Entends la nuit, de Catherine Dufour

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman qui subvertit les clichés de la Bit-Lit.

 

Entends la nuit, de Catherine Dufour

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Introduction

 

Catherine Dufour est une autrice française née en 1966. Elle travaille en tant qu’ingénieure informatique et écrit des articles pour le Monde diplomatique. En tant qu’écrivaine, elle officie dans les genres de l’imaginaire, Fantasy avec sa série Les Dieux buvaient (2001-2009) et plus récemment Danse avec les lutins (2019), et SF avec Le Goût de l’immortalité (2005) ou Outrage et rébellion (2009), mais aussi dans la littérature dite générale, avec L’Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça (2012), et plus récemment une biographie d’Ada Lovelace, intitulée Ada ou la beauté des nombres. Elle écrit également des nouvelles. Certaines d’entre elles sont regroupées dans le recueil L’Accroissement mathématique du plaisir (2008).

Entends la nuit, le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, est paru en 2018 chez l’Atalante. En voici la quatrième de couverture :

« La chair et la pierre sont de vieilles compagnes. Depuis des millénaires, la chair modèle la pierre, la pierre abrite la chair. Elle prend la forme de ses désirs, protège ses nuits, célèbre ses dieux, accueille ses morts. Toute l’histoire de l’humanité est liée à la pierre. Quand on a 25 ans, un master en communication, une mère à charge et un père aux abonnés absents, on ne fait pas la difficile quand un boulot se présente. Myriame a été embauchée pour faire de la veille réseaux dans une entreprise du côté de Bercy, et elle découvre une organisation hiérarchique qui la fait grincer des dents : locaux délabrés, logiciel de surveillance installé sur les ordinateurs, supérieurs très supérieurs dans le style british vieille école. Mais quand un de ces supérieurs s’intéresse à elle via Internet au point de lui obtenir un CDI et lui trouver un logement, elle accepte, semi-révoltée, semi-séduite… Mauvaise idée ? Pas pire que le secret qu’elle porte. Myriame est abonnée aux jeux dangereux dans tous les cas, et sa relation avec Duncan Algernon Vane-Tempest, comte d’Angus, décédé il y a un siècle et demi, est à sa mesure. Du moins le croit-elle. Catherine Dufour, éprise de légendes urbaines, nous offre avec ce roman un « anti-Twilight » tout en humour et une ode à Paris bouleversante. »

Mon analyse du roman portera sur les raisons qui font qu’on peut le percevoir comme un anti-Twilight, puis je m’intéresserai à la manière dont l’autrice revisite certains mythes dans le cadre d’un récit de Fantasy Urbaine.

 

L’Analyse

 

Anti-Twilight ?

 

Catherine Dufour a affirmé plusieurs fois (dans une vidéo aux Utopiales de 2018 notamment) qu’Entends la nuit est conçu comme un anti-Twilight et d’une certaine manière, comme un anti-50 Nuances de Grey.

Pour rappel, Twilight est une quadrilogie de romans écrits par Stéphanie Meyer, relevant de la Fantasy Urbaine avec un fort accent mis sur la romance (qui a ensuite donné lieu à la catégorie éditoriale de la Bit-Lit) qui fait suivre à son lecteur la relation amoureuse entre Bella, une jeune femme américaine issue des classes modestes et Edward, un vampire qui vient d’une famille noble. Il y a donc une fracture sociale majeure dans la relation entre les deux personnages qui n’est absolument pas traitée par Stéphanie Meyer, qui ne se concentre que sur la romance entre Bella et Edward.

L’autrice décide donc de s’emparer du topos de la romance entre une jeune humaine lambda et une créature surnaturelle riche, pour y ajouter une dimension sociale et sociétale, en montrant le gouffre qui sépare Myriame de Duncan Vane, et qui contribue à faire de leur relation une histoire impossible et marquée par le déséquilibre entre les deux personnages.

Ce déséquilibre s’observe d’abord à travers le fait que Myriame travaille à la Zuidertoren, qui est une entreprise que possède Vane. Le lecteur suit le quotidien de Myriame en tant que salariée précaire exploitée par son patronat, et observe que la Zuidertoren dépossède ses employés, qui sont placés sous surveillance constante par une application appelée « Pretty Face », doivent amener leur propre papier toilette sur leur lieu de travail, font face à des campagnes de licenciement massives, ainsi qu’à une forte pression psychologique de la part de leurs cadres. Les employés de la Zuidertoren sont donc complètement sous le joug de leur hiérarchie, qui s’incarne dans ses effrayants cadres supérieurs, notamment le froid et distant Coleraine. Myriame est donc décrite comme une employée aliénée par son travail, mais également comme une travailleuse précaire puisque son contrat est un CDD qu’elle a été obligée d’accepter, parce qu’elle savait qu’elle n’aurait pas d’autre emploi et qu’un travail est nécessaire pour subvenir à ses besoins, ainsi qu’à ceux de sa mère.

Catherine Dufour met donc en scène un monde du travail qui est exactement celui que l’on connaît, avec une précarisation énorme des travailleurs et une déshumanisation totale des lieux et des cadres. Myriame apparaît donc comme une possédée, broyée par son environnement salarial.

Le déséquilibre de la relation entre Myriame et Vane s’observe aussi dans le fait qu’il possède tout ce qui fait que Myriame peut vivre décemment, c’est-à-dire son lieu de travail, puisqu’il est l’un des propriétaires de la Zuidertoren, son emploi en lui-même, mais aussi son appartement de fonction, ce qui marque de manière claire que Duncan Vane appartient à la classe des possédants, contrairement à Myriame. La différence sociale entre les deux personnages se constate également dans la manière dont ils s’adressent l’un à l’autre, puisque Myriame appelle Vane par son titre par exemple. Catherine Dufour insiste également, à travers la description de la situation financière du personnage et la dépiction de son quotidien, sur le fait que Myriame est très préoccupée de ses besoins, parce qu’elle est précaire, tandis que Vane ne se soucie absolument pas de ce type de problème, puisqu’il est riche.

L’autrice prend donc bel et bien le contre-pied de Twilight en montrant le gouffre social qui sépare Vane de Myriame, avec ses conséquences sur le couple qu’ils tentent de former.

 

Relecture du mythe des lémures et Fantasy urbaine

 

La relation entre Myriame et Vane est également placée sous le signe du surnaturel, puisque Vane n’est pas véritablement humain, et se révèle être un lémure, c’est-à-dire un esprit qui hante un bâtiment ou un lieu chargé d’histoire. Les lémures sont des esprits rattachés aux mânes, qui sont des divinités du foyer dans la Rome antique qui reviennent hanter les vivants qui passent par le lieu dont ils sont les tutélaires. Vane est donc littéralement un bâtiment, ce que l’autrice souligne avec humour que Myriame est « amoureuse de son appartement », qui a besoin de se nourrir de chair, animale ou humaine, pour rester en vie et se constituer un corps physique, ce qui induit encore une fracture entre la jeune femme et Vane, puisque l’une appartient à l’Humanité standard, ce que le lecteur comprend totalement tant ses préoccupations se rapprochent du réel, par opposition à Vane, qui appartient complètement au surnaturel de par sa nature. L’autrice fait également de la figure extrêmement ancienne du lémure l’origine des mythes plus modernes du zombie, du vampire, du fantôme et de la goule, en mettant en évidence les points communs entre toutes ces créatures, puisque les lémures sont des âmes mortes qui n’ont pas quitté le monde, hantent les bâtiments, se nourrissent de chair et peuvent s’incarner de manière plus ou moins correcte. Cette réactualisation du mythe permet à Catherine Dufour de placer le lémure au-delà de ces créatures fantastiques, en montrant à la fois son aspect monstrueux et cruel (j’y reviendrai plus bas), mais également son impact sur l’humanité, tant culturellement que dans le quotidien.

L’utilisation de la figure du lémure, mais aussi le cadre complètement contemporain et urbain du récit, puisqu’il se déroule à Paris dans un monde très proche du nôtre, permettent ainsi à l’autrice d’ancrer son récit dans le genre de la Fantasy urbaine (ou du domaine de la Bit-Lit si on veut être plus précis), tout en subvertissant certains de ses clichés, en insistant sur la dimension sociale de la relation, dans tout ce qu’elle peut avoir de toxique et d’aliénant, mais également en montrant l’aspect cruel et gore du cercle des lémures, qui forment une société parallèle à celle des humains et dotée d’un certain nombre de personnages aimant littéralement chasser les humains.

Myriame doit donc non seulement accepter la différence de nature de son amant, mais également tout le côté sanglant qui lui est lié, puisqu’il doit tuer pour rester en vie et s’incarner. On peut d’ailleurs noter que ce cadre contemporain et urbain permet aux lémures d’exister de manière très discrète, puisqu’ils se construisent des empires immobiliers et font entretenir les bâtiments qu’ils hantent. On a donc des créatures surnaturelles vivant parfois depuis des siècles qui se servent d’outils technologiques du monde contemporain pour subvenir à leurs besoins matériels, ce qui constitue une alliance du rationnel et du surnaturel.

Sans rentrer dans les détails, l’autrice va également s’intéresser à un conflit séculaire entre la société des lémures et des « démolisseurs » du Vatican qui cherchent à les éradiquer, avec une dualité entre la religion chrétienne et des créatures païennes qui cherchent à survivre tout en préservant le patrimoine, ce qui peut constituer une sorte de paradoxe, puisqu’on pourrait s’attendre à ce que leurs rôles soient inversés.

La subversion de l’Urban Fantasy (ou de la Bit-Lit) passe également par le style de Catherine Dufour, qui teinte le point de vue de son personnage, transmis à la première personne et au présent, d’une forte dose d’humour et d’ironie assez noirs, puisque Myriame commente régulièrement la manière de parler de Vane, qui parle comme un vieux livre, avec des expressions datées (« obligeance », « dîner » au lieu de déjeuner, le vouvoiement…) et se conduit comme un gentleman du 19ème, mais aussi sa propre situation avec beaucoup d’humour, et un langage souvent très cru, avec par exemple

 

« — Vane, je vous hais de plus en plus.

.— Myriame, je vous crois de moins en moins.

Il est très sûr de lui. Je devrais l’envoyer croire à son cul. ».

 

L’autrice joue donc consciemment avec les dialogues et les clichés du genre pour construire son récit et lui insuffler une dose de comique, qui donne une vitalité au personnage de Myriame et fait rire le lecteur.

La sensualité et l’érotisme sont également présents, mais ils passent de la chair à la pierre, puisque Vane est littéralement constitué de pierre et s’incarne avant tout dans un bâtiment. Par conséquent, les descriptions que Catherine Dufour fait du mobilier et de l’intérieur des pièces de l’appartement et du bureau de Myriame prennent une dimension plutôt sensuelle et érotisante, puisque Myriame cire amoureusement son parquet, son bureau, et voit son appartement d’une manière assez électrisante (et il semble bien le lui rendre) !

 

Le mot de la fin

 

Entends la nuit est un roman de Fantasy Urbaine avec lequel Catherine Dufour prend le contrepied des romances à la Twilight en mettant l’accent sur le gouffre social qui sépare son personnage principal, Myriame de Vane, l’homme qu’elle convoite, avec une bonne dose d’ironie et d’humour qui lui permettent également de subvertir certains clichés tout en abordant certaines thématiques d’actualité, la précarisation dans le monde du travail en tête.

L’autrice réactualise aussi le mythe du lémure, divinité du foyer de l’époque romaine, notamment à travers la figure troublante de Duncan Vane !

Vous pouvez également consulter les chroniques de Lutin, Boudicca, Tigger Lilly, Brize, Chut maman lit, Just A Word, Vert, Célindanaé

13 commentaires sur “Entends la nuit, de Catherine Dufour

  1. Je suis très contente de lire une chronique positive de ce roman que j’avais beaucoup aimé en raison de tous les éléments que tu cites (et notamment pour l’accent qui est mis sur la précarité de l’héroïne et la déshumanisation du monde du travail)

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  2. Je l’avais lu également début d’année, ta chronique est très intéressante ! Je me rappelle un récit perturbant qui sort largement des habitudes, j’avais aimé l’humanité chez l’héroïne dans tout ce qu’elle peut avoir de mauvais et l’aspect déshumanisation dans le monde du travail, ça avait trouvé un gros écho en moi. Bref comme toujours belle chronique 🙂

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