Un bon Indien est un Indien mort, de Stephen Graham Jones

Salutations, lecteur. Il y a quelques temps, je t’avais parlé de Galeux, un roman lycanthrope animé par le refus du postmodernisme et une volonté de sincérité. Aujourd’hui, je vais te parler d’un autre roman de son auteur traduit en français.

Un bon Indien est un Indien mort, de Stephen Graham Jones

Introduction

Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Rivages, que je remercie pour l’envoi du roman !
Avan

Stephen Graham Jones est un auteur natif américain né en 1972. Il exerce le métier de professeur d’anglais, et est titulaire d’un doctorat en écriture créative. Il est rattaché au mouvement de la renaissance native américaine, que l’on peut définir comme une manière pour les auteurs natifs de s’emparer et de mettre en scène la culture de leur peuple par la littérature afin de créer un contre discours à celui des colons.

Son roman Un bon Indien est un Indien mort (que j’appellerai dans la suite de cette chronique Un bon Indien) est à l’origine paru en 2020 et a été traduit en français par Jean Esch pour la collection Rivages Noirs des éditions Rivages.

En voici la quatrième de couverture :

« Quatre amis d’enfance ayant grandi dans la même réserve amérindienne du Montana sont hantés par les visions d’un fantôme, celui d’un caribou femelle dont ils ont massacré le troupeau lors d’une partie de chasse illégale dix ans auparavant.
Tour à tour, ils vont être victime d’hallucinations et de de pulsions meurtrières, jusqu’à ce que l’entité vengeresse s’en prenne à la fille de l’un des chasseurs.
Ce roman d’horreur psychologique est aussi une histoire d’amitié entre des marginaux torturés par la culpabilité, un drame familial et un portrait poignant de la jeunesse amérindienne. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont Stephen Graham Jones se sert d’un récit de vengeance horrifique pour décrire les conditions de vie des jeunes natifs américains dans la société contemporaine.

L’Analyse


La vengeance est un plat qui se broute dix ans plus tard


Un bon Indien met en scène quatre personnages issus du peuple des Blackfeet et originaires de la même réserve, Richard, dit « Ricky Boss Ribs », Lewis, Gabe et Cass. Ce sont les protagonistes du récit, dont on dispose du point de vue, auxquels on ajoute ceux de la fille de Gabe, Denora, et de l’antagoniste du récit, pris en charge à la deuxième personne. Les quatre hommes sont à la fois des victimes et des bourreaux. En effet, dix ans auparavant, ils ont organisé une partie de chasse illégale lors de laquelle ils ont massacré un troupeau de caribous, dont une jeune femelle enceinte, ce qui leur vaut le statut de bourreaux, une condamnation judiciaire de la part des autorités de la chasse, mais aussi des souvenirs particulièrement éprouvants pour certains d’entre eux. Cependant, ils deviennent les proies, dix ans plus tard, au moment de la diégèse, d’un caribou qui cherche à venger les siens. Stephen Graham Jones fait donc de ses chasseurs des victimes d’un tueur qui lui-même est censé être un herbivore traditionnellement chassé par ses personnages.

Le roman est structuré en quatre parties suivant un ordre chronologique. Chacune d’entre elles se concentre sur l’un des personnages victimes du caribou. La première, « Williston, Dakota du Nord », est centrée sur Richard Boss Ribs, parti de la réserve pour travailler dans les mines et surnommé « Chef » par ses collègues, ce qui témoigne de la manière dont les blancs traitent les natifs américains et de la vie qui s’offre à ces derniers (j’y reviendrai). La deuxième, intitulée intitulée « La Maison qui coulait rouge », met en scène Lewis, qui a quitté la réserve pour travailler à la Poste et tenter de s’installer avec sa compagne, Peta, avec laquelle il est marié. « Le massacre de la hutte de sudation », la troisième, nous fait suivre Gabe et Cass, restés à la réserve et tentant de renouer avec les pratiques chamaniques de leurs ancêtres en organisant une sudation, un rituel permettant la purification des âmes, mais aussi le dialogue avec les défunts à travers la prière. Cependant, comme son titre l’indique, cette partie décrit des événements fort joyeux (non). La dernière partie, titrée « C’est venu de la réserve », adopte le point de vue de Denorah, la fille de Gabe et jeune basketteuse, qui tente de survivre à l’horreur à ses trousses. À noter que le roman comprend un chapitre, « ce samedi-là », qui constitue une analepse détaillant les événements de la partie de chasse illégale des personnages. Il se trouve inséré dans une situation dénonciation spécifique du récit, puisque Lewis raconte son passé à sa compagne pour qu’elle puisse le comprendre.

La tension narrative du roman s’illustre parfaitement à mon sens dans le climat anxiogène qui se développe dans la deuxième partie du récit, qui se focalise sur un Lewis qui devient peu à peu paranoïaque à cause de doutes qui s’insinuent en lui, ou plutôt, de doute qu’on insinue en lui pour le faire douter quant à la nature de ses proches. L’auteur retranscrit alors un raisonnement paranoïaque de son personnage, qui en vient à croire que ses proches sont ses ennemis.

Si elle était bien Peta, du moins.
Si elle était autre chose…
Les points qu’il s’interdit de relier dans son esprit lui rappellent que Peta a débarqué du jour au lendemain sur la réserve, non ? Le premier été après le Thanksgiving classique, quand il était pleinement occupé à faire un double doigt d’honneur à cet endroit, auquel il refusait d’accorder sa présence sacrée dorénavant. Voilà peut-être la raison pour laquelle il était le premier sur la liste, plutôt que Gabe ou Cass : il avait été le premier à partir.
Concernant les accusations qui pesaient sur Peta, qui n’était peut-être pas Peta, justement, le fait qu’elle soit végétarienne n’arrangeait pas les choses, Lewis doit bien l’admettre. C’est ainsi qu’on appelle une personne qui ne mange pas de viande. Et comment appelle-t-on un animal qui ne mange pas de viande ? Un herbivore.
Les caribous sont des herbivores. Des mangeurs d’herbe. Des végétariens.

Si le raisonnement de Lewis lui apparaît cohérent, il n’en est pas moins le fruit d’une angoisse débridée qui le pousse à soupçonner sa compagne à partir d’un raisonnement absurde pour le lecteur, puisque les « points » qu’il relie ne sont pas pertinents, puisqu’il déduit que Peta est la tueuse sur la base de son régime alimentaire, le végétarisme, qui correspond selon lui au fait que les caribous sont herbivores (oui oui). La mobilisation d’un raisonnement par l’absurde qui relie deux prémisses fausses montre alors la paranoïa du personnage.

Les deux parties suivantes font émerger le point de vue de l’antagoniste du récit, ce qui crée un effet d’ironie dramatique, puisque le lecteur connaît ses plans, sa manière d’agir, et observe les horreurs qu’il commet avant que les autres personnages ne s’en aperçoivent ou soient mis au courant, ce qui accentue encore la tension narrative.

On remarque d’ailleurs que la narration de l’antagoniste se distingue de celle des autres personnages, puisqu’elle est retranscrite à la deuxième personne.

[…] Tes pieds glacés ne sont plus des sabots durs, au bout de tes mains poussent des doigts que tu sens craquer, tellement ils grandissent vite maintenant. […] Ils te font une place sur la banquette arrière car s’ils ne s’arrêtent pas, quelqu’un d’autre le fera, et le père qui conduit dit que ça se termine toujours mal pour les Indiennes de quatorze ans affamées et vêtues uniquement d’une fine couverture.
Tu as quatorze ans, donc. Déjà.
Quelques heures plus tôt, tu es certaine que tu avais ce qu’il aurait appelé « douze ans ». Et une heure avant cela, tu étais un bébé caribou que tenait dans ses bras un meurtrier fuyant vers la réserve ; et avant cela encore tu n’étais qu’une conscience répandue dans tout le troupeau, un souvenir qui passait d’un corps marron à l’autre, présent dans chaque battement de queue, chaque renâclement, chaque regard scrutateur au pied d’une pente herbeuse.

Ce passage nous renseigne sur la nature du tueur et ses origines, mais aussi ses capacités surnaturelles, puisqu’il est capable de prendre une apparence humaine, puisque des membres humains, tels que les pieds et les doigts, sont mentionnés.

L’auteur joue aussi explicitement avec les codes du cinéma d’horreur, puisque Denorah, est surnommée « Finals Girl » par son père, en référence à la figure topique de la Final Girl du cinéma d’horreur. La Final Girl, comme son nom l’indique, est un personnage féminin dans un film d’horreur de type slasher, c’est-à-dire un film où l’on suit des personnages qui se font tuer les uns après les autres par une figure d’assassin monstrueux (Halloween, Vendredi 13, ou même Alien), qui est la seule et dernière survivante du massacre perpétré par le tueur. Le terme et la figure qui lui correspond ont été théories par Carol Jeanne Clover dans son ouvrage Men, Women and Chainsaws : Gender in the Modern Horror Film, qui examine les rôles genrés dans le cinéma d’horreur. Le fait que Denorah soit surnommée ainsi programme d’une certaine manière son destin en tant que personnage de récit horrifique.

Le roman de Stephen Graham Jones traite ainsi de la vengeance et de la nécessité de se venger, mais aussi des rapports entre l’être humain et son environnement naturel, qui peut décider de se révolter devant la violence et la barbarie de certains actes gratuits. Stephen Graham Jones mobilise alors le folklore et les légendes des peuples natifs américains pour les intégrer à un récit d’horreur contemporain.

Vous l’aurez donc compris, Un bon Indien… est un récit horrifique (hé oui). Cependant, la mise en scène de personnages natifs américains permet à Stephen Graham Jones de montrer la vie que les ressortissants issus de ces peuples mènent aux États-Unis. L’auteur montre alors les réalités sociales auxquels ils sont confrontés, avec notamment le racisme qu’ils subissent de la part des citoyens blancs, ce qui est montré dès la première partie du roman.

Seuls les Indiens idiots frôlent en passant une bande de Blancs patibulaires, dont chacun est convaincu que le siège que vous occupiez à l’intérieur de ce bar aurait dû lui revenir. Ils acceptent que le Chef soit le tendeur de chaîne dans leur équipe, mais quand il s’agit de savoir qui peut reluquer la femme blanche, c’est une autre paire de manches, hein ?
Imbécile, se dit Ricky. Imbécile imbécile imbécile.
[…] Un groupe de Blancs pouvait réduire un Indien en bouillie, aucun doute à ce sujet, cela arrivait tous les week-ends, ici sur la Hi-Line.

Une tension est ici instaurée à l’intérieur du bar, d’abord à travers la reproduction de la pensée des blancs qui considèrent que tous les droits leur reviennent, ce qui comprend l’espace que les personnes minorisées occupent. Cette pensée déstabilise Ricky, qui se rend compte de l’agression qu’il encourt, ce qui est montré par l’imparfait d’habitude et le complément circonstanciel de temps dans la dernière phrase. On remarque par ailleurs que les agressions racistes sont marquées par leur caractère déséquilibré, puisque l’Indien est opposé à « un groupe de Blancs », ce qui marque leur aspect ritualisé.

La narration montre ainsi le racisme ordinaire subi par les personnages et leur entourage au sein d’une société discriminante envers les natifs américains. L’auteur aborde par ailleurs la question de la préservation de traditions et d’un héritage culturel, à travers des mythes et des pratiques qu’ils ont conservés mais qui se trouvent en décalage avec le monde contemporain. Ce décalage s’observe aussi dans la manière dont ils évoquent un passé glorieux et surtout paisible, avant l’arrivée des colons contre lesquels ils ont perdu leur territoire. L’auteur instaure alors une tension entre le rejet d’une tradition dont les personnages ont du mal à se défaire, ou qu’ils voudraient accepter, et l’influence de celle-ci sur leur vie. Quitter la réserve ou être le conjoint d’une blanche constitue alors un acte transgressif et dangereux, là où la mise en place d’une hutte de sudation constitue un bon moyen de rendre hommage aux morts et de se purifier, mais aussi de se reconnecter aux traditions transmises par les Anciens.

La perception des natifs américains par l’opinion générale se retrouve dans un jeu avec les titres de presse dans les deux premières parties du roman. La première partie est en effet introduite par un titre de journal qui annonce une vision sur les événements qui ont conduit à la mort de Richard, tandis que la deuxième s’appuie sur l’imaginaire de Lewis, qui invente des articles à propos des événements de sa vie. Ces derniers jouent avec le sensationnalisme de la presse et les stéréotypes associés aux natifs américains. On peut d’ailleurs remarquer que les personnages de Stephen Graham Jones se désignent par le mot « Indien », ce qui renforce la mise en évidence de ces stéréotypes avec une forme d’autodérision souvent noire, avec par exemple « L’INDIEN QUI EST MONTÉ TROP HAUT », « UN INDIEN N’A PAS DE RACINES. IL CROIT QU’IL EST TOUJOURS INDIEN S’IL PARLE COMME UN INDIEN. »

La vie quotidienne des personnages montre aussi la vie difficile des jeunes natifs américains, plus touchés que la moyenne par l’alcoolisme ou l’alcoolisme, auxquels s’ajoutent des maladies dues à la malnutrition.

Franchement, il se dit qu’il mériterait une grosse récompense pour avoir vécu jusqu’à trente-six ans sans jamais s’être arrêté dans un drive pour commander un burger et des frites, en échappant au diabète, à l’hypertension et à la leucémie. Et il mériterait d’autres récompenses pour avoir évité tous les accidents de voiture, la prison et l’alcoolisme qui figuraient sur son carnet de bal culturel.

L’expression « carnet de bal culturel » apparaît ici ironique en ce qu’elle comporte des causes possibles de décès prématuré qui peuvent toucher les natifs américains, qui constituent des stéréotypes mortifères auxquels Lewis tente d’échapper avec succès. L’angle humoristique permet alors de mettre en évidence ce qui frappe les populations défavorisées.

Je terminerai cette chronique en évoquant un autre roman de Stephen Graham Jones, auquel l’auteur semble adresser un clin d’œil dans un clin d’œil lors d’un dialogue, à savoir Galeux, qui traite effectivement de cas où des loups-garous fouillent dans des poubelles (oui oui).

– Genre un loup-garou qui fouille dans ta poubelle », dit-elle à sa place en prenant sur la table basse le livre qu’il est en train de lire pour montrer la couverture qui représente… un loup-garou qui fouille dans une benne à ordures, au milieu des détritus éparpillés dans l’allée.

Le mot de la fin


Un bon Indien est un Indien mort est le deuxième roman de Stephen Graham Jones à paraître en français, après Galeux. L’auteur relate la manière dont quatre personnages natifs américains, Richard, Lewis, Cass et Gabe, sont poursuivis par le fantôme d’une femelle caribou dont ils ont massacré le troupeau dix ans plus tôt. Il met alors en scène une tension narrative qui s’accentue peu à peu et frappe sous la forme de paranoïa meurtrière, de violences directes, mais aussi de poursuites effrénées. Cette tension est par ailleurs accentuée par le point de vue de l’antagonisme du récit. Au-delà de l’aspect horrifique du récit, Stephen Graham Jones décrit à travers ses personnages la manière dont vivent les natifs américains au sein des États-Unis contemporains, avec un humour qui met en évidence des situations parfois dramatiques.

Galeux m’avait plu lors de sa parution en français, et c’est aussi le cas d’Un bon Indien est Indien mort, que je vous recommande !

Vous pouvez aussi consulter les chroniques d’Outrelivres, l’Ours Inculte

J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de l’auteur, Galeux

2 commentaires sur “Un bon Indien est un Indien mort, de Stephen Graham Jones

Laisser un commentaire