Interview de Saul Pandelakis

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de te proposer une interview de Saul Pandelakis, l’auteur de La Séquence Aartdman, paru aux éditions Goater.

Je vous rappelle que vous pouvez retrouver toutes les interviews dans le menu du blog et grâce au tag dédié.

Je remercie chaleureusement Saul Pandelakis pour ses réponses détaillées, et sur ce, je lui laisse la parole !


Interview de Saul Pandelakis


Marc : Peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne te connaîtraient pas ?

Saul Pandelakis : C’est toujours compliqué pour moi, je ne sais jamais dans quel ordre procéder… Sans parler du fait que multiplier les noms de fonctions vient réveiller mon syndrôme de l’imposteur. Mon emploi principal, pour faire simple, est enseignant-chercheur en design. C’est ce qui occupe l’essentiel de mes journées, en général. Je suis en poste depuis 2015 à Toulouse, à l’Université du Mirail. J’ai beaucoup de sujets de recherche (beaucoup trop, sans doute), mais en ce moment je travaille sur un ouvrage explorant le design des cuisines depuis un point de vue queer et transféministe. Et après viennent les activités extra-universitaires, même si elles sont de mon point de vue connectées à la recherche.

Étant formé en design, cela m’est arrivé de mener des petites missions de graphisme en parallèle, même si ces dernières années, je dis plutôt que je suis illustrateur car cela correspond mieux au travail que je développe. Je fais des petites commandes, et surtout, je suis impliqué dans un projet de théâtre documentaire, Les Enchevêtré·e·s qui est développé en Corrèze par Sarah et Barbara Métais-Chastanier pour le Théâtre de l’Empreinte, qui est la Scène Nationale Brive-Tulle. Et enfin, ce qui nous amène à cette interview, tout de même, l’écriture. J’écris de la fiction depuis 2019… Même si dans les faits j’ai toujours écrit. Mon premier roman, La Séquence Aardtman, est paru aux Éditions Goater en octobre 2021. J’ai mis beaucoup de temps à écrire, mais à présent que je suis lancé, je ne vois aucune raison de m’arrêter. Sinon, je peux te livrer quelques « fun facts » afin de ne pas rester dans le CV brut : j’ai beau être prof de design, j’ai un doctorat en cinéma ; je suis fan de catch américain ; j’ai un peu vécu aux États-Unis, je fais pas trop mal la pizza… je m’arrête là.


Marc : As-tu toujours voulu devenir écrivain ? Qu’est-ce qui t’a amené à l’écriture, et aux genres de l’imaginaire en particulier ?

Saul Pandelakis : J’ai toujours eu des idées de romans, des envies d’écriture, mais je ne me sentais pas du tout légitime. Pour moi, être écrivain était un ailleurs, une chose accessible à d’autres que moi. Donc la « mise à l’écriture » a surtout consisté à outrepasser cette timidité et cette auto-censure, qui, soyons clair·e·s, venait pas mal d’un complexe de classe. Et de genre aussi, évidemment, pré-transition. Avant d’écrire des choses solidifiées comme la Séquence, j’ai toujours écrit, en réalité. Je m’en suis rendu compte en discutant avec d’autres auteurices, ou dans des interviews, d’ailleurs. J’ai longtemps eu des cahiers de dessins ou j’écrivais des poèmes, des formes libres. J’ai aussi fait du Spoken Word pendant un an, en 2007. C’était à Paris. J’écrivais en anglais et en français, et je lisais mes textes devant une petite assemblée, je pense que ça a été formateur, à la fois d’écrire pour cet objectif et d’écouter les autres. Par la suite, j’ai tenu un blog avec une très bonne amie où on parlait de nos voyages et de nos lectures. Ce blog n’a pas eu une audience délirante, mais cela me faisait écrire tous les jours. Et puis j’ai écrit beaucoup de journaux à des périodes différentes de ma vie. Donc, au final, il a fallu passer par toutes ces étapes avant de trouver la confiance, plus que le déclic, et de mettre la Séquence en chantier, ce qui d’ailleurs est un peu arrivé sur un malentendu. Quand j’ai commencé à écrire, j’avais un début d’idée depuis assez longtemps, quelque chose comme 5 ans, peut-être. Je ne me suis jamais interrogé sur le fait d’écrire de la SF, même si j’en lisais peu, c’était évident pour moi que j’allais me situer dans ce genre. C’est sans doute dû à mon éducation : j’ai vu beaucoup de films de SF, j’ai grandi entouré de bandes dessinées… C’était un milieu accueillant pour moi. Et puis finalement, les vieilles hiérarchies qui séparent encore SF et littérature blanche (même si c’est de plus en plus flou, de plus en plus remis en question) m’ont donné une forme de liberté. Écrire un roman de SF, c’était plus confortable que de m’attaquer à une sorte de livre qui aurait dû être une « œuvre littéraire » (même si les romans de SF peuvent bien sûr être des œuvres !).

Une anecdote que je raconte souvent, mais qui est en fait incontournable : j’ai commencé à écrire de la fiction par jeu. Tout s’est passé à Noël en 2018. Je faisais de la voiture avec ma sœur, Leslie, et à ce moment-là, je lisais le Neuromancer de Gibson. Comme on avait pas mal de route et pas beaucoup de musique, je lui ai lu des extraits. À partir de là, on s’est mis·e·s à parler SF et de nos envies respectives d’en écrire (j’avais déjà mes premières notes pour la Séquence à ce moment-là, mais elles dormaient sur mon ordinateur). Suite à cette conversation, on a décidé d’utiliser nos congés de Noël pour écrire un petit texte en cadavre exquis. On a commencé « Dis-moi la nuit », une sorte de nouvelle, et on écrivait chaque jour chacun·e 1000 mots en gros, sans se donner de directives ou de plans. Et là, j’ai eu une sorte de choc : en écrivant, je me suis rendu compte que je pouvais. C’est pour cela que plus tard, j’ai été frustré de ne plus pouvoir écrire, parce que c’était le tour de ma sœur, et que, ayant repris le travail, elle n’avait pas le temps d’avancer… Là, j’ai eu mon déclic : si je voulais écrire, c’était possible ! J’avais des notes pour un roman jamais commencé… et c’est donc parti comme ça, presque par accident. Il a fallu un jeu, un essai sans enjeu pour que je me rende compte que c’était faisable.


Marc : Tu es professeur de design à l’université Jean Jaurès à Toulouse. Comment est-ce qu’on enseigne le design ?

Saul Pandelakis : C’est une bonne question, et je ne sais pas si j’ai encore trouvé la ou les réponses après quelques années après avoir enseigné. La réponse simple est la suivante : le design repose sur la discipline du projet. Enseigner à être designer, c’est d’abord faire découvrir une méthodologie aux étudiant·e·s, qui est à la fois structurée et foisonnante. Le design vient répondre à des besoins (au sens très large) d’usager·e·s (même si le terme est décrié) et le premier travail de l’enseignant·e consiste à montrer aux étudiant·e·s comment respecter un champ de contraintes, un cahier des charges, et employer celui-ci à son avantage ou en tout cas faire la réponse la plus pertinente à une question d’usage en proposant des objets, des espaces, des signes, etc. Le design est encore largement représenté comme une discipline de l’emballage, de la prise de forme qui vient agrémenter le travail des ingénieur·e·s, et il faut déconstruire cela assez tôt dans nos formations. Le design est une discipline très hybride, qui implique de construire ses propres outils, d’emprunter les techniques ou savoir-faire à d’autres disciplines (anthropologie, sociologie, philosophie, etc.) pour aller observer les manières de faire, de vivre, les gestes, et ensuite proposer un ensemble de réponses justes, forme ou esthétique comprises. Cela implique aussi d’avoir une sensibilité aux choses et objets qui nous entourent : comment sont-ils faits, conçus ? Quels usages configurent-ils ? La vision que j’essaie d’amener (avec d’autres collègues, évidemment) consiste à ne pas seulement regarder des objets isolés, mais des écosystèmes – la manière dont les espaces, objets et/ou signes fonctionnent ou dysfonctionnent ensemble. C’est donc éminemment politique. Si tu veux fâcher un prof de design, ou un·e designer, tu dis « c’est design » en parlant d’une forme spécifique. Pour nous, ça n’a aucun sens. Tout est designé dans notre environnement, c’est-à-dire que tout est le résultat d’un dessin, donc d’un dessein, d’une intention. Nous, on travaille à élaborer les méthodologies qui permettent de solidifier des intentions, de la manière la plus juste possible. On cherche aussi à aller regarder là où on nous dit que ça nous ne regarde pas. Souvent quand je fais les premiers cours de recherche en design, les étudiant·e·s sont surpris·e·s, me disent qu’iels ne pensaient pas que tel ou tel sujet (sur la santé, les oppressions, l’organisation des villes ou des institutions) était un sujet de design. C’est le premier travail de cet apprentissage, avant même d’aborder les moyens qui permettent de répondre à une commande. Déconstruire ce qui est, ou n’est pas, sujet de design. Et souvent, on apprend aussi à questionner les demandes, les commandes. Les commanditaires soumettent souvent des problèmes aux designers et iels doivent démontrer que la question est mal posée, la reformuler.


Marc : Ta thèse portait sur les héros de films d’action à Hollywood. Pourquoi avoir choisi ce sujet ? Qu’est-ce que tu as cherché à démontrer ?

Saul Pandelakis : C’est parti d’une envie de parler du corps. Ma proto-thèse ne portait pas sur les héros, j’avais rédigé une intention sur l’androgynie du corps adolescent et le trouble dans le genre lié à cette période de la vie (même si je n’employais pas ce vocabulaire-là, n’étant pas, en 2004, encore rompu aux études de genre). J’avais proposé ce projet pour entrer dans une école au Québec ou ma candidature n’a pas été retenue. Mais le sujet a continué de grandir, et finalement, j’ai pensé à m’intéresser aux héros, même si c’était encore très flou. Je m’intéressais aux corps, à l’image du corps, à l’ambiguité de la représentation des corps. Un ami étasunien m’a alors parlé de Rambo, et a failli tomber de sa chaise quand je lui ai dit que je ne l’avais jamais vu. J’ai fini par regarder le film, et à vivre une sorte de mini-choc esthétique. En résumé, j’ai été très surpris de trouver ça bon, intéressant et pas décérébré comme j’en avais développé l’a priori. J’ai commencé à lire beaucoup de choses sur le cinéma d’action, surtout des choses écrites aux États-Unis, et je trouvais toujours qu’il manquait quelque chose. À l’époque, je me considérais comme une meuf, et j’étais assez troublé par le fait que ces analyses féministes disaient qu’un film comme Rambo ne laissait pas de place à un regard féminin. Ce n’est pas faux, évidemment, mais moi, je m’y retrouvais, j’étais vraiment dans une forme d’identification avec ces héros. Alors, évidemment, la suite peut expliquer pourquoi ! Mais alors, je ne questionnais pas mon genre, et la question s’est développée sur le plan conceptuel.. Je me suis mis à regarder ces héros super-musclés, très hiératiques, apparemment très monolithiques, comme des figures d’une angoisse liée à la masculinité. J’ai donc travaillé une longue période en cherchant à retracer une sorte d’atlas de l’héroïsme à l’écran comme étant intrinsèquement inquiet, fragile. J’ai été dirigé par Jean-Loup Bourget, un américaniste qui est un spécialiste de l’Hollywood classique, et cela m’a aidé à déployer le sujet en inscrivant le héros d’action dans une forme de généalogie, du héros de western aux super-héros qui commençaient à pulluler sur les écrans au moment où je faisais mes recherches. J’ai aussi démonté la notion d’anti-héros, en passant entre autres par la figure du nerd, qui me semble en fait ne pas être un contre-modèle, mais plutôt une figure faussement alternative, assez conservatrice, et qui vient, comme les muscles et le programme d’action chez d’autres, colmater les brèches de la masculinité inquiète de son pouvoir et de ses limites. La thèse de la thèse, c’est que l’héroïsme est essentiellement intranquille, d’où ce titre de « L’héroïsme contrarié ». La figure du héros sauveur est une illusion d’optique – et les héros le savent.


Marc : La Séquence Aardtman est ton premier roman. Comment t’en es venue l’idée ?

Saul Pandelakis : À l’origine de la Séquence, il y a une idée et une image. L’idée était d’écrire un récit où les robots s’autonomiseraient mais sans que cette prise de conscience résulte dans un conflit frontal avec les humains. J’avais envie d’inverser le trope du super-robot qui veut détruire l’espèce humaine. Je me disais : qu’est-ce que ce serait d’avoir un robot qui essaie de sauver l’humanité, plutôt que de vouloir la faire disparaître ? Bon, évidemment, cette première ébauche a été très retravaillée, au point que je ne suis pas sûr qu’on puisse la considérer comme la colonne vertébrale du roman… mais c’était la première piste, en tout cas.

Le second fil que j’ai tiré tenait dans une image qui me revenait souvent, en marchant ou en flânant : deux femmes, en couple, qui se réveillent ensemble dans leur petit habitacle spatial, et qui doivent vivre avec un équipage multiple et complexe. Je dis souvent que cette envie est partie d’Alien, qui est un de mes films préférés. Tu dois te rappeler de la scène où John Hurt « accouche » du premier Alien sur la table du repas de l’équipage du Nostromo… C’est sans conteste une de mes scènes préférées au cinéma. Et pourtant, il y a toujours eu une partie de moi qui s’est demandée ce qu’il se serait passé, dans cet équipage, s’il n’y avait pas eu d’Alien. On peut se dire que ça aurait été l’histoire la plus chiante du monde… Mais ça attisait ma curiosité. C’est comme ça qu’a émergé cet environnement très quotidien d’ari-me. Quand j’ai commencé l’écriture à proprement parler, j’étais dans un moment assez solitaire et cette idée du couple est devenue un mirage. Il y avait quelque chose de plus fort pour moi à faire démarrer Roz dans le souvenir de ses nuits avec Cy, et de mettre tout le roman à confronter ce souvenir (finalement assez banal) de la relation perdue. Et entretemps, j’étais en début de transition, et cette femme lesbienne, comme d’autres, s’est révélé* être un mec trans. Mais le plus fort dans cette image était sa tonalité, son ambiance, et c’est finalement cela qui m’a guidé pour amorcer le travail d’écriture.


Marc : Comment s’est déroulée la rédaction de ton roman ? As-tu des anecdotes à partager ? Comment s’est déroulé son processus éditorial ?

Saul Pandelakis : J’ai tout fait de manière très intuitive, sans me prendre la tête. J’ai commencé à écrire, et quand j’ai compris quelle serait la structure générale, là, j’ai fait des schémas. Pas parce que j’avais peur de me perdre, mais plutôt parce que c’est de tout façon une seconde nature, venant du design. Tu veux projeter quelque chose, tu le dessines ! Donc j’ai fait quelques croquis pour prévoir la structure d’ensemble. Les interludes étaient importants pour moi, parce que j’adore cette notion. Justement, je l’emploie avec les étudiant·e·s de design. Quand iels écrivent leurs mémoires, je leur demande toujours de mettre la documentation au fil du texte, plutôt qu’à la fin, dans des annexes que personne ne lit. Iels font donc des interludes pour des interviews, des comptes-rendus d’enquête, des études de cas… J’adore ce principe du paratexte, ou de la digression, du « pendant ce temps à Vera Cruz ». Je suis aussi très fan des notes de bas de page, des commentaires méta dans le texte… Bref, les interludes comptaient pour moi esthétiquement, et ils se sont révélés très utiles dans le processus d’écriture. Quand je commençais à sécher sur la ligne narrative de Roz, j’allais voir Asha… mais parfois je séchais sur les deux, ou, sans sécher, l’envie n’était pas complètement là. Les interludes ont donc fourni des petits temps d’écriture alternatifs, et m’ont permis d’envisager le worldbuilding de manière externe au texte central. Assez rapidement, j’ai décidé d’avoir 7 interludes. Je n’ai pas de fascination pour ce chiffre : il se trouve que j’avais 7 récits parallèles à raconter. Ces 7 récits ont d’ailleurs été réduits à 6 pour la publication car le roman était trop gros et ce septième interlude était peut-être dispensable. Une fois que j’avais cet échafaudage des interludes, avec la structure 2-4-2 qui alterne entre la Terre et ari-me, j’avais en quelque sorte des cases vides et je déduisais ce qui devait se passer dans chaque chapitre en fonction de mon arc global. C’est un peu dur à expliquer mais dans la pratique c’est assez simple, cela aide même beaucoup à écrire. J’ai navigué à vue dans la première moitié du roman, disons que j’avais toujours une notion de ce qui se passait dans le bloc 2-4-2 suivant. Passé la moitié, je savais exactement comment les choses se finissaient… Il n’y avait « plus qu’à », comme on dit…


Ton roman met en scène deux personnages principaux, Roz et Asha, respectivement un humain dans un vaisseau spatial, ari-me, et une bot sur Terre. Pourquoi mettre en scène deux personnages et deux espaces différents ?

Je pense avoir répondu pour Roz : je voulais faire une histoire quotidienne dans l’espace, ne pas recourir à des accidents, une guerre spatiale, ou autre mécanisme narratif (même si ça peut être génial, bien sûr).  Le fait d’avoir deux espaces instaure finalement aussi deux époques, et c’est celà qui est rapidement devenu important pour moi. Je voulais parler de la Terre pour évoquer l’émergence des bots, la manière dont iels deviennent une espèce à part entière… Les interludes existent pour montrer quelques « moments » de cette prise d’autonomie, mais finalement, le paradoxe est qu’on ne voit jamais vraiment le moment révolutionnaire, la lutte politique. Parler d’ari-me et de la Terre est aussi un moyen de montrer deux attitudes face aux bots : entre une période où les bots sont encore vu·e·s comme des animaux sophistiqués, et une période où iels sont plutôt les égaux·ales des humains, avec tout ce que cette notion d’égalité comporte de problématique. En SF, le motif narratif qui me plaît le plus est celui du voyage dans le temps. Je trouve ce thème fascinant, quasi inépuisable… et je crois que tout ce que j’écris repose là-dessus. En tout cas, c’est très clair quand je regarde la Séquence et mes projets en cours. Deux espaces, donc, pour travailler un paradoxe temporel ; et deux personnages, parce que je pense être fasciné par la rencontre. D’ailleurs, les deux nouvelles qui vont sortir à la rentrée travaillent encore cette question : le face-à-face, l’irréductible distance qui nous sépare de l’autre. Idem pour ma novella en cours ! Ce n’était pas conscient, mais ça l’est nécessairement devenu…


Marc : Sur ari-me, le système de gouvernance se rapproche d’une expérience anarchiste, en démocratie directe et avec une démarche de répartition égalitaire du travail. Est-ce que tu voulais montrer qu’une forme d’utopie dans l’espace est possible ?

Saul Pandelakis : C’est drôle que tu poses la question de cette manière, parce que pour moi la réussite du projet « anarchiste » d’ari-me est très relative. Donc si c’était mon objectif, on peut dire que c’est un sacré échec ! J’ai du mal avec les utopies démonstratives, les écrits programmatiques… Ils ont beau être justes politiquement, je ne m’y retrouve pas en tant que lecteur. Je crois que je préfère lire des choses avec des gens qui luttent, qui sont pris dans des contradictions… Et ari-me c’est exactement ça : ce n’est pas un équipage anarchiste, mais le rejeton d’un projet de colonisation spatiale libertarien et libéral (sur le plan économique) qui a d’abord très bien fonctionné, puis, qui se met à vivoter. Et juste quand le projet perd de sa superbe, les personnes minorisées commencent à être recrutées ce qui permet aux dirigeant·e·s de s’auto-congratuler sur leur inclusivité et leur progressisme. Mais en réalité, l’accès des personnes minorisées au projet montre la diminution de son importance, plutôt qu’il propulse cette bande de queer au statut de héros ! Cela montre aussi que rien n’est irrécupérable pour le capitalisme, pas même une organisation horizontale et relevant de l’auto-gestion… Et puis, dans le cas du vaisseau, c’est un peu une illusion puisqu’il y a encore une direction, un patron ou un comité qui leur dit quoi faire. Le personnage d’Hakim est très important à cet égard. Il n’est pas spécialement légaliste ou obéissant, mais sa position en tant qu’ancien employé de l’IRGHI le décale du groupe. Dès que des problèmes surgissent, il est tout de suite vu comme la voix de son maître. Donc l’utopie anarchiste est bien écornée, tout de même. Je pense l’avoir critiquée différemment aussi, notamment avec le personnage d’Evelyn Raisani (Maman). Toustes ces queers sont heureux·se·s d’opérer sans chef… mais iels ont besoin d’une leader, en tout cas, d’une personne qui permet de structurer le groupe. Au final, j’imagine qu’ari-me montre un fonctionnement anarchiste possible… mais très impur, comme toujours dans la vie ! Ce qui est le plus intéressant, ce sont les restes d’autoritarisme, de démocratie libérale et autres scories qui traînent encore dans la structure anarchiste. Je suis assez convaincu qu’on ne se débarrasse pas facilement des vieilles habitudes… et qu’on peut même les réinventer si on n’a pas la mémoire politique assez longue pour cela.


Marc : Tu montres aussi comment une transition hormonale s’effectue à bord du vaisseau, au moyen de nanomachines qui permettent de se passer d’injections de testostérone. Est-ce que tu voulais décrire une évolution possible dans les transitions de genre ?

Saul Pandelakis : En réalité, c’est traité par toutes petites touches, parce que je ne voulais pas que les transitions (surtout médicales) soient au cœur de mon récit. Ça n’est pas du tout mon sujet… Les deux personnages principaux sont trans, mais iels ont d’autres soucis que directement leur transition – même si je n’ai pas « censuré » ce qui tient à leur transidentité non plus. J’ai essayé de tenir une sorte de fil : ni exceptionnalisant (regard fétichisant ou voyeuriste sur les aspects les plus « croustillants » de l’expérience trans), ni normalisant (dire que les personnes trans sont « comme les autres », ce qui me semble faux). Mais, du coup, oui, je projette un futur où l’emploi des hormones se fait un peu plus à la carte. Quand j’évoque les pluginogènes dans le cas de Roz, c’est plutôt pour évoquer une forme de souffrance vis-à-vis de la HRT : même s’il est content d’avoir transitionné, il n’aime pas le mode de délivrance des hormones. Dans le cas d’Asha, l’évocation des oestrogènes était importante pour éviter une éventuelle question posée par la scène de sexe au début de l’ouvrage : elle est décrite comme pénétrant son amant, Sean, et je voulais être très clair sur le fait qu’elle le faisait avec son pénis. C’est une bot qui a une bite de femme, qui n’a pas voulu changer de génitaux, et qui veut avoir des érections (d’où la nécessité de temporiser ses hormones…). Je voulais signifier très clairement comment les choses se passaient, et ne pas donner l’impression que j’avais éludé l’impact des hormones sur ce mécanisme physiologique.

C’est peut-être là qu’est l’utopie dans la Séquence, une utopie pharmaceutique ! Avoir accès à des hormones que l’on pourrait programmer, choisir de désactiver certains effets… Je pense que ça plairait à pas mal de personnes trans, et sans doute à des personnes cis sous traitement hormonal. Après, je n’ai pas voulu décrire un monde où les transitions seraient faciles, anecdotiques. J’ai vu passer, en design d’ailleurs, des travaux spéculatifs où les hormones étaient accessibles comme des bonbons, où on imaginait des gens qui changent de genre tous les jours (ce qui est déjà possible en soi, on peut être genderfluid et changer sa présentation du jour comme on le souhaite, à condition d’être en sécurité pour le faire). Mais ces récits ne me parlent pas trop. Je préfère traiter de ce que la transition fait, de comment elle nous contraint, nous déplace, nous perturbe… Au  final, les hormones sont davantage personnalisables dans ce monde, mais elles restent un fil à la patte. La vraie utopie, ça serait de donner les moyens aux personnes de produire leurs hormones. Il y a des gens qui bossent là-dessus, c’est assez intéressant à mon avis !


Marc : Les IA du vaisseau, Alexander, puis Aardtman, font preuve d’empathie envers les humains et apprennent des notions parfois très abstraites, comme l’argot ou la musique. Pourquoi décrire la construction cognitive des IA ? Est-ce que tu voulais montrer que ces deux personnages sont plus que des assistants personnels ?

Saul Pandelakis : Dans le monde qui est celui de la Séquence, la transition est accomplie : les IA sont en fait des êtres sentients doué·e·s de conscience, il n’y a aucune ambiguïté là-dessus. Alexander comme Aardtman sont des être paradoxaux : ce sont des restes d’une époque révolue où les IA (futures bots) sont conçues comme les serviteurs des humains. Le point-clé dans la timeline (d’ailleurs antérieur à la diégèse principale), ce sont les lois d’autonomie. Elles permettent à des IA de demander un corps… mais pour celles qui sont non incarnées, c’est plus flou… et d’autant plus dans le cas d’ari-me, parti trop tôt de la Terre pour subir l’influence des nouvelles lois. Dans tous les cas, ces deux personnages sont aussi une énième figure du face-à-face, de la rencontre. Je trouve très intéressant ce mode de la conversation, de l’interview, de l’échange épistolaire. Alex comme Aardtman me permettent d’explorer une conscience bot vue de l’intérieur. Dans les discours actuels, on parle beaucoup des IA, on se protège en se disant qu’elles ne seront jamais conscientes, fort bien… Mais si on passe à des IA sentientes, pourquoi ne pas prendre leur point de vue ? Pourquoi ne pas imaginer ce qui se produit en elles ? Je voulais aussi développer la question du dialogue en lien avec l’apprentissage. Qu’est-ce qu’on apprend quand on parle à l’autre, et comment ? C’est cela que j’ai essayé d’aborder, et je crois que cela va être le sujet dans de futurs écrits.


Marc : De la même manière, les bots comme Asha font preuve d’empathie et éprouvent des sentiments, ce qui les place à égalité des humains. Pourquoi montrer des êtres artificiels égaux à leurs créateurs ? Est-ce que tu voulais t’emparer de l’image des androïdes de Blade Runner ?

Saul Pandelakis : Oui, disons que je voulais montrer une prise de conscience qui ne serait pas forcément meurtrière. Les représentations des robots (en termes d’éventail des possibles, je ne parle pas des représentations dans les détails !) me semblent assez pauvres. Au final, soit ils nous dominent, soit on les domine… Quel ennui ! Parler d’Asha, de sa vie, était un moyen de m’interroger sur une subjectivité bot. Si on écarte temporairement le rapport de force, en tout cas, si on l’écarte en tant que conflit frontal devant se résoudre par la domination unilatérale d’un groupe sur un autre, qu’est-ce qu’on obtient ? Qu’est-ce que ce serait, de se réveiller un jour en pensant comme un adulte, et un adulte très intelligent, en plus, mais sans corps ? Qu’est-ce que ce serait de demander un corps, de l’obtenir ? J’ai voulu me poser toutes ces questions. Quant à la question de l’égalité… C’est le point dur, celui sur lequel bute Asha. Elle veut que les bots soient les égaux·ales des humains, mais en même temps, dire « égal à » revient encore à reconnaître que les humains sont la référence. Au fond, l’histoire d’Asha déplace la question de la domination. On ne se demande pas « qui va gagner ? », des bots ou des humains, parce que la réalité est trop complexe pour autoriser une résolution aussi simple. La question devient philosophique : comment j’existe ? Comment je fais avec ce que j’ai ?  


Marc : Les humains vont d’ailleurs, à terme, disparaître de la Terre, puisque leur taux de fertilité baisse. Pourquoi montrer un homo sapiens en voie de disparition ?

Saul Pandelakis : Ça vient de ma première idée, basée sur une inversion : quand j’ai pensé à des robots sauvant les humains, plutôt que des robots qui détruiraient les humains, il a fallu que je résolve une seconde question : les sauver de quoi ? Vu les questionnements actuels sur l’effondrement, la question de la continuité de l’espèce s’est imposée. Ça crée un paradoxe assez délicieux : les humains sont capables de se re-produire (dupliquer leur espèce pour créer celle des bots) mais incapables de se reproduire au sens traditionnel du terme. Je crois que j’ai aussi dû être influencé par des contenus, notamment les Fils de l’Homme qui est un des mes films de SF préférés. Même Handmaid’s Tale, qui est une série sur laquelle j’ai un regard de plus en plus critique, à force de lire des choses sur le sujet, me plaît par cet aspect. Je trouve que les récits d’extinction par l’infertilité sont très beaux, sont souvent empreints d’une mélancolie très douce, par rapport à des récits de catastrophe plus spectaculaires. L’astéroïde, la guerre nucléaire ou intergalactique, même l’apocalypse zombie, sont des lectures assez orgueilleuses de notre finitude. Avec l’infertilité, l’humanité tirerait plutôt sa révérence avec un « pschitt » qu’avec un « bang »… Cela me plaît beaucoup, peut-être parce que j’ai décidé de ne pas avoir d’enfants. C’est un choix avec lequel je suis totalement en phase, mais on vit dans une société (je parle de la société capitaliste occidentale) qui repose tellement sur le reproduction et son corollaire, la famille, qu’une mélancolie me semble inévitable quand on fait le choix de la non-reproduction. Donc, il y a tout ça derrière cet élément de contexte. Je suis aussi persuadé que l’on devrait penser de manière beaucoup plus intentionnelle la reproduction, notamment à l’égard de la démographie et de son impact sur les écosystèmes planétaires. Penser l’extinction permet de déplacer cet imaginaire de la catastrophe… Zahir, par exemple, est un personnage de la Séquence qui n’est pas dans un récit héroïque. Il ne cherche pas à sauver l’humanité, l’espèce. Peut-être que ce n’est pas très grave que l’humanité disparaisse… ou en tout cas, il devrait être possible de contempler cette finitude autrement que sous l’angle du drame.


Marc : Tu utilises l’écriture inclusive, avec notamment des pronoms comme celleux, iel, ou ellui, mais aussi le point médian. Pourquoi utiliser ces pronoms ou le point médian ? Pourquoi le faire dans une œuvre littéraire ? Est-ce que c’est un élément que tu considères important ? Est-ce que c’est important de l’utiliser dans un roman de SF ?

Saul Pandelakis : C’est drôle que tu dises cela, car mon usage de l’inclusive est finalement assez marginal, en tout cas, il n’est pas systématique. Pour moi, il y a différents sujets. Premièrement, les pronoms « neutres » ou alternatifs : à partir du moment où je mets en scène des personnages non-binaires, il est incontournable pour moi de les genrer correctement… surtout qu’en littérature cela laisse du coup beaucoup de liberté d’imagination aux lecteurices. Cela n’a pas été une question. Après, vient la question du genre dans le texte en général. En littérature, j’ai un usage irrégulier de l’inclusive. Je l’utilise quand ça me va, quand cela correspond au style, ou pour créer un indice fort dans une phrase. Pour les écrits de recherche, je l’utilise de manière beaucoup plus systématique, parce que je pense d’une part que la lecture est moins contrariée dans un texte de type essai, et aussi parce que les observations sociologiques, anthropologiques, etc. exigent que l’on s’extraie des formulations masculines faussement universelles. Mais en écriture de fiction, je serais un peu plus souple. Je suis passionné par tout ce qui se passe autour de l’écriture inclusive. Tout ce que fait le collectif Bye Bye Binary, par exemple, c’est génial ! En design graphique, en typographie, cela ouvre des portes vraiment intéressantes. Il y a quatre ans, j’avais participé avec les graphistes Édith Mercier et Irène Dunyach pour leur revue L’Esprit Tranquille à un dossier sur l’écriture inclusive. On avait créé des glyphes, des stratégies pour caviarder des textes sexistes… C’était passionnant. Mais je résiste à l’idée que l’inclusive soit obligatoire. Déjà, ses standards sont si récents, pourquoi ne pas continuer à expérimenter ? Aussi, si cela devient une nouvelle norme, cela me dérange. Je suis d’accord pour dire que le langage est politique, mais je suis dérangé par le glissement qui se produit actuellement, en fonction duquel tout est fonction de langage. Dire que le langage est politique, ok, mais réduire la politique au langage… Non. Je reste convaincu qu’on peut être juste politiquement en employant les « mauvais » mots. Ne pas le reconnaître me paraît d’ailleurs potentiellement assez classiste. L’écriture, à un niveau plus individuel, doit rester une aire de jeu. Donc je me réserve le droit de faire de l’inclusive, de ne pas en faire… La queerness d’un texte ne tient pas toute entière dans l’inclusive, non plus. Il existe bien d’autres ressources.


Marc : Tes descriptions comportent des verbes comme twister ou clasher. Pourquoi les mobiliser ?

Saul Pandelakis : Ha, parce que je parle comme ça ! J’écris comme je parle, à vrai dire. Et je suis un incorrigible américanophile (quoique étasunienophile soit plus exact) qui glisse toujours des anglicismes un peu partout… Je n’auto-analyse pas beaucoup mon écriture. Avec le temps qui passe, je reconnais des motifs par exemple, comme celui du face-à-face que j’évoquais plus tôt. Mais parce que l’écriture est un immense espace de plaisir, je m’empêche un peu de trop conscientiser mes procédés. Je le fais tellement partout ailleurs… c’est agréable de décrocher de cette approche.


Marc : Les interludes de La Séquence Aardtman traitent des évolutions technologiques, intellectuelles et militantes qui ont mené à la création des bots et à leur autonomie. Est-ce que tu voulais écrire un moment de l’histoire des sciences, des techniques et de la politique ?

Saul Pandelakis : J’aime beaucoup la théorie fictive. Je pense que la Séquence a été assez influencée par Cloud Atlas à cet endroit-là (je parle du livre). J’aime bien l’idée de créer une épistémologie fictionnelle, peut-être parce que la SF visibilise beaucoup les ingénieur·e·s (et pour être honnêtes, plutôt les ingénieurs !) et pas tant les chercheur·se·s… C’est super intéressant d’imaginer une personne qui invente un portail de téléportation, mais pourquoi ce serait moins stimulant de concevoir un personnage de philosophe, et la pensée qui va avec ? On vit tellement une période de scientisme, de solutionnisme technologique, que je trouve qu’il est vraiment urgent de montrer que les progrès techniques n’existent pas ex nihilo. Déjà parce que les concepteurices de dispositifs technologiques ne sont pas de purs esprits, iels conçoivent leurs inventions en fonction de leur pensée, de leurs valeurs, et donc des biais qui les accompagnent. Mais cela peut-être positif aussi… pour moi, on peut lire le premier interlude comme un récit sur les contradictions de l’innovation scientifique… mais aussi comme une histoire d’amour très triste. La question, c’est, est-ce que l’histoire de l’invention de Grammatical est séparable de l’histoire d’amour d’Andrew et Toussaint ? Je ne crois pas… Et c’est pour ça que je le raconte comme ça. Plus qu’un moment de l’histoire des techniques, j’ai voulu parler de chercheur·se·s qui ont un corps, qui vivent dans le monde… C’est une autre manière de mettre un tir dans la figure du génie, qui est jumelle de celle du héros. Et je trouve aussi important de montrer que l’objet de la recherche n’est pas toujours une technique, un nouveau gizmo… L’interlude 3 est important pour cette raison. C’est l’histoire d’une personne qui invente une idée, et celle-ci est aussi importante que l’invention du code. Peut-être même plus, puisque cette idée permet l’invention du code.


Marc : Sur Terre, la société est uberisée à l’extrême, avec une majorité de la population qui est précaire et doit vivre grâce à des micro-jobs absurdes. Pourquoi pousser le capitalisme jusqu’à ce stade ?

Saul Pandelakis : Je n’ai rien fait, à part regarder ce qui se passe aujourd’hui ! Quand on voit les contrats zéro-heure en Angleterre, l’augmentation des tarifs d’Uber alors même que les contractuel·le·s embauché·e·s par la plateforme sont mal payé·e·s, privé·e·s de protection sociale, de dispositif de cotisations, et j’en passe… J’ai à peine poussé le curseur. Ce qui est peut-être moins lisible, pour l’heure, est la manière dont les impératifs écologiques individualisés vont rencontrer cet éclatement du salariat et de la notion de contrat de travail. Le système de points de la Séquence Aardtman m’a permis d’imaginer comment ces différentes composantes du capitalisme actuel pouvaient se combiner et donner lieu à de nouvelles formes de vie particulièrement insupportables. On me reprochera peut-être d’avoir écrit une énième dystopie, plutôt qu’un monde désirable… Mais j’ai du mal avec cette question de l’utopie. Je préfère montrer des mondes dysfonctionnels, dans lesquels les personnages découpent des espaces habitables. C’est plus proche de ma sensibilité…


Marc : Les citoyens sont d’ailleurs sous le joug d’une forme de crédit social avec des points qui viennent récompenser ou pénaliser leurs comportements, et qui supplantent même l’argent. Pourquoi montrer un système politique ultralibéral sans argent ?

Saul Pandelakis : Parce que je suis assez convaincu que c’est l’issue paradoxale de la phase capitaliste que nous vivons. Cela vient notamment de conversations que j’ai eues avec un ami (qui a un peu inspiré le personnage de Zahir, d’ailleurs !). Lui me disait souvent : « tant qu’il y aura de l’argent, il n’y en aura pas assez pour tout le monde ». Je ne me retrouve pas dans le projet d’abolition de l’argent qui est sous-entendu par cette phrase. Je suis persuadé qu’on peut accaparer les ressources quand bien même l’argent a disparu… Il est certain que cela arrivera à l’avenir avec l’eau, l’électricité… Cela arrive déjà : on l’a vu entre autres avec la sécheresse récente en Afrique du Sud (les populations n’avaient pas d’eau à boire mais les grands hôtels remplissaient leurs piscines) et la sécheresse de cet été en France (entre autres) laisse augurer des épisodes similaires dans un futur proche. Mon idée était de montrer que le capitalisme peut se passer d’argent. Peut-être que l’argent a été sa pierre angulaire – mais je crois que cette idée est de plus en plus remise en question (David Graeber notamment en parle). Le fait d’oublier deux minutes l’argent dans une contemplation du capitalisme permet de poser les questions autrement. Oublions l’argent, la spéculation boursière : si j’enlève ces variables, qu’est-ce que j’obtiens ? Cela permet de visibiliser d’autres aspects tout aussi voire plus importants : la comparaison inter-individus, la moralisation des comportements individuels, l’usage de l’avantage comparatif comme levier d’auto-discipline…


Marc : On remarque que les écosystèmes sont détruits par les changements climatiques et les désastres écologiques. Pourquoi traiter de cette thématique ? Est-ce qu’il s’agit d’un thème qui t’est cher ? Pourquoi en parler dans un roman de science-fiction ?

Saul Pandelakis : Oh, cela me semble incontournable. La question pour moi est plutôt : comment on fait aujourd’hui pour écrire un texte qui ne traite pas de cette question !? On arrive à un tel point de rupture que la question va être de plus en plus présente. Après, je pense qu’il est important d’en parler avec des points de vue queer, et de se méfier de certaines idées réactionnaires qui trouvent un terreau particulièrement fertile dans l’effondrement. Il n’y a qu’à voir comment certains groupes d’extrême-droite composent très bien avec l’idée d’un retour à la terre, qui devient une sorte de socle pour toute une somme d’idées nationalistes, racistes, traditionalistes… C’est pour ça qu’il est important de parler de ces questions, comme le font par exemple Wendy Delorme, Cy Lecerf-Maupoix, Donna Haraway bien sûr, Phoebe Hadjimarkos-Clarke… et tant d’autres. On a besoin de regards écoféministes, queer, antiracistes, antivalidistes sur l’époque. Je n’ose pas dire « l’effondrement » parce que ce terme est déjà chargé et il a été remis en question par des activistes racisé·e·s et indigènes, notamment. On est pris en sandwich actuellement. L’ultra-libéralisme nous dit « ne vous en faites pas, la science va nous sauver, vive le capitalisme vert » (en éludant précautionneusement à qui ce « nous » renvoie), l’extrême-droite nous dit « ne vous en faites pas, le retour à la Nation, à la pureté raciale et de genre est la solution » (et instrumentalise le concept finalement assez flou de « Nature » pour soutenir un projet culturel fasciste) … Donc il y a effectivement urgence à écrire des récits, montrer des histoires complexes, des personnages auxquels s’identifier aussi. Pas pour faire exister une troisième voie, mais pour en faire fructifier des milliers.


Marc : D’ailleurs, les humains de ton roman cherchent à terraformer d’autres planètes pour fuir leur environnement, mais tu montres que cette solution n’est pas complètement viable. Pourquoi désamorcer la possibilité d’un espoir ?

Saul Pandelakis : Il me semble que cet espoir est assez mince et a été largement déconstruit par un certain nombre de scientifiques… J’aime beaucoup l’idée de terraformer, c’est une belle expérience intellectuelle. Pratiquement, cela requiert des moyens que nous n’avons pas, pour des résultats qui par définition se trouvent très loin de nous dans le temps. La vraie bonne idée serait de terraformer… la Terre. Nettoyer un sol, préserver un écosystème, planter des forêts… Ce peuvent être des projets de grande envergure, coûteux, mais cela mobilisera toujours moins de ressources que la terraformation d’une planète. Et même en admettant qu’on arrive à terraformer, qui aura accès à cette nouvelle planète ? Nous serons 11 milliards en 2100 (sauf scénario d’infertilité à la Aardtman !)… On va déplacer 11 milliards d’individus ? Il faut le dire, afin de bien montrer à quel point ces projets, notamment celui de la colonisation de Mars, sont absurdes, ou dans le meilleur des cas, viables pour une élite très restreinte. Sans parler des aspects éthiques… On peut quand même être troublé par l’usage du mot « colonisation » pour un projet contemporain, dans le plus grand des calmes… De quel droit modifie-t-on encore notre environnement, spatial, cette fois ? Quand est-ce qu’on va arrêter de se comporter comme si on était propriétaires de nos environnements, de nos ressources ? Bref, je crois qu’il faut nommer la conquête martienne et la terraformation, comme ce qu’ils sont : au mieux, des expériences intellectuelles passionnantes, des champs de recherche (soit), mais pas une issue. C’est là que les fictions sont importantes : elles fournissent d’autres possibles face à cette fiction unique redondante que Elon Musk et consorts nous servent encore (la destinée manifeste, le génie héroïque qui guide l’humanité vers son grand projet, etc.).


Marc : Sur quels projets travailles-tu en ce moment ?

Saul Pandelakis : J’ai un second roman en cours, qui n’est pas de la SF, plutôt de l’imaginaire. C’est une fiction politique un peu bizarre… Je ne sais pas du tout si cela sera publiable ! Je travaille aussi sur un texte plus court, une novella, qui est bien de la SF en revanche. Et deux nouvelles devraient paraître dans les anthologies des Utopiales 2022… Côté illustration, j’ai un projet de couverture pour un livre de SF à paraître en 2023… Je n’en dis pas plus pour le moment ! Le projet les Enchevêtré·e·s va reprendre en 2023 également, je vais repartir en Corrèze pour réaliser des atlas en lien avec les enquêtes de territoire de Barbara et Sarah Métais-Chastanier. Je travaille aussi avec les chercheuses en design Irène Dunyach et Élise Rigot sur une Encyclopédie d’objets, dans le cadre du projet CinéDesign (qui mixe cinéma et design comme son nom l’indique), on espère que cela sortira en 2023… Ce sera un beau livre pour les amateurices de SF je pense, avec plein d’objets bizarres du cinéma vus par des chercheureuses en cinéma et design, designers, etc. Et j’ai toujours mon ouvrage sur Queer et aménagement des cuisines sur le feu… J’aimerais le soutenir l’année prochaine, on verra si c’est réalisable ! Ça fait beaucoup de choses, mais c’est très excitant.


Marc : Quels conseils donnerais-tu aux jeunes auteurs ?

Saul Pandelakis : Un conseil bateau : ne réfléchissez pas trop, écrivez. Si c’est nul, réécrivez ! Si c’est nul à la réécriture, écrivez autre chose… Il faut désacraliser le fait d’écrire, non pas pour diminuer les exigences, mais pour se mettre au travail sereinement. C’est surtout valable si vous êtes minorisé·e, si vous appartenez à une ou plusieurs populations mises à distance de l’écriture. Voyez aussi si l’écriture de romans est vraiment ce que vous voulez faire… En France, on associe beaucoup la figure de l’écrivain aux romans de la rentrée, mais participer à la vie des univers fictionnels implique en fait beaucoup de métiers. Éditer, traduire, diffuser, écrire des scénarios pour le cinéma, la télé, le web, les jeux vidéos, les jeux de plateau, et j’en oublie tellement… Il y a tellement de formes possibles d’écriture. Vous, tout·e seul·e, devant le document Word vide qui attend le roman de votre vie… ce n’est pas la seule forme possible de mise à l’écriture. C’est même la moins marrante. Si vous n’y prenez pas de plaisir, il faut changer, je dirais. On a besoin de ça, par rapport aux sujets que j’évoquais plus haut. Questionner les futurs, nos modes de vie, les crises écologiques, la politicité de l’existence… ça n’est pas renoncer au plaisir. En fait, il faudrait commencer par là.


Marc : Cette interview touche à sa fin. Y a-t-il un dernier point sur lequel tu aimerais revenir ?

Saul Pandelakis : Eh bien, on parlait de plaisir, il faudrait aussi parler de repos. La fiction peut cela aussi : ouvrir des espaces de répit, des lieux où déposer notre fatigue ou notre lassitude. J’espère avoir participé à cela avec la Séquence. On m’a beaucoup renvoyé le fait que c’était un roman contemplatif. Je crois que les suivants le seront aussi… C’est à celà que me sert l’écriture, je crois : à faire exister le temps autrement, à commencer par le moment subjectif de l’écriture. Si j’arrive à partager ça… je serai content.

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