Astronautes morts, de Jeff VanderMeer

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman qui m’a administré une sacrée claque.

Astronautes morts, de Jeff VanderMeer


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Au Diable Vauvert, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Jeff Vandermeer est un auteur de science-fiction et de Fantasy américain né en 1968.  Il est rattaché au mouvement du New Weird, qu’il a contribué à fonder puis théoriser, notamment par le biais de l’anthologie The New Weird, constituée avec Ann Vandermeer et parue en 2008. Par la suite, ils ont publié le titanesque The Weird, qui retrace un siècle de Weird Fiction, d’Alfred Kubin à K. J. Bishop. En tant qu’éditeurs, les Vandermeer ont aussi traduit et publié des œuvres Weird d’Europe du Nord au sein de la structure Cheeky Frawgs Books, avec le recueil Jagganath de Karin Tidbeck, ou l’intégrale des œuvres de Leena Krohn.

En tant qu’auteur, Jeff Vandermeer a écrit la trilogie du Rempart Sud, composée d’Annihilation, Autorité et Acceptation, La Cité des Saints et des fous, qui constituait déjà une expérience narrative extrêmement intéressante, Borne (avec lequel je l’ai découvert), et Astronautes Morts, dont je vais vous parler aujourd’hui.

Le roman est originellement paru en 2019 et a été traduit en français par Gilles Goullet pour les éditions Au Diable Vauvert, qui l’ont publié en 2023. Il se situe dans le même univers que Borne.

En voici la quatrième de couverture :

« Temps et espace ont perdu leur sens. Trois astronautes, morts ou vivants, mènent une guerre sans fin contre la Compagnie, une entreprise de biotechnologie à l’origine de la destruction de la Terre.
Créatures monstrueuses au nom oublié, renard bleu glissant dans les détales de l’espace-temps, poisson géant conservant la mémoire d’un passé autre que le sien… »

Dans mon analyse du récit, je traiterai de la manière dont Jeff VanderMeer met en scène une expérience Weird, à la fois littéraire et narrative.

L’Analyse : Weird par la narration, Weird par les images


Astronautes morts met en scène une pluralité extrême de narrateurs, mais aussi une myriade d’espaces et de temps. Le récit progresse en effet de manière non linéaire et explore d’abord un présent qui n’en est pas un, puis le passé de tous les personnages, à savoir les astronautes Grayson, Chen, Mousse, une créature aquatique nommée Botch qui devient Béhémoth, le savant Charlie X, une femme sans abri nommée Sarah, l’oiseau sombre et le renard bleu. Jeff VanderMeer distord alors le temps et l’espace pour en faire un terrain de jeu fluctuant, traversé par différentes voix, chacune dotée de ses propres objectifs, et parfois de son propre mode narratif (j’y reviendrai). Ainsi, si les trois astronautes que l’on suit au début du récit, Grayson, Chen et Mousse cherchent à détruire la Compagnie, d’autres personnages en font partie, en sont les esclaves, ou cherchent à la détruire pour d’autres raisons qui n’en sont pas moins légitimes. D’autres encore tentent de comprendre la vie d’un scientifique, à travers son journal qui relate les horreurs qu’il a vécues et commises dans la Compagnie.

Et pour cause, la Compagnie est une gigantesque  entreprise de biotechnologie qui conduit des expériences pour le moins abominables sur des êtres vivants, humains comme animaux, pour les transformer en instruments exploitables, en créatures capables d’explorer l’espace temps, ou en machines à tuer. L’évocation des procédés de la Compagnie est souvent propice au registre du Body Horror, puisque leurs résultats comme la manière de les obtenir sont toujours abominables, violents, et sources d’hybridations qui bouleversent la nature de leurs victimes. Leurs drones sont ainsi « à moitié chair », avec des « ailes d’oiseau mouche, une voix de grive ou de roitelet et une carapace souple en métal plastique », par exemple. L’hybridation et l’utilisation du Body Horror ancrent le roman dans la Weird Fiction.

Les trois personnages qui constituent le point de départ du récit, Chen, Grayson et Mousse, se sont alors lancés contre la Compagnie pour la détruire et sauver l’espace-temps de son influence. Ces trois astronautes s’éloignent de l’humanité telle qu’on la connaît de par leurs capacités surnaturelles. En effet, Grayson est capable de lire l’avenir et de voir des choses invisibles grâce à son œil aveugle, Mousse peut se diviser, et laisser des fragments d’elle-même pour fusionner avec eux ensuite, et Chen peut voir le temps et le monde sous forme d’équations, se régénérer, et transformer ses membres en projectiles explosifs (oui oui). Leurs capacités, mais aussi leur véritable nature (sur laquelle je reviendrai), font qu’ils ne sont pas des êtres humains standards.

À travers ses personnages et la figure de la Compagnie, le roman de Jeff VanderMeer aborde deux thèmes qui se complètent, l’éloignement de l’humanité et la monstruosité.

L’éloignement de l’humanité est physique et littéral dans le cas des trois astronautes, puisqu’ils disposent de facultés surnaturelles particulières qui s’articulent à leur nature fluctuante. Ainsi, Chen peut une (plusieurs, en fait) salamandre, et Mousse est plus ou moins littéralement de la mousse (oui oui). Cependant, si l’éloignement est physique dans le cas des astronautes, il découle des actes dans le cas de la Compagnie, dont les scientifiques et employés ne sont pour la grande majorité jamais nommés, ce qui les déshumanise. Ce procédé les intègre alors à une entreprise qui devient une sorte d’entité tentaculaire, de mégacorportation monstrueuse, qui déshumanise à la fois ses employés et leurs objets d’étude. L’éthique est ainsi complètement absente de ses projets de recherche, puisque ses employés n’hésitent pas à massacrer à la chaîne des individus, mais aussi des groupes entiers d’animaux. Cette violence et son caractère cyclique se trouvent d’ailleurs mis en évidence dans les segments du roman constitués de phrases qui se répètent, ce qui amplifie encore leur violence extrême et l’aliénation que les actes de la Compagnie engendrent. Ici, des photos du roman sont bien plus parlantes que des citations, puisqu’elles montrent la force de la répétition.

La répétition s’opère à la fois sur le plan macrostructurel, puisque les mêmes phrases sont répétées et bouclent, mais elle est par ailleurs visible sur le plan microstructurel, puisque les structures syntaxiques employées sont les mêmes. Jeff VanderMeer déploie alors une anaphore tendue à l’extrême, mais aussi des parallélismes dans la construction de ses phrases. Les sujets des verbes sont toujours les mêmes, un « ils » indéfini qui désigne les employés de la Compagnie, tandis que les victimes sont des compléments d’objet direct, un « m’ » ou un « nous ». Les scientifiques disposent d’ailleurs comme ils l’entendent de la vie et de la mort de leurs sujets, ce que montrent les verbes d’action. Ils sont d’ailleurs capables de les ressusciter, ce qui amplifie encore la violence de leurs méthodes, puisque leurs victimes ne sont dès lors à la fois plus libres, ni dans la vie, ni dans la mort. Les verbes d’action et leur complémentation témoignent par ailleurs de l’horreur et de la barbarie de la Compagnie à l’égard des renards, avec une gradation qui marque un crescendo de la violence. De plus en plus de brutalité se dégage de chaque phrase, puisqu’on passe de compléments de manière qui viennent préciser le verbe « tuer »,  à des verbes sémantiquement plus forts, « étranglés », « piétinés », pour terminer sur des techniques immondes, telles que « Ils nous enfermés si nombreux dans des cages si petites que nous avons éclaté », ou encore « Ils nous ont écorché vifs ». La séquence se termine sur deux phrases qui montrent le caractère perpétuel et cyclique des massacres, phénomène redoublé par la répétition de l’entièreté du segment. Cette gradation extrême de la violence, articulée à une anaphore poussée jusque dans ses retranchements, permet de mettre en évidence la caractère monstrueux et inhumain de la Compagnie et de ses sbires.

La répétition structure d’ailleurs l’ensemble du roman, puisque les astronautes voyagent entre les époques et l’espace au point de croiser leurs doubles, dont ils se différencient par une appartenance à une faction parfois opposée à la leur. Ainsi, le « Chen de Grayson » affronte le « Chen de la Compagnie », par exemple. Les trois astronautes rencontrent toujours les mêmes personnages, tels que Charlie X, le renard bleu et l’oiseau sombre, qui peuvent choisir de les aider ou s’opposer à eux, de la même manière que leurs doubles.

Astronautes morts s’appuie aussi sur la mise en scène de la répétition de cycles de violence, avec des victimes qui deviennent bourreaux et fabriquent d’autres bourreaux, d’une manière brutalement littérale. Charlie X est ainsi victime de son père qui le « répare », le tue, le ranime, modifie son corps de la pire des manières, avec une narration à la première personne qui fait la part belle (atroce, plutôt) au Body Horror, avec par exemple « Mon père a transformé mon visage en celui d’une chauve-souris. Mon père m’a ouvert la gorge pour y insérer des souris chirurgicales. ». Par la suite, il devient à son tour le bourreau de plusieurs créatures, dont l’oiseau sombre et le renard bleu, qui se mettent à tuer à leur tour. Les renards, qui ont été massacrés « jour après jour », décident à leur tour de massacrer l’humanité pour se venger, d’une manière particulièrement violente et horrible, avec des descriptions particulièrement sordides de ce qu’ils accomplissent pendant un bal.

Dans le roman de Jeff VanderMeer, le monstrueux est certes d’abord et a priori littéral. L’auteur décrit des créatures hybrides, qui se rapprochent parfois de l’humain, puisque le renard bleu peut parler, tandis que l’oiseau sombre et Béhémoth sont doués de pensée. Cependant, ces créatures, considérées comme des monstrueuses, sont les fruits des expériences de la Compagnie, et donc ses victimes.

Qu’était-ce qu’une personne, de toute manière, sinon quelqu’un qui devenait monstrueux ? Qu’était-ce qu’une personne, d’après l’expérience de Mousse, sinon une sorte de démon ?

Les scientifiques sont alors les véritables monstres, qui mêlent par exemple oiseaux et biotechnologies pour créer des drones vivants, qui condamnent des créatures à mort en les jetant dans des bassins, ce qui ne les empêche pas de continuer à les exploiter, le point culminant de l’horreur étant atteint par Charlie X, qui dévoile la véritable et terrible nature de l’oiseau sombre. Ce dernier dispose également d’un « mur de globes », un assemblage de parties du corps de différentes créatures fondues dans un mur, certaines d’entre elles étant encore conscientes et capables de s’exprimer, ce qui redouble l’aspect abject de cet objet.

La monstruosité des actes de la Compagnie se ressent aussi dans son discours, la « voix » que Charlie X mentionne toujours avec la même formule, « Et la voix de la Compagnie, ça disait », mais aussi « La Compagnie, ça ne cessait de répéter ».

Et la voix de la Compagnie, ça disait : PRENEZ L’AUTRE POUR LE REFAIRE A VOTRE IMAGE.
Et la voix de la Compagnie, ça disait : SI VOUS ECHOUEZ, NOUS VOUS RECREERONS.

La Compagnie, ça ne cessait de répéter : SOYEZ EFFICACES, SOYEZ INGÉNIEUX.
La Compagnie, ça ne cessait de répéter : SI ÇA MEURT, C’ÉTAIT CENSÉ MOURIR.
La Compagnie, ça ne cessait de répéter : TIREZ-EN UNE LEÇON, OU JE LA TUE. ET VOUS AVEC. UNE FOIS DE PLUS.

La Compagnie apparaît ici comme une véritable entité dotée d’une volonté propre, mais monstrueuse. Elle réifie à la fois ses objets d’études pour les soumettre à une norme, comme on le voit dans l’ordre « prenez l’autre pour le refaire à votre image », qui renvoie d’ailleurs à la Bible, mais aussi dans le fait qu’ils sont désignés par le pronom « ça », mais aussi ses employés, qui sont menacés de mort ou de recréation. Si la Compagnie est une entité, elle est une sorte de divinité monstrueuse, qui ne s’exprime qu’à l’impératif, et dont la force des messages se matérialise dans l’emploi de lettres capitales.

La pluralité des voix narratives s’articule à une pluralité des formes de narration, qui peuvent alors devenir de véritables expérimentations. Ainsi, de la même manière que dans La Cité des Saints et des Fous, Jeff VanderMeer mobilise de nombreuses formes textuelles et narratives qui ajoutent et amplifient l’étrangeté et l’aspect Weird du roman, en modifiant profondément son rapport avec le lecteur. Cela rejoint l’une des hypothèses de travail de ma thèse, à savoir que la Weird Fiction subvertit le didactisme, c’est-à-dire la transmission des informations au lecteur par le biais de procédés qui lui permettent d’engranger des connaissances à propos de l’univers fictif. Les récits de Weird Fiction reposeraient alors sur l’émergence de l’étrangeté, qui fonctionnerait grâce à des mécanismes spécifiques visant à jouer avec l’ignorance du lecteur ou ce qu’il croit comprendre. Dans le cas d’Astronautes morts, Jeff VanderMeer fait muter l’acte de lecture pour le transformer en acte d’exploration textuelle, c’est-à-dire que le lecteur doit se repérer parmi les différents narrateurs et formes adoptés par le roman pour en saisir le(s) sens, à l’image des astronautes morts qui voyagent dans le temps et l’espace. 

Ainsi, Astronautes morts mobilise de nombreuses formes textuelles et narratives. Le roman prend le point de vue de différents narrateurs, à différentes époques, chacun doté de sa propre voix, ce qui transparaît d’abord dans la variété des focalisations utilisées, avec de la troisième personne pour les astronautes, un « je » et un « il » qui se chevauchent dans le passé de Charlie X, un « je » seul pour l’oiseau sombre, un « tu » pour Sarah, « nous » pour les renards… . Jeff VanderMeer propose une narration en mutation pour des narrateurs mutants, certains d’entre eux changeant d’identité ou de forme au cours du récit. Sans trop vous en dévoiler, la créature marine nommée Both se métamorphose par la suite en Béhémoth, puis en Léviathan, par exemple. La pluralité de focalisation souligne alors celle des personnages et renforce le sentiment de perte du lecteur, qui se trouve mis face à un ensemble de voix qu’il doit parfois identifier et situer dans l’espace et dans le temps, puisque la narration n’est pas linéaire.

On explore ainsi de la mémoire des personnages, avec une mise en évidence de leur faillibilité, et donc de la non fiabilité de la narration. Par exemple, les phrases s’interrompent dans le discours narratif pour montrer un défaut de mémoire ou un blocage. Le narrateur intervient directement pour afficher sa non-fiabilité, soit qu’il mente au lecteur, « Non, ce n’est pas ça. Ce n’est pas ce qui s’est passé. », soit qu’il mette en doute sa propre parole, « Ou alors c’est juste un truc auquel j’ai pensé maintenant. ». Ce type de discours renforce la subversion du didactisme, puisque le lecteur ne peut pas s’y fier complètement.

Ensuite, Astronautes Morts déploie de multiples formes narratives. Ce sont elles qui induisent une mutation de l’acte de lecture, puisqu’elles font partie intégrante du dispositif de subversion du didactisme à l’œuvre dans le roman. Ainsi, Jeff VanderMeer joue avec la typographie, en utilisant par exemple des couleurs couleurs de police plus claires et du gras pour matérialiser le fait qu’il s’agit de souvenirs qui frappent périodiquement Sarah et qu’un mot en particulier résonne en elle. Les chapitres qui mettent Béhémoth en scène ne se trouvent que dans la moitié basse des pages, et on y trouve des phrases hachurées par des slashs ainsi qu’une kyrielle de questions qui marquent l’émergence de la conscience de la créature.

Le roman emploie par ailleurs une forme de polytextualité avec la reproduction du journal de Charlie X, mais aussi le « morceau de papier trouvé dans la combinaison de Chen », ce qui permet de mieux comprendre certains personnages en explorant leur psychisme. Enfin, parmi les séquences répétées, on trouve des éléments narratifs inédits entre parenthèses, qui marquent les perturbations que connaît le cycle et donc les tentatives des personnages pour briser la boucle et se libérer du joug de la Compagnie, mais aussi ce qu’ils ressentent vis-à-vis de celui-ci. Cela rompt alors avec la linéarité du récit, que tous essaient de briser parce qu’elle symbolise la victoire de la Compagnie.

Mais en fin de compte, la joie ne peut repousser le mal. Elle ne peut que vous rappeler pourquoi vous vous battez.

Le mot de la fin


Astronautes morts est un roman Weird qui propose une expérience narrative et littéraire que j’ai trouvée particulièrement incroyable. L’auteur met en scène un monde post apocalyptique dominé par une mégacorporation de biotechnologies, la Compagnie, qui exploite et transforme le vivant pour le rendre monstrueux et le déposséder de lui-même, ses employés inclus. Trois astronautes, vivants et morts, s’élancent contre son emprise et tentent de l’éliminer, à travers le temps et l’espace. Aux voix de ces trois personnages s’ajoutent celles de multiples autres, venues de temporalités différentes, chacune dotée d’un mode narratif propre.

Jeff VanderMeer fracture ainsi la linéarité de son récit en une multitude d’expérimentations narratives qui perdent le lecteur et modifient radicalement son expérience de lecture, puisque la transmission habituelle des informations en SF n’a plus cours et se trouve subvertie.

J’ai adoré Astronautes morts, et je ne peux que vous le recommander si vous aimez la Weird Fiction.

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