Paideia, de Claire Garand

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman dont le propos est radical.

Paideia, de Claire Garand

Introduction

Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions La Volte, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman.

Claire Garand est une autrice de science-fiction française. Ses récits s’adressent autant à la jeunesse avec Les Maîtres de la lumière paru en 2019 qu’aux adultes, ce que montre son roman paru en février 2023 chez La Volte, Paideia.

En voici la quatrième de couverture :

« Dix petites filles dans dix stations en orbite autour de la Lune, derniers espoirs de l’humanité morte sur une Terre empoisonnée.

Parce que l’une d’elles rêve d’arpenter les planètes, qu’elle est le souffre-douleur des autres, elle relève un défi stupide et découvre ce qu’on leur cache : leur destin de futures mères de l’humanité dans le village lunaire terraformé.

Seule contre l’univers, elle refuse cet avenir qu’on lui a assigné. Aussi enragée que touchante, elle ira jusqu’au bout.

Un roman à rebours des épopées spatiales conquérantes de science-fiction spatiale, un récit qui soulève la question du droit de l’individu à disposer de son corps et de sa vie. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont Claire Garand met en scène une révolte dans un univers considérablement aliénant.

L’Analyse

Lucidité radicale parmi les mères aliénées


Paideia se déroule dans un futur sombre, où la Terre a été ravagée par des guerres nucléaires et biologique qui ont engendré un épuisement des ressources, ce qui a poussé la partie la plus favorisée de la population à émigrer vers la Lune, où elle a continué de perpétuer des guerres qui ont mené au quasi anéantissement de l’espèce humaine. Claire Garand met donc en scène un échec critique de l’humanité à se maintenir à la fois en tant qu’espèce et civilisation, puisqu’elle provoque sa propre destruction. Sa dernière chance réside alors dans dix stations spatiales en orbite autour de la Lune, qui abritent dix petites filles âgées de sept ans, prises en charge par leurs « couples parentaux ». Ces derniers subviennent à leurs besoins et construisent une base lunaire sur laquelle elles pourront s’installer et construire une nouvelle société. Le passage d’une société terrestre à une société spatiale s’observe par ailleurs dans la mutation du lexique, avec par exemple l’expression des directions, « à cosmos » et « à lune », puisque la droite, la gauche, le haut et le bas deviennent obsolètes dans un référentiel spatial, mais aussi les jurons, tels que « Terre morte », souvent employé par les personnages.

Le lecteur suit l’une de ces enfants, qui constitue le personnage narrateur autodiégétique, mais reste anonyme pendant tout le récit. Cette narratrice est cependant mise à l’écart et victime de la cruauté de ses comparses. Elle subit en effet l’effet d’une hiérarchie violente conditionnée par une échelle fictive de l’intelligence, celle de « Breuil Rostocka », sur laquelle elle n’atteint que « quatre-virgule-deux », surnom employé par ses camarades, qui se trouvent à « quatre-virgule-cinq-plus », pour la dévaloriser. Elle se trouve alors dans la marge d’un « nous » omniprésent dans le roman, celui d’une communauté qui se juge, se violente, ne se soutient jamais et instaure une hiérarchie cruelle fondée sur l’intelligence supposée. Cette violence va même jusqu’à gommer l’identité de la narratrice, puisqu’elle déclare « elles avaient même oublié mon prénom », ce qui signifie qu’elle se trouve effacée à l’intérieur de son propre récit. L’anonymat de la narratrice est alors un marqueur de la violence sociale à l’œuvre dans le microcosme des jeunes filles. Il montre qu’elles reproduisent les schémas de fonctionnement de l’humanité presque disparue, avec la discrimination et la catégorisation entre des individus supérieurs et inférieurs dont découle une violence des premiers qu’il est légitime d’exercer à l’encontre des derniers.

Cette violence s’observe notamment dans les concours de souffrance (oui oui) organisés par les enfants qui peuvent se permettre toutes les extrémités, puisqu’elles sont soignées par leurs « caissons médicaux ». Les jeux qu’elles inventent deviennent alors particulièrement horribles.

— Concours ! signa Adrienne. […]

Adaline commença : elle s’était pris la sangle de son tapis de course dans l’œil pendant une simulation de marche d’endurance dans la mer de la Tranquillité et avait perdu la vue. Rien d’étonnant : pour mieux nous préparer, le réalisme de nos moments virtuels primait et toutes les sensations, même les plus infimes, nous éreintaient sans retenue. […]
[…] Perdre la vue n’avait rien de drôle, mais le caisson médical de sa station avait rempli son office à la perfection comme d’habitude et elle voyait sans doute encore mieux qu’avant. Rien ne pouvait nous atteindre dans la durée, nous ne craignions aucune blessure, à part la souffrance provoquée – ce qui n’était pas rien, oh non ! […]
— Notation ! signa enfin Adrienne.
Je mis cinq sur dix à Adaline : drôle, mais pas de quoi gagner.

Les enfants ritualisent les violences qu’ils s’infligent pour impressionner leurs camarades pour en faire un objet de compétition malsaine. Cela atteint des sommets, puisque l’une d’entre elles en vient à « perdre la vue ». Cependant, ces mutilations se trouvent banalisées par leur caisson médical qui régénère leur corps les empêche de mourir. La banalisation de la violence passe alors par un changement de paradigme, puisque si les personnages continuent d’éprouver de la douleur, comme la souffrance physique de la narratrice le montre à plusieurs reprises, elle devient une source de spectacle, de divertissement au potentiel comique. La perte de la vue à la suite d’un choc avec une sangle peut alors devenir « drôle », mais manquer d’originalité, au-delà de la cruauté inhérente à l’acte. Les concours de souffrance deviennent alors des spectacles de cruauté sanglante toujours plus inventive, de même que les actes de harcèlement qui impliquent par exemple la lapidation. La cruauté de ces jeux d’enfants permettent d’observer un contraste entre l’univers froid et brutal au sein duquel les personnages évoluent et font preuve d’une forme d’intelligence et leur âge qui induit des comportements puérils, puisque les jeunes filles ne sont âgées que de sept ans, ce qui rejaillit d’autant plus dans certains de leurs jeux, les « crottes popcorn » (oui oui) par exemple. Elles portent alors en elles un espoir déjà vicié.

En effet, les enfants sont doublement aliénées. Elles doivent en effet devenir les mères d’une nouvelle humanité génétiquement modifiées et ont subi des opérations et des traitements pour porter un grand nombre d’enfants (cinq, oui oui) à la fois. Elles sont alors dépossédées de leur corps, programmé spécifiquement pour donner de nombreuses naissances, mais aussi de leur esprit, puisqu’elles considèrent leur situation comme un privilège et une source de gloire, celle du repeuplement de l’humanité dont elles seraient les mères, à cause de l’endoctrinement dont elles sont victimes à travers le discours de leurs couples-parentaux. Elles font alors preuve d’un orgueil qui les enferme. Leur supposée gloire découle d’une aliénation double, physique et psychique a pour conséquence de leur ôter leur liberté de choisir ou non d’avoir des enfants, puisqu’il s’agit de l’une des fonctions mêmes de leur existence. Cette dernière est alors vue sous le prisme rhétorique de l’argument du gaspillage, qui consiste à dire que puisque des sacrifices ont été consentis, ceux des vies des dix jeunes filles qui ne sont vouées qu’à donner la vie, pour atteindre un objectif ici hautement moral et noble, la préservation de l’espèce humaine. Leur aliénation est alors vue comme un mal nécessaire, ce qui fait la contestation apparaît impossible puisqu’elle gâcherait les ultimes efforts d’homo sapiens pour se maintenir sur la lune puis croître dans l’espace. Cet argument se trouve battu en brèche par la narratrice qui entend être libre pour explorer l’espace elle-même, en commençant par la planète Mars. Cependant, elle se heurte à ses camarades et surtout, au système de valeurs qui entend la maintenir à sa place.

— Je veux explorer Mars moi-même, et les autres planètes après. Je veux apporter les modules de peuplement et les enfoncer dans le sol pour que les enfants des mères les habitent.
— Tes enfants, tu seras une mère.
— Pourquoi faut-il des mères ? […]
— Seule une masse critique d’humains relancera l’espèce, dit papa, avec des matériaux génétiques très variés. C’est tout simple.
— Nous sommes dix, une de moins, ça ne se verra pas, et je me rendrai bien plus utile si je prépare la colonisation de Mars.
— Vous deviez être douze, treize même, dans la première configuration, le programme avait prévu un peu de marge, mais les… aléas l’ont grignotée. Cinq cents personnes nées viables recréeront une société fonctionnelle. En anticipant les inévitables erreurs, cinq naissances par mère pendant dix à quinze ans, selon le nombre de « petits ratages »… […]
Mes yeux se gonflaient de larmes retenues. Je ne pleurerais pas, ça non !

La narratrice fait ici face à une désillusion violente à cause d’un conflit entre ses ambitions conquérantes et le rôle de mère qu’on cherche à lui faire tenir. L’argument pragmatique du mal nécessaire est employé par ses parents, qui énoncent leur volonté de rendre à nouveau viable l’espèce humaine selon des calculs froids, énoncés comme des évidences qui deviennent des exigences, « Seule une masse critique d’humains relancera l’espèce ». Cet objectif doit être atteint en réduisant les jeunes filles à du bétail, puisqu’elles doivent donner « cinq naissances pendant dix à quinze ans ». Ce chiffre hyperbolique est porteur de l’aliénation et de la réification des personnages, mais aussi de l’extrême violence du processus qui entend faire subir des grossesses multiples et répétées à des enfants, qui voient alors leurs rêves détruits, leurs arguments balayés.

Cette violence est double pour la narratrice. En effet, elle est non seulement conditionnée pour être une mère, physiquement et psychiquement, mais elle subit en plus le fait d’être a priori moins intelligente que ses consœurs, qui la ramènent fréquemment à ce qu’elle considèrent toutes comme une vérité, elle n’est qu’une « quatre-virgule-deux », et ne peut donc qu’échouer face à ses camarades qui se trouvent au-dessus d’elle, à la fois dans la hiérarchie de leur groupe et sur l’échelle de l’intellect. Cependant, malgré le fait qu’elle est supposément moins intelligente, elle est de plus en plus lucide sur le rôle qu’elle doit jouer, et le remet en question, ce qui alimente son désir d’exploration spatiale, qui apparaît comme un moyen d’échapper à sa condition.

Le propos de Claire Garand, à travers sa narratrice autodiégétique, devient alors radical, ne pas avoir d’enfants, quand bien même cela implique la disparition possible de l’humanité, et laisser le choix aux individus, puisqu’il implique de mettre en danger une espèce, voire de la faire disparaître. L’argument moral et l’objectif noble de la préservation se trouvent en conflit avec un autre argument, d’une importance capitale, celle de la liberté de disposer de son corps, de la manière dont un individu, notamment capable de porter des enfants, peut être réduit à sa seule fonction reproductive sans qu’on lui demande son avis. Ainsi, est-ce qu’une société qui modifie, endoctrine et sacrifie ses enfants parce qu’elle a manqué disparaître vaut la peine d’être sauvée ? Paideia apporte une réponse radicale mais nécessaire dans un contexte politique où le droit à l’avortement, les moyens de contraception (mais aussi la transition de genre) sont remis en question et soumettent les individus concernés à des violences institutionnelles et des agressions.

Cette radicalité provient du discours et des actes de la narratrice (que je ne vous dévoilerai pas), qui veut avoir le choix de porter ou non des enfants. Le propos de Claire Garand vient alors percuter les récits postapocalyptiques ou spatiaux de la SF classique et le discours conquérant dont ils peuvent être porteurs. La conquête spatiale, la renaissance de l’humanité, si capitales (sans mauvais jeu de mot) dans le discours des milliardaires ou dans la SF spatiale, ont un prix qui se chiffre en vies humaines, en enfants exploitées pour le salut ou la gloire, aliénées par un bourrage de crâne qui fait qu’elles se pensent comme des conquérantes. On le remarque dans la pensée de la narratrice, qui se rêve en « Grande Mère Exploratrice » qui essaimera partout dans le système solaire puis la galaxie. Cependant, le rôle qu’on lui a assigné et l’aliénation qu’il engendre montrent que sa société n’envisage pas des exploratrices, mais des explorateurs, réduisant les mères fondatrices au rôle de mères tout court.

Le mot de la fin


Paideia est un roman de science-fiction de Claire Garand dans lequel l’autrice met en scène une société en orbite autour de la lune, dernier habitat humain après la destruction de la terre et de la première colonie sélène, peuplé par dix petites filles. Parmi elles se trouve la narratrice, qui refuse d’un même mouvement le discours aliénant qui veut faire d’elle une mère chargée de faire naître cinq enfants à la fois pour relancer l’espèce humaine et le fait de n’être qu’une quatre-virgule-deux sur une échelle de l’intelligence qui la marginalise.

Claire Garand adopte un propos radical mais nécessaire au sein d’un univers cruel, qui fait souffrir des enfants au nom d’une espèce incapable de se réparer sans se détruire.

Je vous recommande vivement la lecture de Paideia !

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