La Cité diaphane, d’Anouck Faure

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman profondément Weird qui joue avec sa voix narrative.

La Cité Diaphane, d’Anouck Faure


Introduction

Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Argyll, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Anouck Faure est une autrice française née en Nouvelle-Calédonie. Elle exerce également le métier d’illustratrice, dans lequel elle utilise notamment la technique de la gravure, ce qu’on remarque par exemple sur les couvertures de Trafalgar d’Angelica Gorodischer. Elle a aussi réalisé l’illustration de couverture du Fort intérieur et la sorcière de l’île Moufle, de Stella Benson.

La Cité diaphane, paru en février 2023 aux éditions Argyll, est son premier roman. Il est accompagné par 9 (magnifiques) gravures originales de l’autrice.

En voici la quatrième de couverture :

« L’errance nocturne dans une ville inconnue génère un indéfinissable sentiment d’éternité. Chaque ombre devient la promesse d’étrangetés. Et à la vérité, Roche-Étoile abritait beaucoup d’ombres. »

Merveille architecturale élancée vers le ciel, Roche-Étoile a connu la splendeur et la chute. La cité sainte de la déesse sans visage est maudite, réduite à l’état de nécropole brumeuse depuis que les eaux de son lac et de ses puits se sont changées en poison mortel.

Sept ans après le drame, l’archiviste d’un royaume voisin se rend dans la cité défunte avec pour mission de reconstituer le récit de ses derniers jours. Mais il s’avère bientôt que Roche-Étoile abrite encore quelques âmes, en proie à la souffrance ou à la folie, et celles-ci ne semblent guère disposées à livrer leur témoignage.

Un jeu de dupe commence alors entre l’archiviste et ces esprits égarés, dans les dédales d’une cité où la vérité ne se dessine qu’en clair-obscur, où dénouer la toile du passé peut devenir un piège cruel. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont Anouck Faure décrit l’histoire d’une cité, Roche-Étoile, dans ce qu’elle a de plus monstrueux, à travers une voix singulière.

L’Analyse

Roche-Étoile, créatures monstrueuses et défi narratif


La Cité diaphane nous fait suivre un personne narrateur autodiégétique, c’est-à-dire qu’il relate sa propre histoire. Pour ce faire, il prend la plume, comme le montre l’incipit du récit, qu’il signe d’une « graphie rudimentaire », ce qui le fait entrer dans la catégorie des personnages narrateurs écrivains. On peut d’ailleurs noter, mais sans rentrer dans les détails, que son manuscrit existe matériellement et lui permet même de communiquer avec d’autres personnages (oui oui). L’usage de l’écrit devient alors signifiant sur le plan intradiégétique. Il contrôle alors le fil de son propre récit, et est par conséquent capable de manipuler son lecteur, auquel il s’adresse fréquemment, à l’image d’un certain Mycroft Canner dans le cycle Terra Ignota, que je ne peux que vous encourager à lire. Au-delà du dialogue avec son lecteur, le narrateur commente la manière dont il raconte son histoire.

Vous vous demandez sans doute quelle folie me traversa, quel esprit démoniaque prit alors possession de moi. Ne soyez pas impatients. Je vous l’ai dit, la vérité nous frappera bien assez tôt, vous comme moi. Et à cet instant, je n’étais de toute façon plus en mesure moi-même de me poser ces questions. À peine notre fuite s’était-elle achevée que je ne me rappelais déjà plus rien de ces errements. Curieux, n’est-ce pas ? Je n’étais de nouveau que l’archiviste, encore sous le choc après une telle succession d’événements. J’ignorais tout de l’importance cruciale du moment que je venais de vivre, et sans doute cela valait-il mieux.

Le narrateur s’adresse ici au lecteur, avec le pronom « vous », et s’articule à un effet d’annonce de l’horreur qui prendra la forme d’une « vérité » qui ne peut que « frapper » le personnage comme le lecteur. En effet, les raisons pour lesquelles la cité de Roche-Étoile a été détruite par son prophète, Vanor, ses rapports avec la famille royale et notamment son prince et sa princesse, le fonctionnement du culte de la mystérieuse « déesse sans visage », se dévoilent peu à peu à la fois au personnage, et à travers lui, au lecteur. Ainsi, l’archiviste en quête de vérité dans un monde qu’il ne comprend pas finit par acquérir la connaissance de faits qui remettent son identité, sa raison, son histoire, et ses croyances en question d’une manière qui peut s’avérer brutale. La vérité apparaît alors fatale et source de folie, ce qu’on retrouve dans les récits de Lovecraft, à l’image de L’Appel de Cthulhu. Cependant, si les narrateurs lovecraftiens basculent après les révélations, celui de La Cité diaphane tente de maintenir sa prise sur le réel fracturé auquel il fait face. Ce maintien du contrôle du personnage s’observe par sa mainmise sur son récit, qui s’observe dans cet extrait par l’usage de la métalepse, c’est-à-dire qu’il interrompt son récit pour se mettre en scène et préfigurer la cascade de révélations qui s’abattra sur lui, et instaure même une forme de complicité avec son lecteur en lui posant la question « Curieux, n’est-ce pas ? ». Par ailleurs, puisqu’il est l’auteur de son propre récit, le narrateur choisit son montage, les vérités dévoilées dans le présent intradiégétique s’articulent à des analepses qu’il orchestre et permettent de connaître la cité de Roche-Étoile. Ainsi, le lecteur en apprend davantage au fil des pérégrinations du narrateur, mais aussi de ses souvenirs qui lui reviennent peu à peu. L’univers se dévoile ainsi en même temps que sa mémoire se reconstitue, alors qu’il décide de pousser son exploration toujours plus loin pour apprendre des vérités insoutenables qui ne l’épargneront pas.

Anouck Faure décrit abondamment le cadre de son récit. Roche-Étoile nous est montrée sous un jour funeste, puisqu’elle apparaît décrépie, déserte et en proie à la déliquescence, du fait de son nombre extrêmement réduits d’habitants et du caractère pour le moins étrange de ceux-ci, avec un mendiant qui erre dans les rues, un forgeron complètement isolé, une princesse monstrueuse et une prêtresse guerrière. Tous ces personnages semblent piégés à l’intérieur de la ville, qui les dépossède de leur liberté d’action. La cité est par ailleurs marquée par le culte de la « déesse sans visage », dont les prêtres lui sacrifient leurs traits en échange d’un pouvoir de métamorphose, et qui semble avoir été offensée par les agissements de Vanor. On peut d’ailleurs noter que les prêtres de la déesse se voient littéralement dépossédés de leur identité, ce qui les déshumanise, puisqu’ils ne sont plus maîtres de leur corps.

Ceux-ci ont d’ailleurs donné naissance au « mal d’onde », une maladie déclenchée par la malédiction qui règne sur la ville et qui a empoisonné ses sources d’eau, tuant tous ses habitants ou presque au passage (oui oui), ce qui renforce le sentiment d’abandon et de décrépitude qui se trouve au cœur de l’atmosphère du roman.

Celle-ci peut d’ailleurs être mise en parallèle avec celle des jeux Dark Souls, avec une mort et une maladie omniprésentes, ainsi que les environnements macabres et délabrés. Anouck Faure l’établit d’ailleurs explicitement dans les remerciements de son roman, puisqu’elle mentionne Hidetaka Miyzakiza et From Software, les créateurs de Dark Souls.

À titre informatif, Dark Souls est une trilogie de jeux-vidéo de Dark Fantasy avec un gameplay d’Action RPG parue entre 2011 et 2016. Elle est marquée par sa difficulté et ses mécaniques de die and retry, mais aussi son univers et son ambiance particulièrement sombres, puisque le personnage joueur évolue dans un monde crépusculaire et son bestiaire grotesque, composé de dragons dotés d’une cage thoracique ouverte (oui oui), ou encore une créature composée de plusieurs squelettes assemblés (oui oui). Le mal d’onde de La Cité diaphane peut par ailleurs se rapprocher des différentes malédictions qui s’abattent sur le personnage joueur dans Dark Souls et le transforment peu à peu en « Carcasse », c’est-à-dire en mort-vivant qui a perdu son Humanité.

On remarque donc que le roman d’Anouck Faure se place dans un rapport de référence forte aux jeux de From Software, mais aussi avec certains récits de Weird Fiction, où l’on retrouve des univers inertes ou en déclin, à l’image de Viriconium de M. John Harrison, Aquaforte de K. J. Bishop, mais aussi et surtout Gormenghast de Mervyn Peake (dont je vous reparlerai forcément).

Le climat sombre et pesant qui règne à Roche-Étoile se matérialise dans les créatures surnaturelles que rencontre l’archiviste. Ces dernières le terrifient et le fascinent à la fois, comme le montre l’exemple de la licorne noire, qui porte en elle le mal d’onde.

La veille, la créature m’avait paru un lambeau de ténèbres découpé sur le voile de la nuit. Je la voyais désormais dans sa réalité entière. C’était un fauve hideux et magnifique, un monument palpitant de chair brute. […] La bête exsudait un fluide sinistre. Elle suintait le mal d’onde par tous ses pores. Le poison ruisselait le long de ses sabots croûteux et se répandait à chaque pas.
La créature elle-même paraissait rongée par l’horreur née de son corps. Des abcès défiguraient la face noble et gagnaient le coin de son œil. Sa crinière n’était que haillons. À la base de la corne à l’éclat de métal, la chair se teintait de reflets purpurins, plaie à vif à jamais sanglante.
Le vent tourna et nous porta le fumet de charogne de la licorne. Ces exhalaisons âcres me semblèrent soudain sourdre de tout le bois, de l’humus gras où s’enfonçaient nos bottes, de l’écorce squameuse des arbres. Un hennissement fou me délivra de ma contemplation.

Le style d’Anouck Faure est extrêmement développé, ce qu’on remarque dans cette description très riche, qui met d’abord l’accent sur l’aspect contradictoire de la licorne noire avec un oxymore, « fauve hideux et magnifique ». L’imaginaire collectif envisage la licorne comme un symbole de pureté et de beauté, qui s’inscrit donc dans le registre du sublime, mais il est ici perverti par la corruption qui le gagne et le fait entrer dans le grotesque et le monstrueux. Cela rejaillit dans l’insistance sur la chair blessée et mutilée par le poison, marquée par les fluides qu’elle « exsude » et « suinte » au point qu’ils « ruissellent », les « abcès » », la « plaie à vif » qui la rongent et dégradent son corps. L’emploi du registre du body horror accentue l’aspect grotesque de la créature, mais montre aussi la souffrance, celle qu’elle inflige et celle qu’elle s’inflige. La contradiction dont elle est issue, celle de la corruption d’une créature a priori pure, devient alors matérielle et constitutive de l’horreur qu’elle incarne.

Ainsi, la description de la licorne noire est brutale et maximaliste et donne à voir toute sa monstruosité, à la fois dans son aspect visuel, mais aussi dans son odeur nauséabonde, décrite par des groupes nominaux qui donnent à voir sa pestilence, « fumet de charogne » et « exhalaisons âcres », couplé à une énumération de lieux qui marque son omniprésence et son intensité, ainsi que dans les cris qu’elle pousse, comme en témoigne son « hennissement fou ». L’intensité de la description s’articule donc à une convocation de plusieurs sens du lecteur afin de maximaliser le nombre de détails pour ainsi le frapper davantage.

On remarque par ailleurs que l’autrice mobilise une forme de magie des noms dans son roman, puisque les démons proches de Roche-Étoile peuvent prendre le contrôle des individus dont ils connaissent le nom.

Mon regard s’étrécit tandis que j’oubliais déjà ma confusion. Cherchait-il à me piéger ? Comme tous les voyageurs qui avaient un jour voulu se rendre à Roche-Étoile, je savais que prononcer son nom à voix haute revenait à se livrer en pâture aux terribles magies des démons. C’était là le prix à payer pour cette ville bâtie à l’orée des terres noires. Des oreilles maléfiques rôdaient ici.

Ainsi, donner son nom à voix haute peut attirer les démons, ce qui fait la plupart des personnages de La Cité diaphane sont anonymes et réduits à des noms communs qui dénotent davantage leur rôle social que leur véritable identité, tels que « l’archiviste », « la dame », « le mendiant », ou encore « le forgeron ». Le seul personnage dont le nom est connu est Vanor, et pour cause, il ne craint pas les démons puisque ses pouvoirs magiques égalent, voire dépassent les leurs (oui oui). Ainsi, l’univers fictif s’articule à un mécanisme narratif qui gomme l’identité des personnages, ce qui rejoint celle des prêtres de la déesse sans visage.

On peut rapprocher cette relation aux noms du cycle de Terremer d’Ursula Le Guin, dans lesquels la connaissance du nom véritable véritable d’un élément naturel, d’une créature ou de quelqu’un permet de lui demander de l’aide, dans un rapport égalitaire. Cependant, dans le roman d’Anouck Faure, il n’est plus question d’égalité mais de domination, puisque la connaissance du nom d’un individu permet d’obtenir le contrôle de son esprit. La magie devient alors un outil d’aliénation et l’identité un enjeu de pouvoir pour les personnages qui doivent éviter de révéler leur nom.

Le mot de la fin


La Cité diaphane est un roman de Dark Fantasy d’Anouck Faure. L’autrice y met en scène la quête de vérité d’un archiviste, personnage narrateur du récit, venu dans la cité de Roche-Étoile afin d’élucider le mystère de la malédiction qui a décimé sa population. Cette ville apparaît décrépie, frappée par la mort et la ruine, ce qui donne une atmosphère sombre, crépusculaire et de plus en plus cauchemardesque, à mesure que l’archiviste lève le voile sur les événements qui ont ravagé la ville et les créatures monstrueuses qui s’y cachent. Cette atmosphère est servie par des descriptions extrêmement riches et un narrateur qui n’épargne rien à son lecteur.

Si vous cherchez un roman de Fantasy marqué par son aspect Weird, je ne peux que vous recommander La Cité diaphane !

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