Les Chants de Nüying, d’Émilie Querbalec

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman qui conduit l’humanité sur les traces du chant des sirènes.

Les Chants de Nüying, d’Émilie Querbalec


Introduction


Avant de commencer, je tiens à préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Albin Michel Imaginaire, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Emilie Querbalec est une autrice de science-fiction française née au Japon en 1971. Les Chants de Nüying, paru en 2022 est son troisième roman, et le deuxième à paraître chez Albin Michel Imaginaire après Quitter les monts d’automne en 2020.

En voici la quatrième de couverture :

La planète Nüying, située à vingt-quatre années-lumière du Système solaire, a la particularité de partager de nombreux traits avec la Terre d’il y a trois milliards d’années. On y trouve de l’eau à l’état liquide. Son activité volcanique est importante. Ses fonds marins sont parcourus de failles et comportent quantités de sources hydrothermales. Elle possède une magnétosphère et une atmosphère dense, protectrice. Tout cela en fait une bonne candidate pour héberger la vie.
La sonde Mariner a transmis des enregistrements sonores de Nüying : des chants qui évoquent par analogie ceux des baleines.

Quand elle était enfant, Brume a entendu cet appel. Maintenant adulte, spécialisée dans le domaine de la bioacoustique, elle s’apprête à participer à la plus grande aventure dans laquelle se soit jamais lancée l’Humanité : rejoindre Nüying au terme d’un voyage spatial de vingt-sept années.
Que va-t-elle découvrir là-bas ?

Une civilisation extraterrestre ou une remise en cause totale de ses certitudes ?

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont Émilie Querbalec décrit une aliénation religieuse et technologique dans un huis-clos spatial.

L’Analyse


Réincarnation, aliénation, huis-clos spatial ?


Les Chants de Nüying nous fait suivre plusieurs personnages point de vue, tous liés au vaisseau d’exploration générationnel Yùtù Mèng parti en direction de la planète Nüying, située à vingt-quatre années-lumière de la Terre, pour élucider le mystère des « chants », enregistrements mystérieux qui donnent leur nom au roman. Le roman est structuré en trois parties. La première suit les événements qui se déroulent avant le décollage du vaisseau, sur la base lunaire de Taihe-Concordia. Elle prend appui sur les points de vue de Brume, bioacousticienne chargée d’étudier les chants, William, cybernéticien qui travaille sur la RNA (pour Réincarnation Numériquement Assistée, oui oui) que va expérimenter le milliardaire Jonathan Wei qui finance la mission d’exploration et dont on observe les souvenirs, ainsi que Dana, cogniticienne chargée de surveiller le processus. La deuxième partie débute vingt-cinq ans après le départ du vaisseau. Elle nous fait suivre les clones de Jonathan Wei, Dana, les souvenirs de Sonam Tsering, fondateur de la secte de l’Eveil Vrai, qui allie ésotérisme bouddhiste et transhumanisme (oui oui, j’y reviendrai), et de William, réveillé de son hibernation pour tenter de résoudre les problèmes liés à la mémoire de Wei. La troisième partie, qui se déroule après un évènement dramatique (que je ne vous dévoilerai pas) nous fait suivre Brume et William, qui partent explorer Nüying.

Cette multitude de personnages points de vue et l’utilisation d’ellipses narratives permettent à Émilie Querbalec de mobiliser l’ironie dramatique, un mécanisme dramatique qui consiste à mettre en scène des situations lors desquelles le lecteur en sait plus que les personnages. Cela s’observe par exemple dans le fait que certains personnages sont placés en hibernation entre les deuxième et troisième partie du roman, à l’image de Brume, alors que des événements graves se profilent et se déroulent à bord du vaisseau. L’emploi de l’hibernation, justifié par la longueur du voyage jusqu’à Nüying, couplé à la multiplicité des points de vue et des ellipses, permet de renforcer la tension narrative et la brutalité des révélations qui s’abattent sur ses personnages. Elle est d’ailleurs accrue par le cadre du récit, qui devient un huis-clos spatial dans la deuxième partie.

Cette tension s’articule notamment dans le conflit de moins en moins larvaire entre les Terriens et les Sélènes, qui ont grandi sur la Lune (hé oui) et ne connaissent pas la culture de leurs ancêtres, qu’ils voient au mieux comme une curiosité lointaine, au pire comme un élément qui les empêche de s’individualiser. La secte de l’Eveil Vrai et la figure de Jonathan Wei vont alors constituer une manière pour les Sélènes de bâtir leurs propres références culturelles à partir de références au bouddhisme tibétain vues sous un jour technologique et New Age. Les emprunts au bouddhisme se remarquent notamment dans la fascination des Sélènes pour son esthétique, puisqu’ils peignent des thangkas et construisent des temples, mais aussi dans leur discours. Ils souhaitent ainsi préserver la culture tibétaine, qui constitue alors le point de départ d’une véritable culture sélène indépendante de la Terre. L’élaboration d’une culture spécifique passe aussi par l’émergence d’une langue propre, ce que montre le « yù-yù », une langue hybride entre le mandarin et l’anglais.

Cette culture permet alors de s’ériger, de la même manière que le Tibet, comme indépendante d’une culture dominante, mais aussi de constituer une mystique qui leur permet de constituer une véritable force religieuse, et donc politique. Cependant, cette mystique se révèle aliénante et s’avère une foi nourrie de scientisme. Ainsi, Jonathan Wei, qui se réincarne continuellement grâce à la RNA, apparaît comme le prophète de l’Eveil Vrai, bien que sa mémoire lui soit aliénée et se délite au fil de ses résurrections successives.

Le discours du Jonathan Wei original est pourtant porteur d’une foi inébranlable en la RNA. Sa prise de parole allie cependant croyances religieuse et technologique.

– J’adhère complètement au principe de la révolution humaine, vous le savez. […]
Ce concept était l’un des piliers de la doctrine prêchée par l’École de l’Éveil Vrai. Inspirée de la pensée bouddhiste, cette dernière stipulait que chaque homme possédait en lui le potentiel nécessaire à sa transformation spirituelle. L’Éveil Vrai se distinguait cependant de la tradition par sa foi inébranlable en la technologie comme moyen de parvenir à ses fins.
Le milliardaire semblait vouloir le sonder, et Will jugea qu’il ne s’en tirerait pas avec une simple boutade.
– Je suis persuadé que la RNA apportera d’immenses progrès, approuva-t-il, ce qui était une manière d’éviter de parler trop directement de religion. […]
– Vous n’avez jamais pensé à adhérer à la Terre d’Éveil, n’est-ce pas ? […]
– Je suis un scientifique, Jon, pas un mystique. Pour être totalement sincère avec vous, je ne crois pas à la réincarnation. Mais j’ai toujours cru en l’infinité des champs d’expérience que nous offre la cybernétique, et j’ai confiance en la RNA comme procédure fiable de conservation dynamique de la mémoire.

Bien que les deux personnages traitent du même sujet, la Réincarnation Numériquement Assistée, ils ne l’envisagent pas sous le même angle. Ainsi, William le voit comme une évolution technologique et le fruit des recherches en « cybernétique », et la considère comme « une procédure fiable de conservation dynamique de la mémoire ». À l’opposé, Jonathan Wei l’envisage sous un prisme religieux et la rattache à se doctrine de « Terre d’éveil » et de la « révolution humaine ». La technologie devient alors un objet de mystification, ce qu’on observe dans la tension entre le discours transhumaniste porté par un milliardaire (qui est d’ailleurs également tenu par ses équivalents réels, Elon Musk et Jeff Bezos) qui s’appuie sur des avancées réelles, et le projet religieux qui se construit autour de celles-ci. Le solutionnisme technologique cher à la Silicon Valley se teinte alors de discours New Age qui lui permet d’acquérir une forme de religiosité pour construire une mythification, mais surtout d’accentuer l’aliénation qu’il fait peser sur ceux qui y croient, puisque leur croyance se fonde sur une résurrection véritable et matériellement visible. La réincarnation de Jonathan se trouve alors célébrée sous la forme d’une fête de la Renaissance et devient une sorte de Messie et William est appelé « le Témoin » par les adeptes de l’Eveil Vrai. Sans rentrer dans les détails, cette interaction entre la technologie et religiosité est explorée au cours d’un dialogue entre Dana et sa femme Meriem, au cours de la troisième partie.

Au-delà de son appropriation par le discours et les pratiques religieuses, la RNA pose la question énoncée par Greg Egan dans La Cité des permutants (dont il faudra que je vous parle, un jour) : La copie d’un individu est-elle toujours réellement cet individu ?

Cette technique psychodynamique, inspirée des jeux en réalité virtuelle, servirait à injecter dans la matrice de Réceptacle les événements de sa vie qu’il souhaitait voir gravés à la racine de sa mémoire numérique. Plus tard, ils lui seraient restitués en phase dite de « gestation », alors que son clone serait progressivement amené à la conscience. Ces souvenirs fondateurs ne seraient plus modifiables par la suite. Protégés par un système de sécurité inviolable, ils constitueraient le substrat sur lequel se grefferaient tous les enregistrements ultérieurs, toutes les notes, toutes les expériences accumulées et sauvegardées par Jonathan au fil de ses différentes réincarnations. En matière de stockage de données, cela se chiffrait en pétaoctets.

Émilie Querbalec décrit une interface homme-machine, thème cher au Cyberpunk, d’abord avec les « implants neuraux », qui permettent notamment d’évoluer dans des environnements en réalité augmentée, mais la pousse encore plus loin avec RNA. Cette technologie est perçue comme un miracle puisqu’elle permet de se réincarner continuellement à partir de clones dans lesquels on implante des souvenirs configurants (oui oui) confiés à une équipe de cybernéticiens et de psychologues. Ceux-ci forment ensuite une « matrice mémorielle », appelée « Réceptacle », à partir de laquelle se développent les clones, ce qui marque une forme de changement de paradigme, puisque la technologie engendre un individu et non plus l’inverse. Il s’agit d’une prouesse technologique, ce qui est mis en évidence dans la quantité de données en jeu, énoncée dans un ordre de grandeur hyperbolique, les « pétaoctets » (un pétaoctet est l’équivalent de milles téraoctets, c’est-à-dire un million de gigaoctets, oui oui).

Ainsi, l’individu cloné est au départ toujours le même, puisqu’il est forgé à partir de la même matrice. Cependant, son expérience du monde peut le conduire à différer de son modèle original. Toutefois, en cas de dysfonctionnement, les clones suivent le même chemin psychique et finissent immanquablement de la même façon, ce qu’on observe dans le cas de Jonathan Wei. Il apparaît alors possible de hacker, puis de parasiter le développement desdits clones pour qu’ils se conforment à un scénario tracé pour eux. Le développement psychique des clones peut par exemple être perturbé par l’implantation dans leur « matrice mémorielle » de souvenirs qui ne sont pas les leurs, ce qui entraîne alors une fragmentation de leur identité. Jonathan Wei est alors dépossédé de sa propre mémoire et même de sa propre vie, ce qui cause la souffrance de l’intégralité de ses clones. Cette forme de déterminisme découle alors d’un processus d’invasion mentale (autre thème cher du Cyberpunk), qui alimente le processus mythifié de la résurrection. Ainsi, si la RNA est présentée comme un miracle par ceux qui y croient, elle constitue dans les faits un moyen d’engendrer des drames et des monstres.

Le mot de la fin


Les Chants de Nüying est un roman de science-fiction d’Émilie Querbalec. L’autrice met en scène un huis-clos spatial au sein d’un vaisseau générationnel, le Yùtù Mèng, en route pour élucider le mystère de chants entendus sur une planète située à plusieurs années-lumière de la Terre. À bord, la société se divise entre les Terriens et les Sélènes, originaires de la Lune et avides d’indépendance, sceptiques et croyants en Terre d’Eveil, une secte transhumaniste mêlant bouddhisme et Réincarnation Numériquement Assistée, dont le milliardaire Jonathan Wei est un fervent adepte, pour le meilleur et pour le pire du New Age combiné au solutionnisme technologique.

À travers plusieurs personnages points de vue et un usage de l’ellipse narrative, Émilie Querbalec use de l’ironie dramatique pour asséner des révélations brutales aux conséquences tragiques.

J’avais beaucoup aimé Quitter les monts d’automne. Les Chants de Nüying ne m’a pas déçu. Je suivrai sans aucun doute l’œuvre de l’autrice !

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