Le Serpent, de Claire North

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’une novella qui matérialise les jeux de pouvoir.


Le Serpent, de Claire North


Introduction


Avant de commencer, je tiens à préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions du Bélial’, que je remercie pour l’envoi de la novella !

Claire North, nom de plume de Catherine Webb, est une autrice née en 1986. Son premier roman, Les Quinze premières vies d’Harry August, a remporté le prix Campbell en 2015.

Le Serpent¸ à l’origine paru en 2015, constitue le premier volume d’une trilogie, La Maison des Jeux. En France, la novella a été traduite par Michel Pagel pour la collection Une Heure Lumière des éditions du Bélial’.

En voici la quatrième de couverture :

VENISE, 1610.

Au cœur de la Sérénissime, cité-monde la plus peuplée d’Europe, puissance honnie par le pape Paul V, il est un établissement mystérieux connu sous le nom de Maison des Jeux. Palais accueillant des joueurs de tous horizons, il se divise en deux cercles, Basse et Haute Loge. Dans le premier, les fortunes se font et se défont autour de tables de jeux divers et parfois improbables. Rarement, très rarement, certains joueurs aux talents hors normes sont invités à franchir les portes dorées de la Haute Loge. Les enjeux de ce lieu secret sont tout autre : pouvoir et politique à l’échelle des États, souvenirs, dons et capacités, années de vie… Tout le monde n’est pas digne de concourir dans la Haute Loge. Mais pour Thene, jeune femme bafouée par un mari aigri et falot ayant englouti sa fortune, il n’y a aucune alternative. D’autant que l’horizon qui s’offre à elle ne connaît pas de limite. Pour peu qu’elle gagne. Et qu’elle n’oublie pas que plus élevés sont les enjeux, plus dangereuses sont les règles…

Dans mon analyse de la novella, je traiterai de la manière dont Claire North matérialise les jeux de pouvoir.

L’Analyse


Des jeux de pouvoir, un enjeu pour le pouvoir


Le Serpent s’appuie sur un narrateur homodiégétique qui s’adresse au lecteur, et se trouve intégré à la diégèse mais ne raconte pas sa propre histoire (contrairement à un narrateur autodiégétique), et porte donc une forme de regard externe sur les événements. Cette voix narrative ne s’implique pas non plus dans les événements qui se déroulent sous ses yeux, ce qui est justifié sur le plan narratif. Le narrateur est donc placé en position d’observateur et de commentateur, mais aussi dans le choix du contexte du récit et de son personnage principal, ce que montre l’incipit de la novella.

Venez.
Observons ensemble, vous et moi.
Nous écartons les brumes.
Nous prenons pied sur le plateau et effectuons une entrée théâtrale : nous voici ; nous sommes arrivés ; que fassent silence les musiciens, que se détournent à notre approche les yeux de ceux qui savent. Nous sommes les arbitres de ce petit tournoi, notre tâche est de juger, restant en dehors d’un jeu dont nous faisons pourtant partie, pris au piège par le flux du plateau, le bruit sec de la carte qu’on abat, la chute des pions. Pensiez-vous être à l’abri ? Croyez-vous représenter davantage aux yeux du joueur ? Croyez-vous déplacer plutôt qu’être déplacé ?
Comme nous sommes devenus naïfs.
Choisissons un lieu et appelons-le Venise. Disons que nous sommes en 1610, six ans après que le Pape a déclaré la ville hérétique, privée des bénédictions de son divin office. […]
Nous l’appellerons Thene.

L’usage de l’impératif dès les premières lignes établit un lien de connivence entre la voix narrative. Cette complicité se trouve renforcée par l’usage de la première du pluriel et permet de confondre l’instance narrative à celle du lecteur. Le narrateur donne son rôle au sein du récit et le paradoxe qui l’accompagne lorsqu’il dit « restant en dehors d’un jeu dont nous faisons pourtant partie », ce qui met en évidence sa neutralité. Celle-ci ne lui ôte cependant le pouvoir de situer le récit et de sélectionner le personnage qu’il va suivre, comme le montrent le choix explicite de Venise comme « lieu » et de l’époque, celle du XVIIème siècle, mais aussi du personnage, appelée Thene. À noter que la Venise décrite par l’autrice est rendue extrêmement tangible par les descriptions qu’elle en dresse.

Thene est une jeune femme qu’on a mariée par intérêt à un homme, Jacamo de Orcelo, violent, qui dépense toujours plus dans des jeux d’argent qu’il ne fait que perdre, jusqu’au moment où il se ruine complètement dans un établissement appelé la Maison des Jeux. Cet établissement, qui donne son nom à la trilogie de Claire North (hé oui) se divise en deux loges, la Basse, où l’enjeu est l’argent, et la Haute, où se jouent des parties qui influencent et façonnent la politique à l’échelle mondiale.

La Maison des Jeux semble alors être une entité surnaturelle, omniprésente dans l’espace et le temps. Elle met littéralement le sort de villes comme Venise, au cours de parties comme celle que Thene est amenée à livrer, mais elle influe aussi sur l’évolution de territoires bien plus vastes, tels que des royaumes et des empires. Cette structure énigmatique est dirigée par la tout aussi énigmatique Maîtresse des Jeux, qui semble être âgée de plusieurs siècles, comme certains joueurs de la Haute Loge, à  l’instar du mystérieux Argent, qui donne des informations sur l’histoire de la Maison à Thene. La longévité des joueurs et l’omniprésence de la Maison met en évidence leur caractère surnaturel, renforcé par la nature des enjeux de certaines parties, avec par exemple des années de vie ou des dons et capacités particuliers (oui oui).

– La Maison des Jeux est… ancienne. Elle n’est pas limitée à un seul lieu mais possède des portes dans le monde entier. Cette partie livrée à Venise est l’une des centaines, peut-être des milliers, qui se jouent en des lieux dont vous ne rêvez même pas, et ce n’est qu’une partie élémentaire, une escarmouche sur le champ de bataille. La Maison se soucie d’empires, de rois, d’armées et d’Églises, et ses joueurs sont parmi les… êtres les plus anciens et… peut-être pas les plus sages mais, disons, les plus déterminés que j’aie jamais rencontrés.

Cette réplique met l’accent sur l’ancienneté de la Maison, qui transparaît de manière explicite à la fin de la première phrase, mais aussi dans l’âge de ses joueurs, évoqué de manière superlative, puisqu’ils appartiennent à une catégorie d’être extrêmement anciens (non, pas ceux-là). Elle montre par ailleurs son omniprésence, à travers une hyperbolisation du nombre de lieux et de parties qu’elle déploie, ainsi que leurs enjeux extrêmement élevés. La partie qui se joue à Venise apparaît alors insignifiante au regard des enjeux autrement plus grands à l’œuvre ailleurs. La Maison des jeux semble donc être une entité capable d’influencer l’histoire des civilisations humaines au moyen de sa matérialisation du jeu de la politique.

Ainsi, le camarade FeydRautha du blog L’épaule d’Orion a écrit dans sa chronique que la novella de Claire North « pousse jusqu’au paroxysme l’image de l’échiquier politique ». En effet, cet aspect paroxystique s’observe dans le fait que les jeux de pouvoirs et l’échiquier politique sont rendus littéraux et matériels dans le texte, puisque la Maison des Jeux fait de la locution qui désigne le pouvoir comme un jeu de véritables jeux. Les joueurs de la Haute Loge doivent ainsi faire gagner leur pièce maîtresse, qui est un individu qui leur a été désigné, en le faisant accéder au pouvoir. Ils peuvent (et doivent) s’aider d’atouts qui leur ont été distribués, sur le modèle du tarot, avec par exemple la « Reine de Coupe », le « Sept de Bâtons », le « Valet d’Epée », mais aussi des arcanes majeures, telles que la Papesse ou la Tour. Les individus qui jouent le rôle de « pions » se trouvent alors réifiés, ce qu’on remarque dans le fait qu’ils sont désignés par leur nom de carte et non celui qu’ils portent, et aliénés par la Maison des Jeux qu’ils doivent servir, de la même manière que les « joués ». Tous ces individus restent malgré tout humains, et peuvent mourir au cours de la partie à cause des actions des joueurs. Sans rentrer dans les détails, Thene découvre donc que les cartes qu’elle peut abattre peuvent être abattues. Le récit de Claire North est donc doté d’une part de cynisme, puisque les pions et les joués peuvent mourir à cause des mauvaises décisions des joueurs, et ont tout à fait conscience de faire partie d’une partie.

– Vous jouez pour… quoi ? Le Tribunal Suprême serait-il votre prix ? C’est cela, n’est-ce pas ? Je me demandais si la Maison des Jeux interviendrait. Qui jouez-vous ? Belligno ? Tiapolo ?

On observe que les individus qui se trouvent dans la course pour le pouvoir à Venise sont rendus subalternes, puisqu’ils ne sont plus maîtres de leur destin. Ils deviennent alors les pions des joueurs qui se trouvent derrière eux et les dépossèdent de leur capacité à agir.

Claire North met en évidence l’humanité des pions réifiés en faisant d’eux des personnages secondaires qu’elle développe. Elle leur attache un nom et une histoire, mais surtout un lien avec la Maison des Jeux, qui emploie d’anciens joueurs ou des individus qui ont contracté des dettes auprès d’elle, parfois de la pire des manières.

Et qui est-ce là ?
La Reine de Coupe.
La Bella, la magnifique dame Pisana, reine de la nuit. Elle est poétesse, et de talent, quoique ses œuvres soient destinées à être brûlées par l’évêque-amant vengeur qui la traitera d’hérétique et de putain. Ayant lu Julienne de Norwich, elle appelle Dieu « mère » et Jésus « sœur », proclame que la parole du Christ est compassion et amour, et que quiconque nie cela n’a pas plus droit à la sainteté qu’une crotte de singe. Est-ce de l’hérésie ?

 Ce développement de personnage s’observe ici dans le fait que la phrase non verbale « La Reine de Coupe », qui montre le rôle qu’elle joue au sein de la partie et dans la main de Thene, se voit explicitée dans le paragraphe suivant, qui donne son identité, mais aussi son histoire personnelle. Celle qui ne pourrait être qu’un pion (et qui l’est aux yeux de la Maison des jeux), acquiert alors une véritable identité pour Thene, mais aussi pour le lecteur.

Le mot de la fin


Le Serpent est une novella de Claire North, qui constitue le premier tome d’une trilogie, La Maison des Jeux, dans laquelle l’autrice met en scène une structure omniprésente dans le temps et dans l’espace. Cette Maison des Jeux matérialise sous formes de parties des jeux de pouvoir qui peuvent secouer des royaumes et même des empires. On la découvre à travers les yeux de Thene, qui doit faire gagner son pion pour devenir une véritable joueuse de la Haute Loge de la Maison, au moyen d’atouts réifiés par la partie, mais humanisés par leur histoire personnelle.

Je vous recommande cette novella !

Vous pouvez également consulter les chroniques de FeydRautha, Au Pays des Cave Trolls, Quoi de neuf sur ma pile, Un dernier livre avant la fin du monde, Le nocher des livres, Outrelivres, Ombrebones

21 commentaires sur “Le Serpent, de Claire North

  1. Un avis enthousiaste que je partage ! Je l’ai terminé il y a quelques jours et je devrais plutôt dire « je l’ai dévoré » d’une traite. J’espère le faire ressortir dans ma chronique à paraître.
    Comme toujours, belle analyse 🙂

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  2. Superbe chronique ! Je suis en train de finaliser la mienne et je me prend la tête depuis deux jours pour savoir de quel type de narrateur il s’agit, et je tombe sur ton article . Es tu sûr qu’un narrateur homodiégétique est compatible avec le point de vue omniscient ? (il me semble qu’a différents moments du récit le narrateur connait les pensées de certains personnages / mais peut-être les suppose t il seulement …)

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  3. Joli retour ! Comme tous les UHL, je le lirai, surtout pour voir ce que peut donner cet éloignement de leur ligne éditoriale vers autre chose que de la SF. Comme il s’agit du premier tome d’une trilogie, il n’y a pas trop de frustration à la fin ?

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