.
      Ah, je n’ai pas du tout l’autre clin d’œil.

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      1. Sophie Pendragon (née Chapelier), c’est l’héroïne du Château de Hurle (Le château ambulant dans sa version animée) et un personnage récurrent de la suite de la trilogie.

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  3. Très intéressant ^^
    Merci pour la ref du Lexique des termes littéraires, je vais essayer de me le procurer, je reste toujours très frustrée quand je chronique mes bouquins de ne pas arriver à mettre des mots sur le style ou les types de narration que les auteurices utilisent.

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