Le Fort intérieur et la sorcières de l’île Moufle, de Stella Benson

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman de Fantasy qui a plus de 100 ans, et qui vient de paraître en français.

Le Fort intérieur et la sorcière de l’île Moufle, de Stella Benson


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Callidor, que je remercie pour l’envoi du roman !

Stella Benson est une autrice britannique et militante féministe née en 1892 et morte en 1933. Elle a écrit plusieurs romans et des poèmes remarqués par d’autres écrivaines de son époque, dont… Virginia Woolf (excusez du peu).

Le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, Le Fort intérieur et la sorcière de l’île Moufle, est originellement paru en 1919 sous le titre Living Alone, et a été traduit par Faustine Lasnier pour les éditions Callidor, avec de superbes illustrations d’Anouck Faure, une postface de Jem Bloomfield et des indications biographiques sur l’autrice de Denis Harrison. Cette version française est parue en 2020, dans la collection L’âge d’or de la Fantasy, qui explore l’histoire du genre et s’intéresse aux auteurs plus ou moins oubliés. Si vous vous intéressez à la Fantasy et à l’histoire littéraire, je vous recommande vivement de jeter un œil sur cette collection.

Voici la quatrième de couverture du Fort intérieur :

« LE REGARD SANS CESSE ACCROCHÉ AU CIEL, constellé de bombes allemandes, Sarah Brown n’a pour toute richesse que sa valise, baptisée Humphrey, de bonnes intentions et une bienveillante inefficacité… Mais lorsqu’elle croise la route du fidèle Harold, un balai égaré par une sorcière londonienne, c’est pourtant bien à elle qu’il incombe de le restituer à sa propriétaire. Avec son chien David, Miss Brown découvre alors l’île Moufle, nichée entre la Forêt Enchantée et la Commune de la Faërie, où se dresse une petite maison curieusement nommée « le Fort Intérieur »… »

Dans mon analyse du roman, je commencerai par replacer Le Fort Intérieur dans l’histoire littéraire de la Fantasy, puis je m’intéresserai à la dimension satirique et sociale que Stella Benson insuffle à son roman.

L’Analyse


Fantasy britannique d’avant Tolkien


Dans l’Histoire de la Fantasy, le roman de Stella Benson se situe bien avant la publication des romans et des récits de la Terre du Milieu d’un certain J. R. R. Tolkien (la rédaction de certains éléments du Silmarillion débute cependant en 1916-1917), puisqu’il paraît en 1919. Le Fort intérieur  place alors son autrice dans la catégorie des Grands Anciens du genre, parmi les auteurs britanniques, tels que E. R. Eddison, auteur du Serpent Ouroboros (1922), Hope Mirlees, autrice de Lud en brume (1926, je vous en parlerai un jour), ou encore Lord Dunsanny (La Fille du roi des elfes, 1924). Cette tradition britannique de la Fantasy, qui descend des premiers auteurs de Fantasy de la fin du 19ème siècle se développe parallèlement à une autre tradition du genre, celle des pulps américains, qui comprend notamment H. P. Lovecraft, Clark Ashton Smith, Robert E. Howard et Catherine Lucille Moore.

À ce moment de l’histoire du genre, la Fantasy est complètement identifiable en tant que genre, parce qu’elle appartient à la tradition notamment lancée par William Morris et correspond à la définition qu’on peut en donner, c’est-à-dire un récit au sein duquel le surnaturel magique est naturel et qui peut se dérouler au sein d’un monde alternatif. Cependant, à cette époque, certains des topoï clés, tels que la prophétie et son Élu ou les systèmes de magie, n’ont pas encore été fixés par le météore que constituera le Seigneur des anneaux et les œuvres qui lui succéderont. Cela signifie que le roman de Stella Benson s’éloigne des clichés, parce qu’ils ne sont pas encore présents au sein du genre !

Pourtant, Le Fort intérieur appartient clairement à la Fantasy. En effet, Stella Benson décrit une magie pratiquée par des sorcières qui volent sur des balais, peuvent susciter des visions grâce à leurs sortilèges et manipuler des objets par la pensée, mais aussi un monde appelé « Faërie », où vivent des créatures surnaturelles, telles que des fées et un dragon. On remarque d’ailleurs que ce monde se juxtapose à la ville de Londres, et est accessible à partir de l’île Moufle qui donne son titre à la VF du roman et abrite les magiciens. Stellla Benson réenchante donc la capitale anglaise par le monde féerique qui semble se situer en son sein.

Ces éléments surnaturels, s’ils semblent totalement incongrus dans le Londres de la Première guerre Mondiale, apparaissent naturels, et sont même rationnalisés dans le cas de la magie. La narration du roman explique en effet que la magie est liée à l’âge de l’âme de ceux qui la pratiquent. Les magiciens sont en effet « nés pour la première fois », ce qui leur permet de se rapprocher d’un état antérieur et originel du monde, et ainsi utiliser la magie. Les pouvoirs surnaturels sont ainsi rattachés à passé plus ou moins lointain, de la même manière que des œuvres contemporaines ou postérieures à l’autrice. Clark Ashton Smith par exemple situe certaines de ses nouvelles à l’ère glaciaire, dans un univers mettant en scène des mages connaissant des secrets occultes, tandis que l’univers du Bâtard de Kosigan de Fabien Cerutti montre un univers médiéval au sein duquel la magie commence à s’étioler par opposition à une époque où elle était omniprésente. L’autrice rapproche également la magie d’un état de naïveté, ce qui lui permet de faire des personnages de mages, principalement la sorcière, les porteurs de la satire sociale du roman.


Magie et satire sociale


En effet, les personnages de magiciens, à l’instar de la sorcière, mettent en évidence les travers de la société bourgeoise par un regard faussement naïf, ou plutôt, par un regard trop naïf, puisque les magiciens décrits par Stella Benson sont perpétuellement innocents et étrangers au monde dans lequel ils vivent.

Comme vous le savez peut-être, les sorcières et magiciens sont des êtres nés pour la première fois. […] Dans la mesure où ils ne se souviennent de rien, ils ignorent tout et ne connaissent pas l ‘ennui. Ils doivent tout apprendre depuis le début, sauf la magie, qui est l’unique véritable péché originel. Pour un être magique, seuls ses pouvoirs lui paraissent communs, tout le reste étant inconnu, digne d’intérêt et imprévisible. Les personnes de magie enfoncent toujours des portes ouvertes, si bien que nous autres, âmes anciennes, nous les comprenons rarement. Elles ne font jamais preuve de subtilité, et bien qu’elles soient jeunes, elles ne sont jamais modernes. 

En effet, puisque les mages sont de jeunes âmes, ils ne connaissent rien du monde, de ses codes sociaux et de ses subtilités, et s’y confrontent donc constamment, ce qu’on observe par exemple lorsque la sorcière se rend chez des bourgeois anglais et détonne complètement parmi eux, par son apparence comme par son discours. La naïveté et l’étrangeté de la sorcière du Fort Intérieur permet alors à l’autrice de créer un personnage de faux naïf par son innocence excessive, mais aussi par son étrangeté. Son regard devient alors interrogateur et satirique, de la même façon que les persans des Lettres Persanes de Montesquieu ou le Candide de Voltaire, par le décalage qu’elle crée. Elle explique par exemple qu’elle n’assiste aux « réunions entre amis » que par erreur, et qu’elle n’y reste que pour manger des sandwichs, et on observe qu’elle ne comprend pas le concept de payer un loyer (oui oui). La sorcière, par son incompréhension et ses répliques qui désarçonnent ses interlocuteurs, porte la satire sociale et le comique du récit, et révèle la rigidité du monde dans lequel elle vit. On remarque également que le narrateur du roman commente les faits et gestes des personnages, ce qui apporte un recul et une dose d’humour supplémentaires.

Cette rigidité sociale est également mise en évidence par les mésaventures de Sarah Brown, une humaine standard plutôt précaire marginalisée dans l’Angleterre de la Première guerre Mondiale, et qui se rend compte des mécanismes aliénants de son travail, qui consiste à surveiller la manière dont les personnages qui bénéficient d’aides d’associations caritatives agissent, souvent de manière intrusive et avec des a priori. On peut affirmer, grâce à la note biographique de Denis Harrison, que le personnage de Sarah Brown est autobiographique, puisque de la même manière que l’autrice, elle souffre de maladies respiratoires chroniques, elle porte les mêmes initiales que l’autrice, se dénigre beaucoup, se sent mal au contact des humains, et ne comprend que difficilement la société bourgeoise, de plus en plus déconnectée des réalités sociales, qu’elle fréquente. Sarah Brown est donc un personnage marginal, au même titre que la sorcière, parce qu’elle ne correspond aux standards des dominants de son époque.

L’époque décrite par Stella Benson est donc rigide sur le plan social, mais elle est aussi marquée par son contexte d’écriture, c’est-à-dire la Première guerre Mondiale, au sein d’une ville de Londres bombardée par l’aviation (et une sorcière) allemande et dont les habitants sont soumis au rationnement des vivres. Les personnages du roman, même s’ils ne sont pas militaires, vivent ainsi les affres du conflit, celles de la population restée à l’arrière, qui doit participer à l’effort de guerre. Plusieurs personnes dans l’entourage de Sarah Brown disposent ainsi de bons du Trésor, ce qui signifie que l’état leur a emprunté de l’argent pour financer le conflit.

La Fantasy de Stella Benson fait donc la satire de l’époque de son contexte d’écriture, et en fait ressortir les problèmes et les contradictions, notamment en visant le comportement de la bourgeoisie, dans ses visées aristocratiques. Certains des personnages mis en scène dans le roman tiennent ainsi des réunions mondaines, par exemple.

Cette Fantasy à visée sociale et satirique trouvera des échos chez des auteurs ultérieurs du genre, avec Terry Pratchett et son Disque-Monde dans l’anglosphère, et Catherine Dufour avec Quand les dieux buvaient et Danse avec les lutins et Alexis Flamand et le Cycle d’Alamänder.


Le mot de la fin


Le Fort Intérieur et la sorcière de l’île Moufle est un roman de Fantasy de 1919, dans lequel son autrice, Stella Benson, décrit le Londres de la Première guerre Mondiale, à travers le regard de deux personnages marginaux, Sarah Brown et une sorcière.

Sarah Brown est une jeune femme qui ne se retrouve pas dans la société qu’elle fréquente et qui semble déconnectée, et qui en souffre. Sa rencontre avec la sorcière lui permet d’intégrer le Fort intérieur de l’île Moufle, qui accueille les marginaux et ceux qui ne se trouvent pas en adéquation avec le monde.

Le personnage de la sorcière, de par sa trop grande naïveté et sa spontanéité, constitue quant à elle le moteur de la satire sociale dressée par l’autrice, avec ses répliques pleines de piquant.

Si vous vous intéressez à l’histoire de la Fantasy, ou si vous voulez aborder une œuvre drôle (ou une drôle d’œuvre), je vous recommande vivement Le Fort intérieur !

Vous pouvez également consulter les chroniques de Nevertwhere, Sometimes a Book

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