Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler de la première moitié du dernier volume de la série Terra Ignota.
L’Alphabet des créateurs, d’Ada Palmer

Introduction
Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions du Bélial’, que je remercie pour l’envoi du roman ! Je rappelle que comme il s’agit de l’un des derniers tomes d’une série, je ne ferai pas de rappels concernant son univers.
Ada Palmer est une autrice de science-fiction américaine née en 1981. Elle exerce le métier d’enseignante universitaire spécialiste de la Renaissance à l’université de Chicago.
Son premier roman, Trop semblable à l’éclair (Too Like the lightning en VO) et premier volume de la série Terra Ignota, est paru en 2016 aux États-Unis et a été acclamé par la critique, au point qu’elle a remporté le prix Astounding (anciennement prix Campbell). Le dernier tome de Terra Ignota, Perhaps The Stars, est paru en 2021, et a été scindé en deux pour sa sortie française (que l’on doit à Michelle Charrier), L’Alphabet des créateurs, dont je vais vous parler aujourd’hui, et Peut-être les étoiles.
En voici la quatrième de couverture :
« Septembre 2454.
Tant redoutée, mais inévitable depuis plusieurs mois, la guerre est là : l’âge d’or dans lequel prospérait l’humanité depuis trois siècles a volé en éclat, à l’instar de la cité aquatique d’Atlantis, première victime du conflit. Quelques semaines plus tôt, un procès retentissant a prouvé que l’équilibre précaire qui maintenait la paix entre les Ruches, ces organismes ayant remplacé les États-nations, n’existait qu’au moyen d’une série de meurtres calculés avec précision. Il n’en fallait pas davantage pour mettre le feu aux poudres. Dans ce monde où les frontières n’existent plus, où la technologie est si avancée que n’importe quelle création industrielle peut se muer en une arme de destruction massive, où les membres d’une même famille peuvent appartenir à des Ruches désormais ennemies mortelles, la guerre est un art à réinventer. Deux camps se dessinent cependant. Ceux qui soutiennent Sniper et sa volonté de réformer les Ruches ; ceux qui soutiennent J.E.D.D. Maçon, le dieu vivant ou prétendu tel, et son ambition de rebâtir un système plus juste. Or, dans les coulisses, d’autres conflits se trament, avec comme enjeu l’accès aux étoiles… »
Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont Ada Palmer décrit une guerre qui modifie radicalement le mode de vie des habitants de son monde, mais aussi la manière dont celle-ci est influencée par l’Iliade.
L’Analyse
Distance et Silence réinstaurés, comment communiquer ?
L’Alphabet des créateurs démarre alors que le monde prétendument utopique basé sur les systèmes des Ruches s’écroule, remis en question par les meurtres qui ont permis sa stabilité. Cela conduit à une guerre entre les Protecteurs des Ruches, qui veulent réformer le système pour lui donner une seconde chance, et les Recréateurs, alliés de J. E. D. D. Maçon, qui entend en refaçonner l’intégralité pour bâtir un monde plus juste.
Cependant, les belligérants font face à un problème de taille. Comment mener une guerre, logistiquement et humainement, dans un monde complètement globalisé, où la distance est abolie par un temps de transport extrêmement brefs et des moyens de communication instantanés ? Comment mener une guerre au sein de bashs dont les membres peuvent appartenir à des Ruches et des factions différentes ? Comment différencier les simples civils de ceux qui ont choisi de se battre ? Comment éviter d’engendrer de trop nombreuses morts ? Comment traiter les prisonniers ? Toutes ces questions, à propos desquelles les personnages réfléchissent et donnent peu à peu des réponses plus ou moins pertinentes, s’articulent à une autre, plus générale mais tout aussi fondamentale : Comment rendre plus humaine une chose aussi inhumaine que la guerre ? Ada Palmer décrit alors un conflit généralisé au sein d’une société qui n’en connaît plus les ressorts, mais qui a pleinement conscience de son potentiel destructeur et adopte donc une posture réflexive vis-à-vis de la guerre pour prévenir ses éventuels débordements, quand bien même ces derniers ne manqueront pas d’arriver. Ainsi, les Cousins ont bâti le « Cristal Rouge », qui vient en aide aux blessés et s’occupe d’aide humanitaire.
On remarque toutefois que le potentiel de destruction massive du conflit se trouve en premier lieu désamorcé par l’action des Utopistes qui ont neutralisé les « harbingers », c’est-à-dire les armes de destruction massive, qui comprend notamment les bombes nucléaires et les armes chimiques, pour une durée limitée à six mois. L’un des enjeux dramatiques du récit est donc de faire en sorte que la guerre soit courte afin d’éviter l’emploi d’armes qui pourraient mettre l’espèce humaine en danger, ce que résume parfaitement les phrases suivantes.
Nous n’avons pas dix ans. Nous n’avons pas un an. Les harbingers arrivent.
Ensuite, la guerre se fractionne en plusieurs conflits régionaux, puisque l’échelle globale se trouve désamorcée par deux pertes, celles des voitures volantes qui relient toutes les localités entre elles, mais aussi celles des traceurs qui facilitent la communication. La population se trouve alors démunie, puisqu’elle doit de nouveau composer avec une distance qui semble infranchissable et absolue, au point que certains personnages lui donnent un D majuscule. Ainsi, le Neuvième Anonyme, personnage narrateur et écrivain de la chronique de Mycroft, est confiné à Romanova qu’il ne peut quitter.
Il nous avait toujours été possible de nous rendre n’importe où en un instant ou une heure. Je me trouve maintenant à Romanova, je m’y trouverai demain et le jour suivant.
L’abolition des transports rétablit la Distance, ce qu’on remarque dans l’opposition entre une habitude complètement ancrée dans les pratiques collectives qui unissent les individus représentés par « nous », et la solitude du « je » du narrateur, circonscrit à un seul lieu, « Romanova », sur un temps long.
Cela ne l’empêche pas de tenter de pallier l’absence de communication en créant et standardisant, le « Fais-Passer », qui supplante les traceurs inutilisables grâce à un système décentralisé qui s’appuie sur la transmission de l’information qui transite par des « nœuds », au moyen d’émission de micro-ondes. L’organisation du « Fais Passer » passe par la mise en place de normes et de codes, d’allocation de bande passante, mais aussi d’optimisation de l’information et de sa circulation.
<Il faut organiser ce réseau. Ça ressemble à un réseau, mais tant que nous ne l’organisons pas, c’est juste le cirque point par point, avec des culs-de-sac, sans aucun moyen de donner la priorité aux appels à l’aide urgents, de s’assurer que tout le monde a reçu les nouvelles importantes ou d’empêcher le flux de bloquer certaines lignes. L’info se perd, se répète, rate des régions entières, ralentit des jours durant. Il faut organiser la circulation. […] Nous pouvons nous en charger de manière à maximiser la diffusion et l’efficacité des nouvelles, à aider les nœuds à déterminer que faire passer, dans quelle direction, et comment décider quand inverser les connexions à sens unique. Envoyez-nous tous les détails de vos installations : vitesses, liens, limitations. Nous allons établir un plan à partager par tous.
Ainsi, 9A devient l’organisateur du réseau qui vise à supplanter celui des traceurs à travers une liste de consignes pragmatiques, appuyée par la nécessité de rétablir la communication, soulignée par la répétition de l’expression « Il faut », d’abord suivi par une énumération des problèmes que pose la désorganisation du réseau, puis par des propositions de solutions. La désorganisation laisse alors place à une organisation transparente, efficace et « partagée par tous », ce qui la rend perméable aux attaques et aux tentatives de dégradation. Cependant, le personnage montre dans un message solennel la nécessité de laisser le « Fais Passer » exister.
<Proposons un résumé régulier. Envoyons le max d’info à un endroit, qui diffusera un résumé à faire circuler. 2 × 1 heure par jour. Nous saurons que les nouvelles les plus importantes arrivent partout. Les gens, surtout les soldats et les dirigeants, réagiront simultanément aux grands événements ; nous resterons une culture unifiée. L’accès global aux nouvelles mondiales communes définit en partie notre ère moderne et fait de nos multiples individualités un seul peuple, au lieu de multiples peuples fragmentés. En conservant cela, nous conserverons notre humanité et notre expérience communes. Les Ruches, les strates, les camps pleureront et célébreront ensemble, les enfants qui grandissent loin les uns des autres grandiront ensemble, les bash séparés sauront que leurs partenaires ressentent ce qu’ons ressentent jusqu’à l’autre bout du monde. La guerre nous a pris les cieux, les mers, les images, les voix ; ne la laissons pas prendre notre lien le plus vrai, la certitude que ce que j’entends, vous l’entendez, les êtres qui me sont chers l’entendent, le monde l’entend et change avec ensemble. Occupons-nous en d’ici.>
Ce discours s’effectue sur le mode rhétorique épidictique, c’est-à-dire qu’il cherche à exalter les valeurs communes des citoyens des Ruches, qui doivent rester unis malgré la guerre. On l’observe d’abord avec l’utilisation de la première personne du pluriel, omniprésente dans les verbes, le pronom personnel « nous », et les pronoms possessifs « notre » et « nos », à travers la répétition du mot « ensemble » et plus largement de la mise en évidence de la nécessité du maintien d’une culture commune, « unifiée ». Cette nécessité est d’ailleurs soulignée par les verbes à l’impératif qui introduisent et concluent la réplique, « Proposons » et « Occupons », qui marquent la responsabilité collective dans la mise en œuvre du réseau, ainsi que son urgence. Ainsi, à la segmentation des Ruches et des strates en différentes factions, à la réinstauration d’une Distance qui reste malgré tout présente et pesante, le Neuvième Anonyme oppose la force du « nous », celle qui a conçu « Fais-Passer », réseau collectif qui deviendra le porteur des nouvelles et des informations qui maintiendront l’unité des familles et plus largement, du monde. L’accès à l’information est alors posé comme constitutive des sociétés humaines contemporaines, ce qui montre que celui-ci appartient aussi aux manières de lutter contre la déshumanisation et les horreurs engendrées par la guerre.
Les messages du « Fais Passer » sont ainsi intégrés à la narration et se signalent par l’usage des signes < et >. Ils participent alors à la polytextualité qu’adopte le roman, avec le discours du narrateur qui rend parfois compte des événements après que ceux-ci se sont déroulés, ou bien écrire un véritable journal de bord avec le détail des événements heure après heure lors des situations de crise. Par ailleurs, un chapitre mobilise un autre point de vue que ceux des narrateurs habituels, le « Journal d’un AnimU », qui détaille les dernières heures de vie d’une créature a priori mécanique avec des logs de son évolution et de son comportement. Sans rentrer dans les détails, de la même manière que La Volonté de se battre, le roman est porté par deux personnages narrateurs et écrivants, 9A et Mycroft, qui interagissent même à travers l’écriture, puisque l’un demande parfois à l’autre de ne pas lire les passages de sa main.
L’Iliade comme intertexte configurant
Si le système politique du monde décrit par Ada Palmer était configuré par les philosophes des Lumières et notamment la pensée de Voltaire, le conflit destructeur imaginé par l’autrice présente un intertexte omniprésent avec les épopées homériques, à savoir L’Illiade et L’Odyssée.
Pour rappel, la première relate les dernières semaines de la Guerre de Troie, qui oppose les Achéens aux Troyens, et notamment la manière dont la colère du héros et demi-dieu Achille en change le cours lorsqu’il tue Hector, le champion troyen. La seconde prend pour personnage principal Ulysse, qui cherche à regagner son royaume, Ithaque, après la guerre de Troie, lors d’un voyage de dix ans (oui oui) semé d’épreuves.
L’intertexte avec les deux épopées est explicite sur le plan intradiégétique, ce qui s’explique par le fait qu’il s’agit de récits que Bridger, l’enfant doté de pouvoirs surnaturels considérés comme divins, connaît pour les avoir lus, dans leur version originale, mais aussi dans la version de L’Illiade écrite par Apollo Mojave.
La connaissance de ces récits par Bridger peut alors influencer les événements parce qu’il a pu complètement les configurer grâce à ses pouvoirs (oui oui), d’abord en transformant certains individus en personnages de la guerre de Troie, à commencer par lui-même, devenu Achille (oui oui), mais aussi Hélène, sous une forme que je vous dévoilerai peut-être dans ma chronique du dernier volume, ainsi que d’autres héros. Par ailleurs, ses lectures influencent directement les événements, puisque certains parallèles s’effectuent entre l’Iliade et la guerre. Ainsi, certaines factions deviennent des calques de ce qu’elles ont pu être dans les récits homériques, puisque « L’Utopie est devenue Troie ». La tension narrative provient alors des possibles ressemblances et divergences de la guerre en cours avec celles qu’ont imaginées Homère puis Apollo Mojave, dans la manière dont Bridger a pu les comprendre, les interpréter et les configurer. La connaissance des récits homériques, des versions d’Apollo Mojave et des autres lectures de Bridger est alors primordiale pour les personnages, ce qui constitue un usage de l’intertextualité à la fois explicite pour le lecteur sur le plan de la diégèse, mais aussi une manière de dialoguer avec ces épopées et les personnages qui les constituent.
[…] je me demandais si Bridger connaissait cette histoire-là. Si elle pouvait aussi modeler ce qui se passe autour de nous.> […]
MC.
<Mais si Bridger se rappelait que l’histoire continue après Troie, certains humains survivront forcément pour peupler ce monde-là.>
9A.
<Alors ? On l’a lu ?>
MC.
<Je le lui ai lu. Mais ça ne lui a pas plu. Bridger a trouvé ce livre-là plus cruel, avec ses monstres et sa mer anonyme. Oui, plus cruel que l’Iliade, où, au moins, les ennemis veulent la mort les uns des autres.>
9A.
<Mais on connaissait l’intrigue ?>
MC.
<À un moment. Peut-être en verrons-nous un écho dans la structure de la guerre, au bout du compte.>
9A.<Au bout du compte ? Tu n’as vu aucune ressemblance avec l’Odyssée, jusqu’ici ?>
L’intertextualité, dans la manière qu’ont les personnages de comprendre et d’interpréter les récits, devient alors un enjeu diégétique et dramatique, puisqu’elle permet aux personnages de réfléchir à propos du conflit, mais aussi à la manière dont ils héritent des rôles des héros homériques et des tragédies que cela programme. Bridger apparaît alors comme une figure métalittéraire, le démiurge d’un récit qu’il a presque littéralement fabriqué grâce à ses pouvoirs, mais aussi comme une figure d’auteur dramatique qui s’est effacé devant sa création pour que ses lecteurs tentent de la comprendre. La lecture du texte homérique devient alors un enjeu dramatique, mais aussi une clé de lecture métalittéraire.
Le mot de la fin
L’Alphabet des créateurs est la première moitié du dernier volume de l’immense série de science-fiction d’Ada Palmer, Terra Ignota. L’autrice montre la guerre qui découle des conséquences de la découverte d’O. S. et met en scène la réinstauration d’une Distance cruelle qui sépare les individus, à travers la chute du système de transports et celle des traceurs, qui permettaient des déplacements et une communication quasiment instantanée.
Cependant, les citoyens et leurs dirigeants réfléchissent collectivement à des moyens de rendre cette guerre moins cruelle, moins longue, et par conséquent, plus humaine, à commencer par le refus d’utiliser des armes de destruction massive, mais aussi par la mise en service du Fais Passer, réseau décentralisé permettant de préserver malgré tout une certaine unité.
Le roman s’avère par ailleurs très riche sur le plan métalittéraire, puisque le conflit est configuré par son rapport aux épopées homériques et leur interprétation par Bridger, qui semble les avoir transposées dans le conflit.
Il s’agit selon moi d’un roman magistral, et j’ai hâte de vous parler du dernier volume qui l’est tout autant.
Vous pouvez également consulter les chroniques du Syndrome Quickson, Ombrebones
J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres d’Ada Palmer, Trop semblable à l’éclair, Sept redditions, La Volonté de se battre, Peut-être les étoiles
Merci pour le lien 🙂
Magistral, tu l’as dit ! Quelle épopée, ces romans. Ils resteront à jamais gravés dans ma mémoire…
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