Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler du nouveau roman de Rivers Solomon. L’œuvre de cet auteurice ne cesse de m’impressionner.
Sorrowland, de Rivers Solomon

Introduction
Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Aux Forges de Vulcain, que je remercie pour leur envoi du roman !
Rivers Solomon est une auteurice non-binaire afro-américaine née en 1988.
Sorrowland, à l’origine paru en 2021 est son troisième roman, après les excellents L’Incivilité des fantômes et Les Abysses. Il a été traduit en français par Francis Guévremont pour les éditions Aux Forges de Vulcain, qui ont publié le roman en 2022.
En voici la quatrième de couverture :
« Vern est enceinte de sept mois et décide de s’échapper de la secte où elle a été élevée. Cachée dans une forêt, elle donne naissance à des jumeaux, et prévoit de les élever loin de l’influence du monde extérieur
Mais, même dans la forêt, Vern reste une proie. Forcée de se battre contre la communauté qui refuse son départ, elle montre une brutalité terrifiante, résultat de changements inexplicables et étranges que son corps traverse.
Pour comprendre sa métamorphose et protéger sa petite famille, Vern doit affronter le passé et l’avenir. Trouver la vérité signifiera découvrir les secrets du culte qu’elle a fui, mais aussi l’histoire violente de l’Amérique qui l’a produit. »
Dans mon analyse du roman, je traiterai d’abord de la manière dont Rivers Solomon décrit l’aliénation religieuse, puis je m’intéresserai à l’aspect Weird du récit, qui transparaît dans le personnage de Vern.
L’Analyse
Le Domaine Béni de Caïn, enfer d’aliénation religieuse
Le roman est introduit par une note de Rivers Solomon, qui rappelle que le récit se déroule au sein des États-Unis. Cependant, l’auteurice rappelle que cette nation s’est construite sur les terres des natifs américains qui ont été colonisés et volées par des Européens. Iel mentionne donc les noms des peuples qui vivaient et vivent encore sur les terres au sein desquels se déroule son récit. Cela lui permet d’une certaine manière de leur rendre ce qui leur appartient, et par extension de donner un indice sur les thèmes qui seront abordés dans son roman, à savoir le fait que certaines populations ne peuvent pas disposer d’elles-mêmes et se trouvent aliénées par des mesures et un système de pensée coercitif. Cette note lui permet par ailleurs de lui donner une liste d’avertissement de contenus, qui montre que ce roman peut heurter votre sensibilité d’un certain (grand) nombre de manières.
En effet, Sorrowland est un roman qui peut s’avérer dur.
Il met en scène le personnage de Vern, une jeune femme qui parcourt et vit dans une forêt, au sein de laquelle elle met au monde deux enfants, nommés Hurlant et Farouche, qu’elle va devoir élever dans une adversité (presque) totale. En effet, un ennemi la traque inlassablement et cherche à la capturer pour la faire supposément réintégrer le Domaine Béni de Caïn, une secte dont elle s’est échappée pour échapper à l’emprise violente et aliénante de son mari, le révérend Sherman, leader religieux du Domaine. Vern doit alors survivre dans la nature, au fait que sa secte veut la retrouver par tous les moyens possibles et imaginables, et à des hallucinations particulièrement violentes. Par opposition au Domaine, mais aussi au monde extérieure, la nature apparaît au personnage comme une utopie, un lieu au sein duquel les contraintes sociales humaines et les mensonges qu’elles impliquent disparaissent au profit de besoins et de problèmes simples à résoudre.
La narration fait se chevaucher plusieurs points de vue, parmi lesquels on trouve d’abord celui de Vern, divisé entre son présent dans le monde extérieur au Domaine, et ses souvenirs de son passé cloîtré dans la secte. À ce point de vue s’ajoute celui de son fils Hurlant, dont le vocabulaire enfantin est retranscrit dans son discours narratif, qui alterne parfois avec celui de sa mère.
Le passé de Vern nous montre sa confrontation à l’horreur que le Domaine Béni de Caïn fait subir à ses fidèles, qui sont complètement dépossédés de leur libre arbitre, de leur esprit critique, mais surtout de leurs corps.
Ainsi, si L’incivilité des fantômes mettait en scène l’esclavage des populations noires à bord de vaisseaux générationnels pour reproduire la traite de l’époque de la colonisation du continent américain et la porter dans un huis clos spatial, si Les Abysses montrait les conséquences mémorielles et traumatiques de ladite traite de ces mêmes populations à travers une espèce (post)humaine vivant sous l’eau, les Wajinrus, Sorrowland interroge leur devenir, mais aussi, encore une fois, leur aliénation, par un discours sectariste extrêmement aliénant et coercitif.
En effet, si le Domaine Béni de Caïn est un ancien groupuscule politique nationaliste noir contemporain des Black Panthers, le Nocif, pour « Noirs contre l’inégalité et le fanatisme » (le dernier terme recèle une amère ironie), qui souhaitait se couper de la société blanche raciste et ségrégationniste par l’éducation à la survie et la connaissance de la nature, mais aussi « apprendre à faire, à fabriquer et à travailler ». Ces savoirs leur permettraient alors de devenir autonomes et indépendants de l’économie capitaliste blanche, considérée comme nocive et diabolisée. Cependant, la part mystique présente de manière sous-jacente s’est vue amplifiée par les dirigeants suivants du mouvement, Eamon Fields puis le révérend Sherman, au point de transformer un mouvement politique en mouvement sectaire, comme le montre le discours de Vern.
Les gens qui vivaient au domaine ne subissaient plus l’influence délétère du monde blanc. Toute l’humanité était empoisonnée par des toxines psychiques, et les fidèles du domaine s’en débarrassaient graduellement. Mais cette désintoxication prenait la forme de terreurs nocturnes, d’hallucinations parfois si violentes qu’il fallait attacher ceux qui en souffraient.
Vern, cependant, avait fui le domaine plus de deux mois auparavant. Elle vivait dans le monde extérieur, entourée, donc, de toutes ces toxines. Cela signifiait donc que ces maux, tout improbable que cela puisse paraître, existaient réellement.
Le point de vue interne du personnage reproduit le discours du Domaine, qui affirme que le monde des blancs est littéralement empoisonné. L’individu doit alors se désintoxiquer par sa pratique religieuse et son isolement. Cette forme de désintoxication s’articule à des pratiques et des discours violents, tels que la pratique de la torture, puisque les caïniens sont attachés la nuit, ou encore la répression de ce qui dévie de l’hétéronormativité, à l’image du lesbianisme de Vern, par exemple. Du point de vue du personnage, la fuite hors du Domaine constitue alors une réintoxication, ce qui montre son aliénation. Pourtant, en s’échappant de la secte, Vern quitte son influence toxique, sa confrontation au monde extérieur lui semble d’abord une intoxication, alors qu’elle constitue en réalité une désincarcération qui n’est pas perçue comme telle dans un premier temps par le personnage. Sorrowland apparaît alors comme un roman qui traite du parcours de réadaptation au monde extérieur d’un personnage dont la vision de la réalité a été violemment faussée. Cette réalité se rappelle d’ailleurs à elle sous la forme d’hallucinations qui contaminent graduellement la réalité et se font de plus en plus violentes au point de pouvoir l’affecter physiquement, puisqu’elle voit des animaux et des individus qui s’adressent à elle et l’agressent, avec des conséquences bien réelles, telles que des marques sur son cou, par exemple (oui oui, mais je ne vous en dirai pas plus). Vern se trouve alors aux prises avec un monde piégé qui l’attaque à la fois physiquement et psychiquement.
On remarque que parmi les procédés employés par le révérend Sherman pour briser la volonté des croyants et les soumettre à la sienne, on peut compter les « noyades rédemptrices » (oui oui), utilisées pour guérir des péchés.
Au Domaine béni de Caïn, il lui était possible de se noyer pour vrai. Avec l’aide du révérend Sherman. Il suffisait de faire toutes sortes de bêtises, et il la punissait en lui enfonçant la tête sous l’eau du lac jusqu’à ce qu’elle perde connaissance. Puis, quelques secondes plus tard, il lui faisait du bouche-à-bouche. C’était le châtiment habituel pour les filles comme Vern, celles qui refusaient de faire partie du groupe. L’idée était de se laver des mauvaises impulsions, des mauvaises pensées, des comportements indésirables. Quand elle retrouvait ses esprits, allongée au bord du lac, vivante, elle ne pouvait s’empêcher de croire que Sherman, qui la tenait dans ses bras, était son sauveur, et elle était prête à tout pour lui faire plaisir.
Les Caïniens appelaient ces noyades rédemptrices les Ascensions.
Les noyades rédemptrices ont pour but de montrer le révérend Sherman comme un homme providentiel aux yeux de ceux qui cherchent à s’écarter du rang,. Il apparaît alors comme un homme miséricordieux qui sauve même les individus qui ne se conforment pas aux règles du Domaine, ce qui légitime son autorité, mais aussi les actions violentes qu’il entreprend, puisqu’elles visent à préserver la communauté. Il s’agit cependant d’un procédé violent physiquement et psychologiquement. Le nom même du procédé, « noyades rédemptrices », paradoxal et antithétique, laisse entrevoir toute sa violence. On peut par ailleurs souligner que ce rituel détourne l’usage de l’eau dans la religion catholique, puisque si elle sert à bénir et à absoudre des péchés, elle n’implique (en principe) pas de processus violent. Le Domaine Béni de Caïn, en se servant de l’eau pour infliger des violences physiques et psychiques aux croyants, détourne son usage religieux. L’absolution ne passe alors plus par la dialogue et la confession, mais par la torture.
Cependant, malgré son isolement au sein du monde extérieur, Vern parvient à trouver de l’aide de la part de personnages qui l’appuient dans sa reconstruction et sa confrontation aux démons, réels comme hallucinés, à l’image de Gogo, une native lakota qui la soigne et avec laquelle elle bâtit une relation amoureuse qui s’appuie sur le respect et le consentement mutuel. Les lectures de Gogo sont d’ailleurs l’occasion pour Rivers Solomon d’adresser à un clin d’œil à une certaine Ursula Le Guin, que le personnage a lu.
Vern doit alors se défaire de l’aliénation provoquée par le discours et les actes violents de sa secte. Elle se confronte par ailleurs aux changements de son corps et de son esprit induits par la maternité, mais aussi par sa symbiose avec un organisme étranger.
Vern, symbiote Weird, mère aimante
Sorrowland traite de la parentalité à travers le lien entre Vern et ses enfants, Hurlant et Farouche, d’abord dans le besoin de leur mère qui les habite tous les deux.
Quand Vern commençait à penser de façon obsessive au démon, elle se raccrochait à ses enfants et se rappelait qu’elle devait tout faire pour assurer leur survie. Ni l’un ni l’autre ne pouvait encore prononcer le mot mam ou maman, mais ils le disaient à chaque respiration, à chaque besoin éprouvé. Quand ils transpiraient, ils disaient mam. Quand ils clignaient des yeux, ils disaient mam. Quand ils pleuraient, mam, quand ils avaient faim, mam, quand ils gargouillaient, mam, quand ils vomissaient, mam, quand ils chiaient, mam, quand ils pissaient, mam, quand ils faisaient des bêtises, mam.
On observe ici que l’auteurice mobilise une anaphore qui reprendun mot interrogatif, quand, accompagné du pronom « ils » suivi d’un verbe à l’imparfait à valeur d’habitude qui vise à montrer que les Farouche et Hurlant sont totalement dépendants de leur mère, ce que montre par ailleurs l’emploi du mot employé en cataphore, « mam », placé en italique afin d’accentuer le rapport viscéral des enfants à leur mère.
Ce rapport est d’ailleurs réciproque, comme le montre l’examen des sentiments de Vern.
Elle attacha les deux enfants contre ses hanches, sans les réveiller. Incroyable. Elle avait vécu de telles émotions, elle avait été si bouleversée, cela en était indécent. Rien, sur cette terre, n’était éternel, et la vie n’était pas toujours jolie, jolie. Son Hurlant, son Farouche, ils mourraient eux aussi, et avant de mourir, ils subiraient de pénibles épreuves qui leur donneraient envie de mourir. Elle le savait – et pourtant, pourquoi lui était-il si difficile de contenir sa passion pour leur bien-être, d’éprouver pour eux des sentiments moins brûlants, moins échevelés ?
Les sentiments de Vern pour ses enfants sont marqués par une intensité d’abord par des marqueurs superlatifs, « de telles émotions », « si bouleversée », puis par la dernière phrase de l’extrait, qui constitue une question rhétorique qui montre la force de ce qu’elle ressent. L’amour qu’un parent ressent supposément (puisque ce n’est pas forcément le cas de la mère de Vern) pour son enfant dépasse donc largement le fatalisme que projette le personnage vis-à-vis de la vie. Vern apparaît donc comme le moteur premier de la vie de ses enfants, en plus d’être celui de la sienne propre, qui se métamorphose peu à peu.
On remarque par ailleurs que Vern conte des histoires à ses enfants, notamment celle des « docteurs de la nuit », qu’on retrouve aussi dans l’excellent Ring Shout de P. Djeli Clark. Ces créatures surnaturelles, qui sont des monstres qui capturent des personnes noires la nuit pour modifier leur corps appartiennent certes au folklore, mais recèlent une part de vérité et signalent la violence raciste commise par les populations blanches sur les populations noires. Sans trop rentrer dans les détails, la figure du docteur de la nuit peut par ailleurs être prise de manière littérale dans le roman et contribuent d’ailleurs à son aspect Weird et à la manière dont les corps sont décrits dans le roman, notamment celui de Vern.
En effet, à travers les personnages de Vern, et sans rentrer dans les détails, celui de Queen, Sorrowland déploie une forme de Weird Fiction. Ainsi, la re construction de Vern s’observe, au-delà de son psychisme, dans l’acceptation de son « passager » (non, pas celui-là), puisque son corps mute à cause d’un champignon (encore eux), et son corps se transforme peu à peu pour développer un exosquelette et s’éloigner de l’humanité.
– Je dois insister fortement sur ce point : tu devrais être morte, très, très morte. Et je me dis, donc, tu vois – c’est peut-être les enzymes du champignon ? Tu devrais être en train de te décomposer… Je veux dire, les enzymes devraient être en train de décomposer ton corps, mais tout ça a peut-être réveillé des caractéristiques vestigiales ? Il existe des témoignages sur des cas similaires. Seulement, ce n’était pas des êtres humains, en tout cas, pas que je sache.
Une sorte de beauté sinistre se dégageait de tout cela. Les champignons décomposaient, assimilaient sans cesse, mais le corps de Vern avait refusé de se laisser dévorer. On se nourrissait d’elle, mais elle ne pourrissait pas. Son corps et les champignons s’étaient unis, ils avaient fusionné pour créer une monstruosité morbide. Deviendrait-elle un jour aussi gigantesque et aussi effroyable que la créature qu’elle avait aperçue ?
On remarque une opposition entre le discours de Gogo et la description du corps de Vern. En effet, Gogo décrit de manière rationnelle ce qui aurait dû lui arriver, c’est-à-dire la mort et la décomposition (oui, c’est joyeux). Son discours, intégralement au conditionnel, avec la répétition de « devrais », se heurte à la réalité de la mutation de Vern. Celle-ci s’avère en symbiose avec le champignon pour former une sorte d’être hybride entre homo sapiens et fungus, qui présente des caractéristiques cliniques qui font qu’elle ne devrait pas être en vie, comme sa température de quarante-cinq degrés (oui oui), ou le fait que son cœur ne bat que trente fois par minute, alors qu’elle l’est. Le discours de Gogo se trouve alors invalidé et contredit par l’émergence d’une forme de beauté qui apparaît antithétique, puisqu’elle est qualifiée de « sinistre », mais aussi de « monstruosité morbide ». C’est précisément cette manière dont le corps est décrit, avec une poétisation de la monstruosité, puis un souci du détail, qui fait entrer Sorrowland dans la Weird Fiction.
Elle avait désormais un exosquelette, aussi dur qu’un os, mais souple toutefois, qui formait un renflement sur ses omoplates et descendait jusqu’au bas de son dos, tout en étant attaché à sa colonne vertébrale par de petits nodules osseux.
Il faisait partie de la famille de Vern. Il cachait en lui de nombreuses vies secrètes, et il apprenait les secrets de Vern.
Le passager recouvrait son dos, mais s’étendait aussi autour de sa poitrine et de ses côtes. Une membrane souple, semblable à du cuir, réunissait les parties rigides de la carapace. Le fruit du champignon.
L’exosquelette de Vern marque une augmentation drastique de ses capacités physiques, mais provoque aussi un changement de la forme de son corps et de ses caractéristiques, qui changent et s’éloignent de l’humanité telle qu’on la connaît pour se diriger vers une forme qui peut apparaître à la fois monstrueuse et majestueuse, comme en témoignent les descriptions de l’exosquelette de Vern, mais aussi de celui du personnage de Queen. Ici, on peut parler d’une véritable symbiose entre le corps contaminé et le corps contaminant, puisqu’elle entraîne non pas la destruction de l’un ou de l’autre, mais leur fusion en être unique.
Les deux personnages font alors entrer le roman dans la Weird Fiction par l’hybridité de leurs corps, qui constituent des formes de vies posthumaines organiques mêlées à un fungus qui les transforment, mais aussi et surtout dans la manière dont ces corps sont décrits.
Le mot de la fin
Sorrowland est le troisième roman de Rivers Solomon. L’auteurice met en scène le personnage de Vern, jeune femme qui s’échappe d’une secte, le Domaine Béni de Caïn, pour survivre à sa violence aliénante et élever ses enfants, Farouche et Hurlant, comme elle l’entend, d’abord dans la nature, puis dans le monde extérieur hostile, auquel elle se doit s’adapter. La narration nous montre les pratiques coercitives employées par la secte pour briser et maintenir les croyants sous sa coupe, mais aussi la manière dont Vern tente de se reconstruire malgré ce qui se trouve à ses trousses. Cette reconstruction psychique s’articule à une transformation physique, puisque le corps de Vern se métamorphose, mais je ne peux pas vous en dire plus.
Comme les romans précédents de Rivers Solomon, Sorrowland est magnifique et je ne peux que vous encouager à le lire !
J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de Rivers Solomon, L’Incivilité des fantômes, Les Abysses
Vous pouvez également consulter les chroniques de Just A Word, Outrelivres, Charybde
JPP je suis tombée sur ce blog en tapant des infos sur le nouveau Sewergore du groupe totalement nauséabond SWR, amis de Macron… je suis pas mécontente du résultat !
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