Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un monument de la bande dessinée, dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui.

Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons


Introduction


Alan Moore est un scénariste de bande dessinée et écrivain britannique né en 1953. Il cite parmi ses influences des auteurs de littérature comme William S. Burroughs, Thomas Pynchon, Clive Barker, H. P. Lovecraft (à qui il rend hommage dans Neonomicon et Providence), ou encore Michael Moorcock. Dans les années 1980, il transforme en profondeur les comics en un objet plus mature, plus sombre, et davantage réflexif, avec Batman Killing Joke, réalisé avec le dessinateur Brian Bolland, et Watchmen, dont je vais vous parler aujourd’hui. Parmi ses autres œuvres les plus connues, on peut citer V pour Vendetta, From Hell, mais aussi La Ligue des gentlemen extraordinaires.

Alan Moore fait partie des auteurs de la British Invasion, qui regroupe des auteurs britanniques employés par DC Comics et ont apporté davantage de maturité aux œuvres de l’éditeur. On y retrouve par exemple Neil Gaiman, l’auteur de Sandman (et auteur de Fantasy), Grant Morrison qui a travaillé sur le personnage de Batman, Warren Ellis, créateur de Transmetropolitan (dont je vous parlerai un jour) et The Authority (même remarque), ou encore Garth Ennis, à qui l’on doit The Boys (dont je vous parlerai aussi).

Dave Gibbons est un dessinateur britannique né en 1949. Il est recruté en 1981 par DC Comics, alors en recherche de talents venus d’outre-Atlantique. Il a notamment dessiné Green Lantern en 1982, Batman vs Predator, mais aussi Watchmen.

Watchmen est originellement paru mensuellement de 1986 à 1987, sous la forme de douze épisodes, publiés par DC Comics. Il a par la suite été repris sous la forme d’un album les regroupant en intégralité. C’est d’ailleurs sous cette forme qu’il a été traduit puis publié en France, avec une traduction de Jean-Patrick Manchette, disponible chez Urban Comics, en grand format mais aussi dans une édition plus portative grâce à la collection Urban Nomad. Watchmen a été la première bande dessinée à remporter le prix Hugo, l’un des plus prestigieux en littérature de l’imaginaire, en 1988.

En voici la quatrième de couverture :

« Quand le Comédien, justicier au service du gouvernement, se fait défenestrer, son ancien allié, Rorschach, mène l’enquête. Il reprend rapidement contact avec d’autres héros à la retraite dont le Dr Manhattan, surhomme qui a modifié le cours de l’histoire. Alors qu’une guerre nucléaire couve entre les USA et l’URSS, tous s’interrogent : qui nous gardera de nos Gardiens ? »

Dans mon analyse du récit, j’évoquerai d’abord le contexte de parution de Watchmen, puis je traiterai de la manière dont le récit subvertit le genre superhéroïque, pour enfin interroger sa postérité.

L’Analyse : Watchmen, subvertir et dépasser le super-héros

Le contexte : Guerre Froide et industrie du comics


Watchmen est écrit et paraît dans un contexte historique particulier, celui de la Guerre Froide, dans la deuxième moitié du XXème siècle, avec des tensions entre le bloc de l’Ouest, mené par les États-Unis, et celui de l’Est, mené par l’URSS. Ces deux puissances disposent d’armes nucléaires et font alors peser une menace qui reste présente dans les esprits, puisque l’humanité dispose du pouvoir de s’autodétruire. La menace d’une guerre entre le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est, et surtout celle d’une annihilation mutuelle par des armes atomiques participe de la tension narrative et de l’atmosphère sombre et pesante de Watchmen, comme si le glas de l’apocalypse pouvait sonner à tout moment. Et sans trop rentrer dans les détails, c’est effectivement le cas. Cette peur se retrouve d’ailleurs dans un autre monument des comics de l’époque, à savoir Batman Dark Knight Returns de Frank Miller, où on peut voir Superman arrêter des ogives nucléaires russes (oui oui). Il faut cependant garder à l’esprit que Watchmen est une uchronie, c’est-à-dire une réécriture de l’histoire à partir d’un point de divergence, dans laquelle Richard Nixon en est à son cinquième mandat sans scandale du Watergate pour le faire démissionner (oui oui), les États-Unis ont remporté la guerre du Vietnam grâce à l’emploi de super-héros, et les voitures électriques ont complètement remplacé les véhicules thermiques.

Du point de vue de l’histoire des comics, les années 1980 constituent une phase où le genre super héroïque est questionné et subverti, avec par exemple The Dark Knight Returns (1986) de Frank Miller qui remet en cause le personnage de Batman et le confronte à ses limites, de même que le personnage de Superman. Cette réflexion sur le genre superhéroïque rend les comics plus sombres et dotés de thématiques plus matures que leurs prédécesseurs, qui remettent en question non seulement le rôle des super-héros, mais aussi la légitimité de leur combat, ainsi que leur posture morale. Les personnages deviennent alors plus complexes et plus ambigus moralement. C’est l’entrée dans ce que la critique appelle l’âge moderne, où l’optimisme et l’espoir laissent place à une forme de noirceur, ainsi que davantage de violence.

Le récit : Une réflexion sur le statut du super-héros


Watchmen est structuré par des planches régulières la plupart du temps, découpées en « gaufrier », c’est-à-dire en neuf cases de taille égale. Cette régularité du découpage permet de marquer l’ancrage du récit dans une réalité proche de la nôtre, dans un cadre humain qui n’hyperbolise pas les super-héros, mais vise à les montrer tels qu’ils sont au quotidien, en explorant leur psychisme et leur passé. Le découpage de Watchmen permet alors de montrer le quotidien de personnages qui ne sont pas des surhommes ou des dieux (ou qui en tout cas ne tentent a priori pas d’en être), mais de simples êtres humains, mus par des ambitions et des défauts.

Cette régularité transparaît aussi dans son usage de la polytextualité, c’est-à-dire l’insertion de documents textuels dans la trame narrative. Dans le cas de Watchmen, ces documents se trouvent entre les différents chapitres de la BD et apportent des éclairages vis-à-vis des personnages ou de l’univers du récit. Parmi les textes insérés se trouvent des extraits d’un ouvrage autobiographique qui relate la vie de justiciers masqués, Sous le masque, des passages de Manhattan : superpouvoir et superpuissances, qui traite de dissuasion nucléaire, des rapports de police sur le personnage de Rorschach et des textes écrits par le personnage lors de sa jeunesse, un article du du journal réactionnaire The Newsfrontiermen qui est en conflit avec le plus progressiste Nova, une interview d’Adrian Veidt alias Ozymandias, un extrait de son manuel de développement personnel, ou encore des lettres et des coupures de presse concernant les super-héros… Ces textes permettent d’accroître l’épaisseur de l’univers fictif, mais aussi de montrer sa mise en scène de lui-même, ou d’explorer les facettes les plus marquantes ou dérangeantes de certains personnages, ou les interrogations qu’ils suscitent. Ainsi, on comprend que Dan Dreiberg, le Hibou, est un passionné d’ornithologie et de l’oiseau qui lui donne son nom, et on peut voir que Rorschach a été particulièrement marqué par la disparition de son père et les activités de sa mère.

On observe par ailleurs que le récit contient une mise en abyme, un comics dans un comics, qui devient un objet réflexif, avec Les Contes du vaisseau noir, qui est un récit de pirates parce que les comics de super-héros ne fonctionnent pas commercialement dans l’univers de Watchmen (oui oui).

Les Contes du vaisseau noir devient à la fois un véritable objet culturel intradiégétique, puisque des planches sont insérées au sein de la narration, mais aussi un support qui vient mettre en évidence les attaques adressées au medium de la bande-dessinée, avec notamment son escapisme et sa trop grande simplicité.

La structure narrative de Watchmen n’est pas linéaire, puisque des flashbacks explorent le passé de chacun des personnages, sur le plan individuel mais aussi collectif, puisque les Minutemen, un groupe de justiciers masqués, sont évoqués, ainsi que les relations plus ou moins bonnes qu’ils entretiennent. L’utilisation des flashbacks permet de comprendre les agissements et la psychologie des personnages dans toute leur complexité, et surtout dans toute leur humanité. Celle-ci transparaît d’ailleurs dans le jeu des points de vue, avec une focalisation interne sur certains personnages, soit dans l’évocation de leur passé, comme Jon ou Sally Jupiter, de leur présent comme le psychologue qui évalue Rorschach. On dispose d’ailleurs du point de vue de ce dernier à travers son journal, dont des extraits sont insérés dans le récitatif et témoignent de sa vision du monde complètement apocalyptique.

L’absence de linéarité transparaît par ailleurs dans la structure des planches de Watchmen, puisque les dernières cases des chapitres constituent le reflet des premières. Le premier chapitre s’ouvre par exemple sur un plan très rapproché sur le badge ensanglanté du Comédien qui vient de mourir défénestré, pour s’élargir progressivement vers son appartement duquel on l’a jeté et un agent de police qui le regarde depuis celui-ci. La dernière planche du même chapitre reprend le même motif, avec un plan rapproché sur le badge propre tenu par Dan Dreiberg et Laurie Juspeczyk, qui s’éloigne pour prendre de plus de hauteur et s’élargir, pour terminer sur une vignette avec un plan très large en plongée, qui annonce la mort du Comédien. Cependant, on peut observer certains effets d’inversion, puisque la dernière vignette de la première planche montre un personnage seul qui regarde vers le bas, tandis que celle de la fin du chapitre fait un plan en plongée sur deux personnages vus de très haut. De plus, l’annonce de la mort, sous-entendue et montrée graphiquement par le badge taché, est ici évoquée explicitement dans le discours des personnages. Cela permet de mettre en valeur à la fois l’importance du Comédien (surtout celle de sa mort), ainsi que les personnages de Dan Dreiberg et de Laurie Juspeczyk, qui sont centraux dans le récit. Ces effets de récurrence et de symétrie s’observent parfois à l’intérieur d’une seule planche, dans le chapitre 5, centré sur Rorschach par exemple, avec des planches qui commencent et terminent par le visage du personnage, adulte puis enfant, libre puis emprisonné. Cela met en évidence la violence de Rorschach, mais aussi la manière dont elle surgit dans sa psyché, et ce qu’elle fait de lui.

Le comics adopte un discours particulièrement méta et questionne le rôle et les limites des super-héros d’abord en les montrant tels qu’ils sont, c’est-à-dire des êtres humains et non des surhommes, puis en les confrontant à la (dure) réalité. Exit les super-vilains et les antagonistes simplement méchants. Exit les hommes providentiels capables de sauver le monde d’un claquement de doigts. En montrant des héros faillibles et complexes, Alan Moore questionne l’utilité même des super-héros dans un monde sans espoir, l’usage de la violence sur des civils, l’affiliation à une autorité telle que l’état et de défendre ses intérêts, mais aussi le statut des héros vis-à-vis des autres citoyens. Dans un cadre réaliste, les super-héros passent pour des fous, à l’image de Rorschach, des dieux, comme le Dr Manhattan, ou des idéalistes plus ou moins résignés et ambitieux, à l’instar du Hibou et d’Ozymandias.

Watchmen montre le genre super-héroïque prendre du recul sur lui-même pour adopter une posture réflexive.

Chaque personnage subvertit un type de super-héros et en montre les limites. Au-delà du fait que chaque personnage de Watchmen se construit sur un super-héros de Charlton Comics, tel que Blue Beetle pour le Hibou, la Question pour Rorschach ou Captain Atom pour le Dr Manhattan, ils constituent aussi des évocations des limites de ce type de personnage lorsqu’il est confronté à des menaces bien réelles et plus complexes que les antagonistes classiques des comics.

Chacun d’eux renvoie aux archétypes dont descendent une grande majorité de super-héros, Superman et Batman. Le Dr Manhattan renvoie à Superman de par ses pouvoirs surnaturels et son omnipotence (mais là où Superman est un (sur)homme d’action, le Dr Manhattan est caractérisé par son inaction et sa soumission à la fatalité, aux forces du destin, et à son éloignement de l’humanité. Si Superman se cache et vit parmi les hommes pour leur venir en aide, le Dr Manhattan est un humain devenu presque un dieu et a fini par quitter des siens pour vivre sur Mars et ainsi les laisser entre eux. Dès lors, le Dr Manhattan est une force qui maintient un statu quo et devient intangible, et non une puissance qui s’affirme et entend changer le monde, alors qu’il a déjà changé l’histoire, puisqu’il a permis aux États-Unis d’affirmer leur suprématie en remportant la guerre du Vietnam. La symbolique du statu quo se matérialise par ailleurs dans le fait que le Dr Manhattan est une arme de dissuasion nucléaire vivante (oui oui), en laquelle les gouvernants croient fermement. Il est ainsi vu comme un sauveur par l’armée américaine face à la menace russe, mais aussi par Laurie, persuadée qu’il peut sauver le monde alors qu’il n’empêchera aucun événement dramatique de se produire. Le Dr Manhattan, malgré ses pouvoirs de démiurge, est un anti-Superman, marqué par son inertie. C’est un homme doté de pouvoirs surnaturels par la providence qui ne peut pas être un homme providentiel. Le Dr Manhattan matérialise le fait que les super-héros ne peuvent pas régler tous les problèmes de leur monde, a fortiori lorsqu’il ne s’agit pas de supe vilains, mais de questions géopolitiques, par exemple.

De la même manière, Rorschach est un anti-Batman. Il use d’une violence extrême, n’hésitant pas à torturer, mutiler et tuer froidement les criminels qu’il interpelle ou interroge, il s’oppose aux forces de l’ordre qui le recherche pour ses crimes, il agit toujours seul, et n’a aucune limite morale. Par ailleurs, les origines du personnage sont contraires à celles de Batman, puisqu’il vient d’un milieu modeste là où Bruce Wayne provient de la grande bourgeoisie. La perte de sa mère ne lui fait aucun effet alors qu’elle est le déclencheur de la croisade de Batman contre le crime. Rorschach apparaît alors comme un fou aux yeux du public et de ses alliés, et représente une justice expéditive et un mode d’action trop violent. Par extension, le fait que sa véritable identité se fonde dans son personnage montre qu’il est aliéné par son rôle, dépossédé de son humanité qu’il rejette complètement. Si le Dr Manhattan s’éloigne de l’humanité de par ses pouvoirs et sa volonté de ne pas agir, Rorschach est déshumanisé par sa violence extrême.

Laurie Juspeczyk et sa mère, Sally Jupiter, respectivement les second et premier Spectre Soyeux, mettent en évidence le sexisme des récits superhéroïques, centrés sur les hommes et leurs combats, et ne se préoccupant des femmes que comme partenaires, réelles ou potentielles, des héros, quand elles ne sont pas perçues comme des proies par eux. Elles sont également fétichisées par leurs fans, qui fabriquent des contenus pornographiques à leur effigie, ce qui accentue leur aliénation par les hommes. Le passage lors duquel Sally Jupiter montre ce type de contenus à sa fille constitue d’ailleurs un tacle adressé à la fois à l’industrie des comics, aux auteurs, et au lectorat de comics, souvent masculins, qui sexualisent les personnages féminins pour satisfaire leurs désirs primaires, souvent matérialisés par ceux de certains personnages.

À ce titre, le Comédien, super-héros coupable d’actes odieux, caractérise les limites des justiciers masqués. En effet, il agit pour le compte du gouvernement et en constitue en quelque sorte le bras armé, ce qui le réduit au rôle d’instrument d’un état nationaliste. Cela s’observe d’ailleurs dans son costume, sur lequel figure le drapeau américain, mais aussi dans sa participation à la guerre du Vietnam, lors de laquelle il tue une femme enceinte sans que cela lui soit reproché ce qui témoigne de la légitimité (et non de la moralité) de la violence qu’il exerce. Le Comédien constitue alors le symbole de la compromission des super-héros à l’état et leur rôle dans la violence qu’il peut exercer à l’encontre de ses citoyens ou de ressortissants étrangers, ainsi que le virilisme exacerbé de ce type de récit.

Sans trop rentrer dans les détails, Ozymandias se pense comme un homme providentiel capable de sauver l’humanité d’elle-même. Il fait alors preuve d’hybris, c’est-à-dire d’une ambition démesurée qui le conduit à se comporter en démiurge cynique, pour qui la fin justifie totalement les moyens, même lorsqu’elle implique de sacrifier des innocents et de semer la terreur.

Aucun des personnages de Watchmen n’est foncièrement bon ou mauvais. Chacun d’entre eux est doté d’une vision du monde qui lui est propre. Alan Moore s’appuie sur celle-ci pour montrer leur ambiguïté. Ce ne sont pas des êtres providentiels, mais de simples êtres humains. Même les plus horribles d’entre eux font preuve de sentiments, malgré les actes abominables qu’ils peuvent avoir commis, et c’est ce qui fait toute leur complexité.

Watchmen déconstruit alors les surhommes pour ne garder que les êtres humains qui se cachent sous le masque. Il tue le genre du super-héros pour lui permettre de réfléchir à propos de lui-même.

Pourtant, est-il resté mort longtemps ?

Les super-héros sont-ils morts après Watchmen ?


On peut d’abord s’interroger sur la postérité de Watchmen en lui-même, et soulever le fait qu’Alan Moore n’a jamais récupéré ses droits sur son œuvre. Cela a permis à DC Comics d’en faire ce que les éditeurs voulaient, en le conservant d’abord dans son catalogue comme univers non intégré au reste de ses séries, puis en le croisant ouvertement avec d’autres super-héros lors des ères New 52, Rebirth, et Infinite. Ainsi, Le Badge met en scène une enquête de Batman et Flash à propos du badge du Comédien qui est apparu dans la Batcave. Doomsday Clock, scénarisé par Geoff Johns et dessiné par Gary Frank, constitue rien de moins qu’une suite à Watchmen, dans laquelle Superman est voué à confronter le Dr Manhattan (oui oui), qui aurait modifié le passé et l’avenir de tout l’univers DC.

Au-delà de la question de la qualité de ces œuvres ou de ce que le croisement entre ces univers pourrait apporter (j’aurai peut-être l’occasion d’y revenir), se pose une véritable question éthique. Peut-on se servir d’un matériel dont l’auteur originel a été spolié sans qu’il ait donné son accord ?

Watchmen a marqué de manière durable l’industrie des comics par son ton cynique et désabusé, son atmosphère sombre, mais aussi son propos sur les super-héros et leur rôle social. Cette influence s’est fait sentir sur les grandes maisons d’édition de comics de super-héros, DC et Marvel, qui se sont par la suite tournées vers des récits plus sombres, plus violents et plus complexes, mais aussi vers une remise en question du genre. Certaines œuvres le matérialisent particulièrement entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, avec par exemple en 1996 Kingdom Come de Mark Waid et Alex Ross, où Superman doit intervenir face aux nouvelles générations de méta-humains qui n’ont pas conscience des conséquences de leurs actions, The Authority de Warren Ellis et Bryan Hitch entre 1999 et 2002 qui traite d’un groupe de héros anciennement affilié aux Nations Unies, ou encore New Frontier de Darwyn Cooke en 2004, où les super-héros sont pris en chasse à l’époque de l’après-guerre et de la chasse aux communistes aux États-Unis.

Chez Marvel, la question de la subordination à l’état et des lois sur les super-héros seront abordées dans Civil War de 2006 à 2007. Dans ce crossover, le gouvernement américain décide de mettre en place une loi visant à contrôler les personnes dotées de pouvoirs surnaturels ou luttant contre le crime en les forçant à révéler leur identité secrète afin d’exercer sous une autorité étatique. Iron Man et ses alliés sont pour la promulgation de cette loi, tandis que Captain America et ses partisans la rejettent. On peut voir cette loi comme une extension de la loi Keene présentée dans Watchmen, adaptée à l’heure d’internet et à la possibilité pour les autorités d’accéder aux données personnelles des citoyens, et de la mise en place d’une société de surveillance accrue, tout en questionnant le rôle des super-héros dans une société qui les craint de plus en plus à cause des dégâts qu’ils peuvent causer.

Parmi les projets situés complètement en dehors des univers fictionnels Marvel et DC, l’un d’eux entend directement répondre à la question « Who watches the watchmen ? » (qui nous gardera de nos gardiens), en inventant un organisme chargé de surveiller, punir, et même tuer les super-héros lorsque ceux-ci débordent. Il s’agit de The Boys de Garth Ennis et Darick Robertson, un récit extrêmement violent et cynique qui bat en brèche (fracasse, plutôt) l’image et le genre super­-héroïque. Les justiciers masqués sont mis en scène dans une réalité très proche de la nôtre, au sein d’une société du spectacle où les comics coexistent avec les super-héros réels. Ces derniers s’avèrent particulièrement terribles, en proie à tous les comportements les plus abominables, à toutes les atrocités possibles, impunies de par leur statut de soi-disant sauveurs qui leur octroie des privilèges. À travers les yeux du jeune Hughie, le lecteur découvre les coulisses de la fabrication et du mode d’action de super-héros qui ne devraient pas exister et sont alors surveillés par une unité prête à tout pour les arrêter. Dirigée par un dénommé Billy Butcher et appelée The Boys, cette unité est chargée de neutraliser, voire d’éliminer les « super slips » qui dérapent, d’une manière plus ou moins violente et excessive, ce qui montre que quand bien même il est possible de garder nos gardiens, les uns comme les autres ne sont pas exempts de défauts et restent des êtres humains.

Le mot de la fin


Watchmen est un comics scénarisé par Alan Moore et dessiné par Dave Gibbons. C’est un chef d’œuvre du genre, qui remet en question le récit super-héroïque.

Dans un univers uchronique où les États-Unis ont remporté la guerre du Vietnam et où une guerre nucléaire contre l’URSS risque d’éclater à tout instant, un justicier masqué, le Comédien, a été abattu. Ce meurtre constitue l’élément déclencheur d’une enquête sur un supposé « tueur de masques », qui cherche à éliminer ce qu’il reste des super-héros, dont les auteurs dressent des portraits ambivalents, complexes et parfois extrêmement sombres, de par leur passé ou leurs convictions. Ils sont vus dans toute leur humanité et toute leur noirceur, ce qui met à plat la naïveté et l’espoir que suscitent les super-héros, qui sont ici confrontés à un monde en proie au chaos.

Si vous vous intéressez aux comics de super-héros, ou même à l’histoire de la bande dessinée, je ne peux que vous recommander Watchmen.

4 commentaires sur “Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons

  1. Merci d’avoir dit les termes sur les suites de « Watchmen » ! On pourrait également critiquer le fait que ces prétendues nouvelles critiques du super-héroïsme ne font que replacer les super-héros sur leur piédestal d’hommes providentiels (de même que la pathétique adaptation par Zack Snyder en 2010). Je suis contre la propriété intellectuelle, donc j’estime que d’autres auteurs, aussi médiocres soient-ils, peuvent s’emparer de n’importe quel univers, mais cela signifie que l’auteur originel doit rester libre lui aussi de faire évoluer son univers comme il l’entend.
    Plus que de simplement tuer les super-héros, « Watchmen » les a surtout ressuscités (décidément une habitude chez eux). C’est grâce à ce comic si désormais les œuvres super-héroïques font si souvent preuve d’auto-réflexion et gagnent ainsi en qualité. Autrement, on n’entendrait plus parler des superslips et peut-être aurait-on effectivement à la place des histoires de pirates ou de poulpes de l’espace. Est-ce que tu comptes chroniquer d’autres œuvres dans le même style ? « The Dark Knight Returns » est passionnant mais critiquable, car il légitime la violence qu’il expose ; « Civil War » m’a fait l’effet d’un gloubi-boulga agréable à suivre, mais dont il était difficile de tirer des conclusions ; enfin, « The Boys » est incontestablement un chef-d’œuvre d’humour noir et d’humanité, malgré les quelques critiques que j’ai été amené à faire sur ses personnages féminins.

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    1. Pour le coup, ayant lu Doomsday Clock, je pense que ça vaudrait le coup d’en parler, parce qu’il y aurait beaucoup de choses à dire dessus.
      C’est clair que Watchmen a fait gagner beaucoup de maturité au genre !
      Et effectivement, je compte parler un peu plus de BD prochainement, avec justement Dark Knight Returns, puis peut-être des œuvres plus récentes, avec probablement The Boys, ou Transmetropolitan, ou des des comics super-héroïques de chez DC, on verra.

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