Visite, de Li-Cam

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler du nouveau roman de Li-Cam, une autrice dont j’apprécie beaucoup le travail.

Visite


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions La Volte, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Li-Cam est une autrice de science-fiction française née en 1970. Elle est directrice de la collection « Petites Bulles d’univers » chez Organic Editions. Elle s’interroge particulièrement sur les enjeux technologiques et écologiques de notre époque, mais aussi sur le rapport de l’être humain aux autres, ce qu’on peut voir dans son roman Cyberland ou sa novella Résolution.

Visite, dont je vais vous parler aujourd’hui, est paru en 2023 aux éditions La Volte.

En voici la quatrième de couverture :

« L’humanité a su éviter lae catastrophe et a changé totalement san mode d’existence, notamment san rapport à la vivante, et san organisation politique. L’Écoume est en effet respectueun de toutes, des végétales et des animales, de lae Terre en voie de guérison. Cependant l’apparition de Sitive, une planète à l’éco-système totalement incompréhensible, bouleverse lae conception de notre monde, de lae science à lae religion. Elle s’appelle Néea et san neuro-prothèse lui permet de marcher, de penser, il s’appelle Ugo et l’aide al quotidien, elle s’appelle Paloma, est danseuse et rentre de tournée, il s’appelle Basile, a été élu gouverneur et doit gérer nombre de crises, y compris dans san famille…

Les habitantes de l’Écoume ne vont pas bien: est-ce les informations communiquées par lae mission d’exploration de Sitive qui les inquiètent ou la planète influe-t-elle vraiment sur l’esprit des humaines ? »

Dans mon analyse du roman, je traiterai d’abord de l’expérimentation linguistique conduite par Li-Cam, puis de la manière dont une société qui se veut idéale fait face à l’impossible.

L’Analyse : Que peut un monde après l’effondrement ?


Expérimentation linguistique


Avant d’aborder l’intrigue de Visite plus en détails, il convient de traiter de ce qui fait selon moi l’une des grandes forces du roman de Li-Cam, à savoir sa transformation de la langue française.

L’autrice réalise en effet une refonte profonde de la grammaire, et allie une recherche formelle, littéraire et linguistique, à une volonté explicite de déconstruction des des mécanismes de domination interne à la langue, notamment la prévalence du masculin sur le féminin.

Cette transformation profonde est portée par l’idée que pour les citoyens de la fin du XXIème siècle, la langue a été vecteur d’oppression particulièrement néfaste et insidieux, contaminant les esprits et légitimant certains comportements, avec le sexisme, mais aussi l’inconsidération de la nature. Un changement dans la langue et sa transformation vers un état, plus ouvert et plus égalitaire, permettrait alors de poser les fondations d’une société plus juste et respectueuse vis-à-vis de tous et de l’environnement. Li-Cam mobilise donc l’hypothèse de Sapir-Whorf, qui stipule que la langue influence la perception du monde, et par extension, la politique. Changer la langue reviendrait donc à pouvoir transformer en profondeur le système politique.

En cela, la modification du français chez Li-Cam se rapproche de celle que mobilise Ada Palmer dans la magistrale série Terra Ignota, où les individus ne sont plus genrés afin d’éviter la reproduction de rapports de domination qui ont joué un rôle néfaste dans l’histoire de l’humanité et failli la détruire. L’articulation d’un changement de langue à un changement de société s’observe d’abord dans le choix d’un mot pour désigner la nature et l’environnement, désormais appelés « les écos », qui deviennent des espaces préservés et à préserver. Elles se trouvent dès lors au centre de la société, puisque de nombreuses décisions politiques visent à les préserver, et par extension du discours, avec des poèmes et des comptines qui leur rendent hommage. Cela témoigne par ailleurs de l’extrême sensibilité de la population aux enjeux écologiques, et de sa résolution à y faire face.

Visite nous donne alors à voir une langue française différente, une mutation linguistique possible motivée politiquement, avec une morphologie profondément transformée pour être épicène. Les déterminants deviennent ainsi « an » pour les articles indéfinis, « lae » pour les articles définis, « san » pour le possessif, « cet » pour le démonstratif. Pour les constructions impersonnelles, telles que « il pleut », le pronom « Yel » est utilisé, les pronoms relatifs de la famille de « auquel » se voient modifiés en « alquel ». Le masculin n’est plus dominant et laisse sa place au féminin. Enfin, certains noms communs sont réécrits, à l’image de « pantal » ou « toilet », de même que l’accord des adjectifs, avec par exemple « moyenn », « vieils », « bancalens ».

Ce retravail de la langue permet de faire émerger un français possible, qui interroge sur la manière dont la langue pourrait évoluer vers une différence genrée moins marquée, ce qui rejoint le travail d’Auriane Velten dans After®. On remarque d’ailleurs que tout n’est pas figé, puisqu’un personnage du roman, Jul (non, pas lui), expérimente avec des nouveaux pronoms, tels que « ol ». Cela montre que même à l’intérieur d’un système linguistique émergent, des évolutions sont encore possibles.

Li-Cam met donc en scène un futur au sein duquel la langue française a été modifiée en profondeur. Ce changement va de pair avec une transformation sociale profonde, bouleversée par l’arrivée d’une nouvelle planète dans le système solaire.

Une utopie face à l’impossible


En effet, Visite commence alors qu’une planète inconnue, Sitive, est apparue. L’incipit du roman fait d’ailleurs un parallèle avec la pièce radiophonique adaptée de La Guerre des mondes de H. G. Wells, qui aurait suscité la panique chez certains auditeurs. Cependant, Sitive n’a rien d’un canular et constitue un mystère pour l’humanité. Ainsi, les scientifiques du monde entier tentent de comprendre l’apparition de Sitive pour l’expliquer rationnellement, mais se heurtent à l’énigme qu’elle représente. Son environnement en constitue d’ailleurs une deuxième pour l’équipe de la mission Ulysse, chargée de l’explorer de manière non invasive, puisqu’il diffère radicalement des écos terrestres. Les explorateurs ne rencontrent en effet qu’une seule espèce, les « pseudo-arbres », dont il est difficile de déterminer la composition, l’âge, une possible intelligence, ou même de savoir s’ils sont réellement capables de se déplacer (oui oui).  Sitive constitue alors une énigme et marque l’échec de la science à comprendre comment elle a pu apparaître dans le système solaire, le fonctionnement de son écosystème et des formes de vie qui s’y trouvent. Cet échec apparaît bouleversant, puisqu’il alimente une psychose collective qui s’amplifie à mesure que les questions s’accumulent et que le déroulement de la mission Ulysse est entravé par le bien être psychologique défaillant de ses membres (je ne rentrerai pas dans les détails). Au-delà de la mise en échec de la science, Sitive devient un obstacle communicationnel sur le plan interpersonnel, avec des citoyens qui sont lassés d’entendre parler de Sitive à longueur de journée, mais aussi à l’échelle de la société, puisque l’espace médiatique que la planète occupe ne peut être consacré au traitement de sujets environnementaux urgents qui concernent la Terre.

En effet, l’humanité bâtit une société qui se veut utopique. Après les événements du « Grand Désastre », terme qui désigne les catastrophes écologiques et humaines du début du XXIème siècle, la population a décidé de constituer un système politique et une organisation sociale visant à réduire l’impact de l’être humain sur son environnement. La nature et les écosystèmes sont devenus les « écos » dans le langage courant et les ont supplantés. Les écos sont des espaces de vies protégés du monde extérieur, certaines ne sont ouvertes au public qu’une journée par semaine, d’autres ne sont jamais accessibles, et toutes sont surveillées par des dispositifs non invasifs qui permettent d’observer le développement et la régénération de la faune et de la flore.

La société décrite par Li-Cam se construit donc à la fois sur la culpabilité des générations ayant connu (et participé) au Grand Désastre, qui ont conscience des terribles erreurs qu’elles ont commises, et la responsabilité de la totalité des humains envers le vivant et la nécessité de réparer le monde. Ainsi, les personnages culpabilisent lorsqu’ils utilisent un véhicule individuel et non les transports en commun, par exemple, ce qui témoigne de leur conscience aiguë des enjeux écologiques.

Cette volonté utopique découle alors d’une sensibilité aux enjeux politiques et d’un sentiment d’urgence qui implique de mettre en place un cadre sociétal qui permette de préserver la planète et l’humanité, dont les destins sont liés. L’être humain ne domine plus une nature dont il peut faire ce qu’il veut, mais la nature l’abrite en échange de sa protection et malgré les erreurs qu’il a commises et la désillusion qu’il a engendrée.

Une phrase marque cette rupture entre deux manières d’envisager l’avenir de l’humanité et de l’environnement.

Nous avons perdu le futur auquel nous aurions pu prétendre.

Elle illustre la manière dont une génération a idéalisé le capitalisme effréné et l’avenir qu’il semblait promettre, avec un mode de vie basé sur la consommation, avant d’en affronter les conséquences humaines, puisqu’il s’agit d’un modèle de société profondément inégalitaire, et écologiques, parce qu’il a détruit la planète. Dès lors, l’avenir idéal rêvé par cette génération lui a été confisqué, et avec lui l’insouciance d’une vie passée à exploiter le vivant.

Ce sentiment nourrit la volonté de conduire une réparation du vivant et de l’être humain, avec de nombreuses mesures radicales qui modifient profondément la vie des citoyens et permettent à la fois la sauvegarde des écos et l’épanouissement des citoyens. Puisque le capitalisme effréné a détruit à la fois l’environnement et la vie des populations qui le subissaient et que par conséquent, en sortir permettrait de sauver la planète et l’être humain d’une atmosphère devenue invivable en certains endroits du globe.

La société du futur imaginé par Li-Cam n’est pas une utopie en elle-même, parce qu’elle doit faire face aux conséquences des actes des générations précédentes, parfois de manière violente et tragique, mais sa volonté est de mieux faire pour construire un avenir meilleur.

Visite décrit donc une planification économique supranationale pour limiter la croissance et la diriger vers des secteurs bénéfiques pour les écos. Par exemple, les citoyens vivent dans des « éco-bats », sortes de logements collectifs avec des jardins et proposant des services d’échange de ressources et de services en lieu et place d’argent, et ne travaillent que six heures par jour. Ces mesures rompent avec le capitalisme et la société de consommation, qui impliquent de produire toujours plus, pour se diriger vers un mode de production et de consommation plus juste, adapté aux besoins de chacun, et sans laisser personne pour compte, puisque chaque citoyen a droit à des produits de première nécessité sans contrepartie. Par ailleurs, les foyers peuvent être aidés par des « penseurs quantiques », ou « quants », des formes de vie artificielles conscientes ayant décidé d’épauler les humains dans leur projet de société.

Un clin d’œil science-fictif de l’autrice aux Dépossédés d’Ursula Le Guin, qui est lu par l’un des personnages, permet de situer Visite dans le champ de l’utopie. Un autre clin d’œil, adressé cette fois au roman Blade Runner de Philip K. Dick, avec le mot « kipple », employé pour désigner le désordre de l’appartement de Nééa, qui rapproche Visite de la Terre extrêmement polluée décrite par l’auteur américain.

Ce mode de vie se trouve cependant bouleversé par l’irruption de Sitive et les questionnements qu’elle entraîne.

La structure du roman, avec plusieurs personnages points de vue, le montre, puisque la vie de chacun d’entre eux est perturbée par cette nouvelle planète.

Parmi eux se trouve Néea, qui se trouve d’un handicap moteur et cognitif compensé par une « neuro-prothèse », Basile, gouverneur de l’Europe, Gus, un ingénieur écologique, Paloma, cohabitante de Néea et autrice de spectacles, ou encore Rubis, la fille de Basile séparée de son père à cause du travail de ce dernier.

Le point de vue de Néea est particulièrement touchant selon moi, puisqu’il illustra la vie d’une personne neurodivergente, dont le rapport au monde et la perception diffèrent des           autres êtres humains. Elle est ainsi capable de percevoir des « petits choses » qui évoluent dans les recoins de sa vision, et est synesthète, ce qui signifie que ses sens sont reliés de manière inhabituelle. Ainsi, elle ne peut pas voir les couleurs mais est capable de « goûter le monde » (oui oui).

Elle voit mal les couleurs, est incapable de les désigner, elle peut néanmoins les goûter, yels sont — acides, âpres, salés sur san langue — yels lui piquent les narines aussi. […] Un homme […] porte an T-shirt à manches longuens et amèrens, et termine an cigarette de contrebande qu’il écrase à même lae béton douceâtre.

Dans cette description, les adjectifs liés au goût remplacent ceux qui désignent les couleurs, ce qui créé un effet d’étrangeté, puisqu’ils deviennent associés à des objets qui ne sont pas alimentaires, mais qui constitue le standard de perception de Néea.

  • Boulot, dodo, grosso modo, répond Hugo en tapotant lae bol de Néea de l’index pour lui rappeler de manger.
    Lae bruit généré par lae doigt d’Ugo contre lae porcelaine résonne comme an gong dans l’esprit de Néea. Elle fait lae moue.

De la même manière, cet extrait montre en quoi les perceptions du personnage différent de celles des autres individus, puisqu’un son a priori anodin prend des proportions intenses dans son esprit, ce que montre la comparaison avec le « gong ». Néea apparaît ainsi comme un personnage qui témoigne de ce qu’une personne neurodivergente peut vivre ou ressentir, de la même manière que Wen dans Résolution, un autre récit de Li-Cam.

Visite mobilise aussi une forme de polytextualité, c’est-à-dire de l’insertion d’éléments textuels au cours de la narration, avec par exemple les rapports de la mission Ulysse sur Sitive, dont les membres sont de plus en plus perplexes et déstabilisés, le journal et les carnets de Paloma, dans lesquels elle se confie et écrit ses spectacles, avec une variation de police qui imite l’écriture manuscrite du personnage, des extraits de la constitution de la société qui montrent comment le monde s’est remis du Grand Désastre, et enfin une variation typographique qui illustre le flux de pensée de Néea et les « proto-idées » qui en émergent.

Cet ensemble de textes insérés s’articulent à la narration et montrent comment les personnages et la société sont progressivement ébranlés par Sitive, sur le plan individuel comme global. La mission Ulysse, dont les membres sont au départ confiants, curieux et fascinés, devient un sujet de psychose, à mesure que les explorateurs voient leur santé mentale défaillir.

Ainsi, Li-Cam subvertit le topos de l’émerveillement suscité par la découverte d’un astre, puisque Sitive devient une source d’angoisse, de terreur et de psychose, avec des mouvements et des manifestations de citoyens en panique, des hallucinations, des phénomènes d’angoisse intense… la société utopique se heurte à un élément qu’elle ne peut pas rationnaliser, à une forme de vie qu’elle ne peut appréhender. La fascination de la découverte devient alors l’horreur de l’incompréhension.

Visite s’attaque par ailleurs le topos de l’intelligence artificielle comme sauveuse providentielle ou menace absolue. Les personnages de quants sont ainsi extrêmement humains et capables de sentiments, d’empathie envers les personnes dont ils s’occupent, et de prendre des décisions cruciales pour préserver le monde. Ils sont tout de même faillibles, ce que montrent vraisemblablement les défaillances de Mile sur Sitive. Les quants font preuve de care, c’est-à-dire de sollicitude envers l’autre. Sof prend garde au surmenage de Nééa, celui de Basile et de sa fille les protège, les rassure et permet de maintenir les liens familiaux, Mile tente de préserver la santé physique et surtout mentale des astronautes de la mission Ulysse.

Les quants sont vus comme des individus à part entière, et non comme de dangereuses machines qui vont supplanter l’humanité et la dominer ou la détruire, ou comme des esclaves que les humains vont asservir pour qu’ils effectuent des tâches pénibles, comme dans les récits d’Isaac Asimov par exemple. Cependant, ils ne sont pas non plus des sauveurs providentiels capables de résoudre la totalité des problèmes politiques et écologiques, comme le considère le solutionnisme technologique cher aux milliardaires transhumanistes. Ce sont les égaux des humains, et leurs guides dans la transformation de la société après le Grand Désastre. Ainsi, Li-Cam s’éloigne des rapports traditionnels de domination entre les humains et les machines, ainsi que de l’idée que la technologie est la solution absolue et infaillible, pour mettre en scène des intelligences artificielles dotées d’une identité propre, ce qu’on voit dans le fait que Sof, le quant de Nééa, zozote, et d’une volonté d’accompagner les humains, mais pas de les remplacer. Par ailleurs, Li-Cam souligne l’altérité que représentent les quants en les intégrant à leur propre monde, le « fluxe », auquel les êtres humains n’ont pas accès, et au sein duquel ils communiquent entre eux.

Le roman de Li-Cam subvertit ainsi deux topoi majeurs de la science-fiction, pour montrer que la découverte d’une nouvelle planète peut véritablement générer des angoisses chez une partie de la population, et que l’intelligence artificielle ne peut pas être la sauveuse de l’humanité.

Le mot de la fin


Visite est un roman de science-fiction de Li-Cam, dans lequel l’autrice explore l’apparition d’une nouvelle planète, Sitive, dans le système solaire. Cette planète surgit dans la vie des citoyens à la fin du XXIème siècle, qui ont fait face au Grand Désastre, c’est-à-dire une succession de catastrophes écologiques et climatiques qui ont poussé l’humanité à réformer en profondeur son système politique, mais aussi sa langue. Le roman nous donne à lire une langue française épicène, avec de nouveaux accords adjectivaux, de nouveaux déterminants, de nouveaux pronoms, et nous montre une société qui a fait face au changement climatique en faisant preuve de solidarité. Les citoyens échangent des biens et des services, ne travaillent que six heures par jour, et prennent soin des « écos », c’est-à-dire de la nature, qui occupe désormais une place centrale dans le discours et les consciences.

À travers les points de vue de plusieurs personnages et un ensemble de documents, Li-Cam montre comment Sitive et le mystère insoluble qu’elle représente frappe et perturbe les esprits. Elle subvertit alors notre fascination pour les autres mondes, mais aussi l’espoir suscité par les intelligences artificielles, qui ne peuvent pas penser à tout.

Comme à chaque fois que je lis Li-Cam, j’ai été plutôt secoué, et je ne peux donc que vous recommander la lecture de Visite !

J’ai lu et chroniqué d’autres romans de l’autrice, Cyberland, Résolution,

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