Boîte à outils : Polytextualité, première forme

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, pas de chronique, mais un article de vulgarisation à propos d’une notion que j’utilise beaucoup dans mes chroniques.

Boîte à outils : La polytextualité, première forme


Introduction et définition


Avant toute chose, je me dois de vous expliquer quel va être le but de ce type d’articles et pourquoi je les écris.

Tout d’abord, leur raison d’être. Il y a quelques temps sur Twitter, je vous ai demandé pourquoi vous me lisiez. Le camarade FeydRautha du blog L’Épaule d’Orion disait que mes chroniques s’approchent de plus en plus de travaux universitaires. Je m’en suis rendu compte à deux reprises. Une première fois lorsque j’envoyais des fragments d’une chronique à une certaine Fran Basil et qu’elle m’a dit que c’était particulièrement pointu en termes d’analyse, et une seconde lorsqu’on m’a demandé de définir la notion de polytextualité sur Twitter. 

Après réflexion, je me suis donc dit qu’il serait temps de vulgariser certaines notions. Parce que plus le temps va passer, plus je risque de mobiliser de notions issues de mes lectures théoriques et de mes recherches.

Il y a maintenant quatre ans, lorsque j’ai commencé ce blog, mon but était de transmettre ma passion et des analyses plus ou moins passées en tant qu’étudiant en Licence.

A l’heure actuelle, je suis doctorant et professeur de français. Mais le but de ce blog reste de transmettre. Des œuvres de littérature avant tout, mais aussi des outils qui permettent de mieux les apprécier, dans tous les sens du terme.

Aussi, si jamais certains d’entre vous souhaitent que j’aborde des notions particulières (en littérature), n’hésitez pas à me le faire savoir (sur Twitter par exemple).

En ce qui concerne la méthodologie, je vais tâcher de donner une définition claire de la notion abordée avec sa source, pour ensuite en mobiliser un ou plusieurs exemples littéraires, canoniques ou non, mais issus des littératures de l’imaginaire.

Venons-en à la notion de polytextualité. Le terme « polytextuel » a été proposé pour la première fois en 1992 par Bruno Monfort dans l’article « La nouvelle et son mode de publication » dans la revue Poétique. Des programmes de recherche de l’université de Laval ont aussi traité de cette notion.

Mon article va cependant principalement s’appuyer l’ouvrage Science-Fiction : lecture et poétique d’un genre littéraire d’Irène Langlet, qui consacre un chapitre à la notion de polytextualité en littérature de science-fiction. Mon article élargira cette notion aux littératures de l’imaginaire au sens large.

Dans l’introduction de son chapitre sur la polytextualité, Irène Langlet écrit

[…] On a rencontré plusieurs fois ce que j’appelle la forme polytextuelle du roman de science-fiction. Dans notre progression, elle constitue le point ultime de la complexification des points de vue que l’examen du roman linéaire nous a amené à observer, car lorsqu’un roman mêle différents types de textes, il mêle nécessairement différents points de vue – alors que différents points de vue peuvent être pris en charge par une voix unique, et que différentes voix peuvent apparaître au sein d’un même type de texte. […] Les formes que prend ce mélange des textes sont multiples : montage-collage chez John Brunner, où la masse même du texte est polymorphe ; insertions régulières de textes hétérogènes comme les lettres ou extraits de journal de Vonarburg dans les Chroniques ou de David Brin dans La Jeune fille et les clones ; accompagnement du texte par toutes sortes de « textes d’escorte » en amont ou en aval de ses parties : prologues, exergues, narratifs ou non, fictifs ou non.

Irène Langlet évoque également les annexes des romans, avec des glossaires ou des cartes par exemple, ainsi que la polytextualité « externe », qu’on peut voir à l’œuvre dans des fix-up comme Les Chroniques martiennes de Ray Bradbury par exemple. Je ne m’intéresserai pas à ces derniers dans cet article, que je préfère consacrer au premier type de polytextualité.

Ce premier type de polytextualité peut être défini comme un assemblage de différents types de textes au sein d’un même récit pour former un roman. Irène Langlet choisit l’exemple canonique de Tous à Zanzibar et Troupeau aveugle de John Brunner, qui juxtaposent un grand nombre de textes sous la forme d’un « montage-collage » qui permet à l’auteur de montrer comment il construit son monde, mais aussi de transmettre des informations sur celui-ci à son lecteur. Cette forme polytextuelle (comme les deux autres d’ailleurs) permet donc d’appuyer une forme de didactisme.

Je vais illustrer cette notion à travers deux exemples, L’Évangile selon Myriam de Ketty Steward et La Cité des Saints et des Fous de Jeff Vandermeer.

Deux exemples


L’Évangile selon Myriam de Ketty Steward


Le nouveau roman de Ketty Steward, L’Évangile selon Myriam, décrit la construction d’un nouveau récit dans une communauté humaine qui rejette le contrôle technologique d’une entité appelée « Babylone » par Myriam, qui s’appuie sur un ensemble de textes préexistants pour constituer son propre récit, divisé en plusieurs parties, Commencements, Solidarités, Élus, Mensonge, Vérité, Amour et Épreuve. Chacune de ces parties est composée de différents textes, avec par exemple des reprises du texte biblique, l’Ancien comme le Nouveau Testament, des contes, comme Le Petit Chaperon Rouge, Cendrillon ou encore Le Vilain petit canard, des légendes médiévales avec Tristan et Yseut, Siegfried, ou antiques, tels qu’Œdipe ou Orphée, mais aussi des chansons contemporaines, avec un certain Michael Jackson par exemple. Tous ces récits se voient réécrits par Ketty Steward pour constituer une forme de « montage collage » narratif qui permettent à l’autrice de montrer la manière dont une continuité s’établit entre plusieurs cultures passées et la construction d’une culture commune présente.

Cette construction passe par des mises en parallèle, un travail de réécriture et des commentaires qui constituent une réactualisation du passé à l’aune des besoins de l’époque de Myriam.

Dans L’Évangile selon Myriam, la forme polytextuelle permet donc à Ketty Steward de mettre en évidence la diversité des récits qu’elle utilise pour construire celui de Myriam, mais aussi de les réactualiser pour en montrer la pertinence, en enrichir les enseignements, ou les remettre en question avec ironie.  

La Cité des Saints et des Fous, de Jeff Vandermeer


La Cité des Saints et des Fous est un monstre polytextuel dans sa structure et pourrait en réalité correspondre aux trois types identifiés par Irène Langlet, puisqu’on peut le considérer comme un fix-up contenant des nouvelles et novellas publiées antérieurement, mais aussi comme un roman comportant un grand nombre d’annexes et de textes insérés.

Cependant, je fais le choix de le considérer comme un « montage collage » de plusieurs textes, et je vais vous expliquer pourquoi.

Sur le plan intradiégétique, La Cité des Saints et des Fous renferme le « Livre d’Ambregris », qui contient une introduction de Michael Moorcock, quatre novellas, et plusieurs annexes, telles qu’un essai sur les calmars royaux accompagné d’une bibliographie, de nouvelles ou encore de récits commentés, rattachées à la dernière d’entre elles, « L’Étrange cas de X ». Cette novella relate l’histoire de X, alias Jeff Vandermeer (oui oui), enfermé dans un hôpital psychiatrique parce qu’il ne croit pas à la réalité d’Ambregris, pour la simple et bonne raison qu’elle est sa création, et qu’il ne peut donc pas s’y trouver réellement. Les annexes sont alors présentées comme faisant partie des « possessions » de X et se trouvent alors intégrées à une forme de métanarration qui s’appuie sur la multitude de formes textuelles assemblées pour former « Le Livre d’Ambregris ».

Dans La Cité des Saints et des Fous, la polytextualité construite par un montage et un collage de novellas avec des annexes multiples et protéiformes permet à Jeff Vandermeer de subvertir les annexes non narratives tout en créant un fil métanarratif qui donne des informations sur son univers fictionnel. La forme polytextuelle permet donc un jeu avec l’acte de lecture.

Conclusion


La polytextualité, sous sa forme de montage et de collage de différents types de textes, permet aux auteurs de jouer avec l’acte de lecture et le didactisme de leurs récits. Ketty Steward réactualise les récits qu’elle reprend pour construire celui que fabrique Myriam pour son présent et y ajoute parfois de l’ironie pour en soulever les problèmes, ce qui crée une connivence avec son lecteur qui les connaît. Jeff Vandermeer subvertit quant à lui la notion d’annexes non-narratives pour constituer une métanarration grâce à elles en les rattachant à quatre novellas.

Voilà pour le premier article de vulgarisation du blog. Si vous avez des commentaires ou des remarques, n’hésitez pas à me les faire parvenir !

17 commentaires sur “Boîte à outils : Polytextualité, première forme

  1. Et moi qui croyais avoir fini Anatèm …
    Finalement non, me revoilà en pleine cène!
    Neal, sors de ce corps 😂…

    Merci en tout cas pour ces précisions. Si j’ai bien compris, J’imagine que Carrie et la maison des feuilles sont donc aussi des romans à fort usage « d’intertextualité »

    Signé : un non littéraire qui essaye de se soigner

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