Mort aux geais, de Claire Duvivier

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler du deuxième volume de Capitale du Nord.

Mort aux geais, de Claire Duvivier


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Aux Forges de Vulcain, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman ! Ensuite, comme il s’agit d’un article sur le deuxième tome d’une trilogie, je n’effectuerai pas de rappels concernant l’univers de Capitale du Nord. Je risque également de spoiler les événements du premier volume.

Claire Duvivier est une autrice et éditrice française née en 1981. Elle codirige les éditions Asphalte, qui publient de la littérature qui cherche à s’affranchir des genres, pour mettre « l’écriture et l’intrigue au service de l’atmosphère et du rythme ».

Mort aux geais, paru fin 2022 Aux Forges de Vulcain, constitue le deuxième tome de la trilogie Capitale du Nord, qui forme avec la trilogie Capitale du Sud de Guillaume Chamanadjian le cycle de La Tour de garde, l’un des projets les plus ambitieux de Fantasy française. À noter que ce tome deux comporte un résumé des événements qui le précèdent.

En voici la quatrième de couverture :

« Après les terribles meurtres de la maison De Wautier, le monde d’Amalia Van Esqwill s’est écroulé. Considérés comme les principaux suspects, Yonas et elle trouvent refuge dans les tumultueux Faubourgs de la ville. Mais s’ils peuvent se cacher de la garde havenoise, qui les protégera de l’emprise de l’enchantement ? Pour survivre, Amalia devra surmonter sa douleur, dompter ses peurs, s’adapter à la clandestinité… et accepter de confier son destin au jeu de la tour de garde. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont Claire Duvivier met ses personnages, Amalia et Yonas, face à leurs privilèges et une révolution qui s’annonce.

L’Analyse : Amalia et Yonas face à leurs privilèges, face à la révolution


Morts aux geais fait la part belle à l’introspection de ses personnages, et notamment de sa narratrice, Amalia Van Esqwill, forcée de fuir les beaux quartiers après la nuit lors de laquelle son meilleur ami et fiancé, Hirion, a tué ses propres parents, son majordome, le père et la grand-mère de sa promise avant de se suicider. Amalia a donc tout perdu, est rejetée du milieu qui lui a donné naissance, et se retrouve dans les faubourgs de Dehaven, le quartier populaire, avec Yonas Russmoor, désormais son seul allié et ami.

L’introspection d’Amalia passe par une rationalisation excessive, puisque puisque c’est le seul moyen qu’Amalia a appris à mobiliser pour contrôler ses émotions et par conséquent agir en dépit de leur présence. Elle est alors capable de détailler ses sentiments et de distinguer toutes leurs nuances, avec les peurs no 1, 2, et 3 par exemple, chacune dotée de ses spécificités, mais aussi de manières de les dompter. Le contrôle absolu de ses sentiments et leur perception par un prisme rationnel constitue en effet son « seul moyen de ne pas devenir folle », ce que Yonas ne parvient pas à comprendre. L’excès de rationalisation d’Amalia s’observe dans la manière dont elle évoque la « peur no 2 ».

La peur no 2, donc, était une nouvelle connaissance. […] À présent, elle était de retour dans ma vie : pas une journée ne se passait sans qu’elle se manifestât. Parfois pour rien. Parfois quand, au coin d’une rue, je me rendais compte que j’allais croiser le chemin d’une patrouille. Parfois quand, dans une taverne, un client m’observait avec insistance […]. Parfois quand je passais devant une des affiches où figuraient nos portraits à Yonas et à moi. […]
Physiquement, la peur no 2 s’exprimait de manière très caractéristique : elle donnait d’abord l’impression qu’un glaçon était appliqué le long de ma colonne vertébrale […].
La peur no 2 était également paralysante, du moins au début. J’avais énormément travaillé pour la rendre aussi grisante que la peur no 1. Cela me plongeait dans une euphorie constante – et stupide –, me poussant à quitter régulièrement ma cachette pour expérimenter sur le terrain, ce que Yonas peinait bien entendu à comprendre.

Le sentiment d’Amalia est ici exploré dans une abondance de détails, avec d’abord les circonstances au cours desquelles elle peut survenir, qui s’énumèrent dans une anaphore de la locution temporelle « Parfois quand », auquel s’ajoutent des compléments circonstanciels de lieu dont l’abondance traduisent l’omniprésence de l’émotion. Ensuite, la narratrice évoque l’expression physiologique de la peur no 2, en la rapprochant d’une situation très concrète qui permet au lecteur de se la représenter. Enfin, Amalia montre comment elle se nourrit de cette peur pour la rendre productive, au point qu’elle devient « grisante » et la plonge dans une « euphorie constante ». L’emploi de termes hyperboliques montre qu’elle cherche à faire de ses émotions, même négatives, des moteurs de productivité et d’agentivité, mais que, par extension, elle n’accepte pas de les éprouver pour et par eux-mêmes. Cela fait que Yonas la perçoit comme une personne incapable d’éprouver de véritables émotions, puisqu’elles sont toujours vécues et perçues sous le prisme d’une rationalité qui refuse de questionner la raison profonde de leur présence.

Pourtant, Amalia sera forcée de se confronter à ce qu’elle ressent véritablement. Son évolution s’articule alors à son changement d’environnement. Elle doit en effet apprendre à vivre dans un monde au sein duquel elle a tout perdu, son fiancé, sa famille, mais aussi ses privilèges de classe. Son appartenance à l’aristocratie ne peut pas lui servir dans les faubourgs, où vit un prolétariat qui voudrait sa disparition, comme en témoignent les tags « Mort aux Geais », qui signifient « Mort aux nobles » et donnent son titre au roman, qu’elle aperçoit et qu’elle ne comprend pas de prime abord. Yonas, quant à lui, doit réintégrer son milieu social d’origine, puisqu’il n’a jamais été noble, et guider Amalia dans les faubourgs, dont elle ne connaît ni les usages, ni la culture, ni les tournures linguistiques.

Claire Duvivier distingue ainsi le langage des nobles, extrêmement formel et soutenu, puisqu’ils utilisent le passé simple à l’oral (oui oui), comme dans « Elle se trompa fort, en cela », par exemple, de celui des habitant des faubourgs. Ces derniers mobilisent des tournures très orales, avec des élisions, c’est-à-dire des effacements de voyelles finales devant des voyelles initiales, des négations sans le « ne » (appelé le discordantiel), et un niveau de langue plus familier, comme dans « faire des phrases », « je m’en vais la secouer moi-même », ou encore « J’ai bien vu que t’étais pas comme les autres ici ». Ces différences linguistiques permettent de marquer les différences de classes sociales entre les personnages. Chaque classe dispose alors de son sociolecte, et un individu qui cherche à transgresser les rapports de classe doit alors les maîtriser, à l’image d’Amalia lorsqu’elle se fait passer pour une gratteuse de coquillages, par exemple.

La vie d’Amalia dans les faubourgs est aussi l’occasion d’explorer la culture littéraire de Dehaven. On découvre par exemple le le Philémonide, que « tout le monde connaît parce que c’est un chef d’œuvre », mais pas Amalia, avec pour conséquence qu’elle en parle d’abord comme si ses personnages et les événements auxquels ils font face étaient réels (oui oui, c’est l’une des scènes les plus drôles du roman). Amalia ne maîtrise ainsi pas la littérature et les arts, puisqu’elle a été élevée dans l’idée que la littérature et les arts sont inutiles pour des citoyens dotés d’une tête bien faite et capables de réfléchir. Elle ne dispose alors d’aucune culture littéraire, ce qui renforce encore son décalage à la fois avec les habitants des faubourgs, mais aussi avec la totalité de Dehaven. Il s’agit là encore de l’un des axes d’évolution du personnage, puisque sans rentrer dans les détails, sa lecture du Philémonide lui permettra d’élaborer des menaces tirées de répliques du roman.

On remarque d’ailleurs que la narratrice affiche l’aspect rétrospectif de son récit, lorsqu’elle dit « Nous finirions par le faire, mais d’une façon nettement plus précipitée que nous l’imaginions alors » ou « Tout à notre soulagement, nous ne nous rendîmes pas compte de ce qui avait radicalement changé ce jour-là ». Cela permet à la fois de construire du suspens, mais aussi de marquer le changement qui s’est opéré chez elle entre le moment où elle raconte son histoire, et celui de la diégèse.

À ce titre, la prise de conscience d’Amalia vis-à-vis de la lutte des classes fait partie des éléments qui permettent son évolution, appuyée par Yonas, qui en connaît les ressorts et l’histoire. En tant qu’aristocrate, elle découvre que les faubourgs abritent des dissidents politiques qui rêvent de réformer ou de renverser les Conseils de Dehaven. Une tension est en effet présente entre les partisans, souvent bourgeois, d’un véritable coup d’état, et le prolétariat, qui pense que la bourgeoisie au pouvoir aurait les mêmes travers que l’aristocratie (on ne peut pas leur donner tort sur ce point). Néanmoins, on remarque que beaucoup aspirent à une société plus égalitaire, dont la hiérarchie des classes sociales serait absente. À la découverte de la dissidence politique s’articule celle de la vie de fugitive, puisqu’Amalia vit dans des faubourgs surveillés par l’armée, puis la garde d’élite, qui craint les émeutes, mais surtout une révolution. Les forces de l’ordre deviennent alors la lueur d’espoir d’un pouvoir qui veut se maintenir, mais aussi de révolutionnaires qui voudraient les faire pencher de leur côté. Elle devient donc répressive, comme elle a pu l’être par le passé lorsqu’elle a démantelé des groupes politiques profondément réformistes, dont Amalia ignorait l’existence.

Son apprentissage de la politique passe alors par de véritables leçons d’histoire politique, de la même manière que les militants de tous bords apprennent le parcours du mouvement auxquels ils appartiennent. On constate alors qu’Amalia ne maîtrise que vaguement certains pans de l’histoire politique de Dehaven. Elle ne connaît par exemple pas la Main Rouge, un groupuscule politique qui souhaitait la disparition de la noblesse, ou tout du moins apporter un poids politique venu du prolétariat au sein des Conseils de la ville, et dont les dirigeants ont été réprimés. Cette répression s’est d’ailleurs poursuivie dans les livres d’Histoire, au sein desquels la Main Rouge a été diabolisée. Amalia comprend alors que l’histoire politique de Dehaven est écrite par ceux qui veulent maintenir le statu quo et la société de classe, dominée avant tout par les aristocrates, qui refusent de céder leurs privilèges, et par conséquent qu’elle n’est pas neutre. Amalia acquiert ainsi un ensemble de connaissances politiques, qui lui permettent de faire partie de clubs de dissidents, au sein desquels elle ne peut que constater que malgré les idéaux des uns et des autres, certains disposent de plus de privilèges que d’autres, ce qu’elle explique à un jeune garçon, Ponni.

–   […] Mon père a toujours dit haut et fort que le jour où ce seront les bourgeois qui prendront le pouvoir, ce sera une tyrannie tout pareil. C’est ce que tu leur as dit, non ?[…]
En gamin rarement sorti du quartier portuaire, Ponni avait une vision très réductrice de la société havenoise : il y avait nous (les débardeurs), eux (les contremaîtres), les nobles (des sortes de créatures de légende qu’on ne croisait jamais, « j’arrive toujours pas à m’y faire, que t’en sois une »). Le fait que même les Faubourgs fussent structurés en différentes classes lui échappait complètement […] ; je tâchai de lui expliquer tout cela, passant rapidement en revue les membres du club qu’il avait pu voir ce jour-là, lui enseignant à faire la différence entre un artisan et un commerçant, et à quels détails vestimentaires, linguistiques ou physiques reconnaître les nobles.

Ponni reprend à son compte le discours de son père, mais aussi d’Amalia, sur l’instauration d’une société dominée par la bourgeoisie à la suite des aristocrates qu’ils prétendent renverser. Néanmoins, la narratrice montre que sa vision n’est pas encore complète. À sa vision tripartite, mise en évidence par l’emploi de simples pronoms et d’un groupe nominal mis en italiques, «nous », «eux », «les nobles », suivis de leur explication accompagnée de citations du personnage, s’oppose celle d’Amalia. Cette dernière lui explique ainsi qu’une société de classes s’établit sur la base de distinctions précises entre les catégories professionnelles, tels que les « artisans » et les « commerçants », mais aussi entre les aristocrates et les autres. Les nobles, comme relevé plus haut dans la chronique, se distinguent ainsi par leurs vêtements, leur langue et leurs traits. Amalia introduit alors de la nuance dans les conceptions de Ponni, ce qui permet de montrer qu’elle n’est plus naïve et qu’elle est à même d’enseigner les rudiments de la politique à d’autres personnes.

Mort aux geais mobilise par ailleurs le surnaturel, avec les diadèmes qui connectent les personnages. Cela leur permet non seulement d’échanger et partager souvenirs, pensées et émotions, mais aussi de communiquer à distance sans la moindre parole, ainsi que de prendre le contrôle du corps de l’autre. Ainsi, Yonas peut jouer à la tour de garde à travers Amalia, qui dispose physiquement les pions.

Son esprit porté sur l’abstraction peinait à représenter ces configurations complexes, mais je commençais à saisir sa façon de penser et je parvins à reconnaître les dispositions classiques du jeu. Puis ce fut mon tour : j’arrivais plus facilement à construire des représentations mentales, mais moins à les mettre en mouvement dans l’espace. Après quelques essais, nous dûmes convenir, sans avoir à échanger un mot, que nos tournures de pensées étaient là encore complémentaires et serviraient parfaitement notre plan. J’envoyais à Yonas une vue d’ensemble du plateau, il mettait au point la stratégie à appliquer à partir de cette situation, et je n’avais plus qu’à réaliser les mouvements de pions qu’il me transmettait en retour. […]
Au fur et à mesure, nous découvrîmes qu’il était encore plus facile que je le laisse utiliser mes yeux et mes mains pour bouger les figurines à ma place. Et quand je fatiguais, c’était ce que je faisais. Mais l’idée ne nous plaisait guère, surtout à moi.

Cet extrait nous montre que les deux personnages sont complémentaires, mais aussi la manière dont une compréhension mutuelle émerge de leur lien par leur port des diadèmes. Le jeu de la tour de garde permet alors aux personnages de tester leur connexion mentale, mais aussi d’en comprendre les effets. Ainsi, si Amalia et Yonas peinent à entrevoir ce qu’ils ressentent, les diadèmes les placent dans une situation d’empathie totale, puisque chaque porteur dispose d’un accès aux souvenirs et aux émotions de l’autre. Ils se complètent et se comprennent alors de plus en plus, au point qu’Amalia voie Yonas comme « son double ». On peut rapprocher cette expérience de compréhension et d’empathie de celle que représente Robert Jackson Bennett dans Les Terres closes, où une nation entière est composée d’individus connectés les uns aux autres par des liens empathiques puissants. Cependant, là où cela permet de constituer une véritable utopie chez Robert Jackson Bennett, le lien d’Amalia et Yonas les entraîne vers une vengeance sourde, et surtout, une perte de contrôle totale d’eux-mêmes, de leurs corps comme de leurs esprits. Leur fusion en une entité nommée la Machine (oui oui), est alors vue sous le prisme de l’étrangeté, et non comme une possibilité positive qui leur permettrait de se dépasser tous les deux.

Sans rentrer dans les détails, la fusion des esprits de Yonas et d’Amalia pour former la machine constitue l’un des temps forts et magistraux du récit, en plus de permettre à Claire Duvivier d’expérimenter avec la narration à la première personne. Ainsi, puisque les deux personnages se fondent en un seul, synchronisé entre deux corps, dont les moitiés sont évoquées par des périphrases qui floutent leur identité, « celui d’entre nous ». La narratrice a d’ailleurs du mal à relater ce nous, puisqu’elle le fait a posteriori, sans qu’elle ait pu véritablement comprendre son expérience. De la même manière, et sans trop vous en dire non plus, Amalia prend en charge un évènement d’une importance capitale sans y assister, ce qui constitue là encore une expérience avec la narration à la première personne.

Le mot de la fin


Mort aux geais est le deuxième volume de la trilogie Capitale du Nord de Claire Duvivier. L’autrice y met en scène Amalia Van Esqwill et Yonas Russmoor, exilés dans les faubourgs, les quartiers populaires de Dehaven, après les meurtres et le suicide d’Hirion, alors qu’ils sont recherchés par les autorités.

Amalia doit alors apprendre à vivre en fugitive au sein d’un environnement dont elle ignore les pratiques et la pensée politique. Son immersion lui permet de découvrir une langue et une culture dont elle a été coupée, mais aussi et surtout de se confronter à ses émotions et au principe politique de la lutte des classes, accompagnée par Yonas, qui devient plus que son ami, son double. Leur utilisation des diadèmes, qui les connectent l’un à l’autre, les rapprochent énormément et leur permet de se comprendre d’une manière parfois radicale.

J’avais adoré Citadins de demain. J’ai adoré Mort aux geais. J’attends désormais L’Armée fantoche avec impatience.

J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de Claire Duvivier, Un long voyage, Citadins de demain,

Vous pouvez également consulter les chroniques du Nocher des livres, Just a Word, Dionysos, Sometimes a Book, Célindanaé, Tigger Lilly,  

2 commentaires sur “Mort aux geais, de Claire Duvivier

  1. Salut ! Merci pour cette superbe critique. Tu as vraiment bien décrit les thèmes et les personnages du livre. Je suis complètement conquis par cette saga, et à chaque tome un peu plus…

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