Borne, de Jeff Vandermeer

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman « post-apo profondément Weird et étrangement beau », d’après Gromovar. Je dédie cette chronique à Kat, qui m’a fait plonger dans le New Weird !

Borne, de Jeff Vandermeer



Introduction


Jeff Vandermeer est un auteur de science-fiction et de Fantasy américain né en 1968. Il est rattaché au mouvement du New Weird, qu’il a contribué à théoriser, notamment par le biais de l’anthologie The New Weird, publiée en 2008 avec Ann Vandermeer. Il est notamment auteur de la trilogie du Rempart Sud, composée d’Annihilation, Autorité et Acceptation, et de La Cité des Saints et des fous.

Le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, Borne, est originellement paru en 2017, et a été traduit par Gilles Goullet pour les éditions Au Diable Vauvert, qui ont publié le roman en Octobre 2020.

En voici la quatrième de couverture :

« J’ai trouvé Borne quand l’ours géant Mord est venu rôder près de chez nous par une belle journée couleur bronze. Pour moi, au début, Borne n’était qu’un objet de récupération. J’ignorais quelle importance il aurait pour nous. Je ne pouvais pas savoir qu’il changerait tout. Y compris moi. »

Mon analyse du roman traitera d’abord de sa question générique et de l’univers dépeint par Jeff Vandermeer, puis je m’intéresserai aux personnages et aux figures du roman.



L’Analyse



Postapocalypse, conflit urbain et monstres grotesques



Borne s’ancre dans le genre du postapocalyptique parce que les personnes évoquent une sorte d’« avant », une époque qui précède la destruction du monde tels qu’ils le connaissent, mais surtout, ils vivent au sein d’un société de ruines. Ces ruines, ce sont celles d’une ville qui constitue le cadre du récit, que les personnages explorent parce que ce sont des « récupérateurs », et celles de la « Compagnie », une entreprise particulièrement puissante qui s’est implantée en ville et qui a phagocyté des ressources pour fabriquer des biotechnologies, appelées « biotech » par les personnages. Certains des résultats se sont avérés heureux, comme les « scarabées mémoriels » qui peuvent manipuler la mémoire, les « vers » capables d’effectuer des diagnostics et de soigner des maladies et des blessures, les « lucioles » qui servent d’éclairage, ou d’autres insectes pouvant servir d’armes, en découpant les chairs sur lesquelles ils se trouvent. Les expériences sur la « biotech » ont aussi donné des résultats bien moins heureux, comme des créatures mutantes et dangereuses, avec notamment l’ours géant Mord, capable de voler (oui oui) et de causer des destructions inouïes simplement en se déplaçant, en raison de sa taille et de son poids.

L’aspect biotechnologique des objets rend les objets technologiques vivants, puisque les personnages disent que les « vers diagnostics » et les lucioles d’éclairage « meurent » lorsqu’ils ne fonctionnent plus, et qu’il faut les « nourrir » dans des « piscines » nutritives. Cette vie de la technologie, mais aussi Mord et ses « intermédiaires », c’est-à-dire des ours mutants et agressifs (oui oui), ainsi que Borne, incarnent particulièrement l’aspect grotesque et autre du New Weird. En effet, Borne ressemble à une « anémone de mer » et à un mollusque à l’envers, il est doté de tentacules, d’yeux multiples, et d’une capacité à se transformer, de par sa forme de mollusque à l’envers, ses tentacules, ses yeux multiples, et sa capacité à se métamorphoser, ce qui lui donne une apparence grotesque et proche d’une créature lovecraftienne (je reviendrai là-dessus plus bas). Ce type de créature se retrouve dans d’autres récits du New Weird, avec par exemple les gorgones et la Tisseuse de Perdido Street Station.

Malgré les monstres et les dangers, Borne est un roman porteur d’un certain espoir. En effet, si le monde dans lequel Rachel, le personnage principal, vit est absolument abominable, elle peut s’y faire (et s’y fait) agresser, et se trouve en danger de mort permanent, elle cherche à construire un monde débarrassé des influences qui le détruisent. Celles-ci s’incarnent dans la Magicienne, un personnage issu de la Compagnie capable de se rendre invisible grâce à la biotechnologie, dans Mord, mais aussi dans la Compagnie elle-même, dont les exactions hantent encore la ville, ce qu’on remarque dans les vestiges plus ou moins vivants qu’elle a laissés en dehors de Mord, et dans le témoignage de Wick, le scientifique anciennement employé de la Compagnie qui vit avec Rachel.

L’univers décrit par Jeff Vandermeer s’avère donc étrange et brutal. L’étrangeté provient avant tout de la « biotech » et des créatures qu’elle engendre, mais aussi du parcours de Rachel et de Wick, qui cherchent à y survivre et qui les amène à découvrir ses secrets. Sans rentrer dans les détails, les secrets de la ville et du monde remettent en question certains pans du récit, qui apparaissent alors sous un autre jour. La brutalité découle de la violence des événements qu’ils vivent et des exactions qu’ils perpètrent, puisqu’ils sont habitués à voir des personnes mourir autour d’eux, ou même à tuer. La mort apparaît alors  banale dans cet univers, mais elle se montre dans toute sa violence, de même que les rapports sociaux qui écrasent et aliènent les individus, puisque Mord est considéré comme un dieu par certains fanatiques, et la Magicienne modifie des enfants pour se servir d’eux.

Le roman décrit ainsi des créatures, mais aussi des personnes monstrueuses forcées d’adopter des comportements plus ou moins violents pour survivre. L’humanité décrite par l’auteur est livrée à elle-même et cherche à survivre coûte que coûte, ce qui engendre des comportements plus ou moins monstrueux, avec une banalisation de la violence et du meurtre, mais aussi de la réification d’êtres humains, comme on le remarque avec les enfants dont se sert la Magicienne, mais aussi les récupérateurs qui peuvent échanger un enfant contre de la marchandise. Jeff Vandermeer décrit également des créatures monstrueuses, à travers Mord et ses « intermédiaires », dont les « Drrk ! Drrk ! » constituent des signes de danger immédiat dès qu’ils apparaissent, mais aussi Borne, qui tue sans en avoir véritablement conscience (j’y reviendrai). Rachel et Wick sont quant à eux loin d’être innocents, puisqu’ils possèdent tous les deux une part d’ombre, mais je ne peux pas vous en dire plus.

La société décrite par Jeff Vandermeer est donc marquée par des conflits, ceux des individus pour leur survie, mais aussi ceux de factions qui luttent pour la possession de la ville. Parmi ces factions, on trouve Mord et ses intermédiaires, la Magicienne, mais aussi la Compagnie, dans une moindre mesure, Wick et Rachel, et dans une mesure croissante, Borne. La ville est donc secouée par des conflits et des luttes d’influence qui semblent perpétuels, marqués par l’ascension et la chute des forces en présence, sans qu’un avenir plus radieux ou moins horrible semble se dessiner.

À rebours du/des monstre(s)


Borne, la créature consciente adoptée par Rachel, peut être perçue comme une sorte d’impasse ou de paradoxe du monstre, qui permet à Jeff Vandermeer de traiter de nombreuses thématiques. Prenons d’abord celle du monstre. Borne ressemble à une « anémone de mer », il est doté de « pseudopodes » et de « tentacules » qu’il peut façonner à son envie puisqu’il peut se donner des yeux et se transformer à volonté, ce qui peut le rapprocher de créatures telles que les Shoggoths décrits par H. P. Lovecraft dans Les Montagnes Hallucinées. Sa forme, mais aussi son origine (sur laquelle je ne reviendrai pas, mais son intérêt pour les « astronautes morts » qu’il utilise pour décorer son appartement constituent un indice), peuvent le rapprocher d’une horreur cosmique présente dans la ville pour la contrôler, et pour qui l’humanité et les créatures vivantes sont insignifiantes.

Borne peut être ainsi perçu comme une créature monstrueuse venue d’outre espace, de par son apparence tentaculaire et métamorphe, mais aussi ses capacités, qui lui permettent d’absorber toute forme de vie pour se renforcer. Cependant, le fait qu’il se nourrisse lui fait prendre conscience qu’il tue, et qu’il fait donc le mal, ce qui lui cause un sentiment de culpabilité. C’est ce sentiment de culpabilité qui le frappe et le ronge qui produit une sorte d’impasse de sa monstruosité, puisqu’il a pleinement conscience d’être un monstre, mais ne peut rien faire ou presque pour aller contre sa nature, contrairement à un Shoggoth qui s’épanouit pleinement dans celle-ci. La nature de Borne apparaît donc comme un poids qui va contre sa conscience. On peut donc considérer que Borne subvertit la figure de l’horreur cosmique, grâce au développement de son sens moral, qui l’empêche de déconsidérer la vie.

Il acquiert sa conscience par l’éducation que lui dispense Rachel, qui se voit comme une mère pour lui. Elle tente donc de lui apprendre à s’exprimer, mais aussi et surtout comment penser son rapport au monde, à travers les notions de bien et de mal, qui lui confèrent plus ou moins de sens moral et d’empathie, malgré sa nature. À travers Borne, Jeff Vandermeer traite donc de l’éducation, mais aussi de la parentalité au sens large, en explorant les relations parent-enfant, en s’appuyant sur la relation entre Borne entre et Rachel, mais aussi sur ses liens avec Wick. Ces deux liens façonnent son identité et son rapport au monde, parfois jusqu’au mimétisme, ou la volonté maladive (et destructrice) de rétablir la paix entre les deux figures parentales. Sans rentrer dans les détails, Borne et ses conflits intérieurs montrent combien il est difficile d’élever des enfants, mais aussi de lutter contre sa nature, et d’affronter certains échecs parentaux, comme le montre la confrontation de Rachel au journal de Borne.

« Tout était là-dedans. Tout ce que j’avais fait pour l’aider et tout ce que j’avais qui ne l’avait pas aidé. Tout ce que j’avais fait de lui et tout ce que je n’avais pas fait de lui. »

Ainsi, Borne se métamorphose au contact de Rachel, mais l’inverse est également vrai. On dispose du point de vue de Rachel à la première personne et au passé. Elle raconte la manière dont elle a trouvé Borne, et les conséquences de cette découverte sur sa vie, sur celle de Wick, mais aussi sur la ville tout entière, parce qu’il est amené à jouer un rôle dans les conflits qui la rongent. Rachel est une récupératrice qui a échoué dans la ville et collabore avec Wick pour survivre à ses cotés dans les Falaises à Balcons, une partie de la ville qu’ils ont piégée pour se prémunir des agressions, tandis qu’il fabrique et vend de la biotech, mais sa découverte de Borne la transforme en mère. En effet, elle cherche à l’instruire et le protéger, et surtout, elle l’aime comme s’il était son enfant, ce qu’on observe dans la manière dont elle le perçoit, même après certaines atrocités. La rencontre de Rachel avec Borne la pousse aussi à explorer la ville et les ruines de la Compagnie avec Wick, pour découvrir sa propre nature, qui ajoute un niveau de lecture au roman, et remet en question la fiabilité de la narration de Rachel, qu’elle met elle-même en jeu lorsqu’elle affirme passer certains événements sous silence, par exemple. La non fiabilité de la narration du roman montre que Rachel possède sa part d’ombre et invite le lecteur à lire entre les lignes, sans être aussi retorse qu’un Mycroft Canner, bien sûr.

Si Borne peut constituer une subversion des figures d’horreur cosmique, le personnage de Wick peut être considéré comme une figure de scientifique non-fiable (dans tous les sens du terme, pensez à la narration) et dépassée par ses propres créations. En effet, en tant qu’employé de la Compagnie, il est capable d’expliquer à Rachel comment fonctionne la biotech et d’en fabriquer, mais il s’avère impuissant face à des créatures ou des personnes telles que Mord, bien trop puissant pour lui, la Magicienne, ou même Borne, malgré le fait qu’il les connaisse, parfois bien mieux qu’il ne le prétend. Les connaissances scientifiques de Wick, et ses connaissances tout court se trouvent alors remises en question, malgré leur portée, qu’on observe lorsque le personnage évoque les projets sur lesquels il a travaillé au sein de la Compagnie. La relation de Wick avec Rachel est tragique, parce que les deux personnages sont prisonniers de la ville et des Falaises à Balcons, qui apparaissent comme un lieu sécurisé, mais aussi une prison dont ils ne peuvent sortir que pour se confronter à des dangers mortels. Les deux personnages sont liés par leurs sentiments, mais aussi par un passé commun tragique, que je ne peux malheureusement pas vous dévoiler.

La Compagnie et Mord apparaissent quant à eux comme deux émanations d’une science hors de contrôle, l’une en tant que productrice de biotechnologie toujours plus dangereuses, l’autre comme produit d’expérimentations atroces. À bien des égards, la Compagnie est marquée par son hybris et sa volonté de domination aliénante, ce qui la rend comparable aux corporations science-fictives prêtes à broyer l’humain et la vie dans leur conquête du pouvoir, à l’image des Zaibatsus décrites dans Neuromancien, ou les usines de Recréés décrites par China Mieville dans Perdido Street Station.

Le mot de la fin


Borne est un roman de Jeff Vandermeer qui met en scène une ville dans un monde postapocalyptique au sein duquel les biotechnologies sont répandues, rongée par des conflits entre un ours géant capable de voler, Mord, la Compagnie qui l’a créé, et la Magicienne, une mystérieuse utilisatrice de biotech.

Rachel, une récupératrice, et Wick, un scientifique renégat de la Compagnie, survivent ensemble au sein de la ville, malgré les affrontements entre les différentes puissances et le manque de ressources. Mais un jour, Rachel trouve Borne, une créature qui ressemble à une sorte de mollusque à l’envers, qu’elle élève comme s’il s’agissait de son enfant. Borne acquiert le langage, puis la conscience, puis des sentiments.

À travers la relation entre Rachel et Borne, Jeff Vandermeer aborde le thème de la parentalité en montrant l’influence de Rachel sur la créature, mais aussi la manière dont le statut de parent transforme les individus. En dotant Borne d’une conscience, l’auteur subvertit également la figure de l’horreur cosmique, qui comprend les horreurs qu’elle peut commettre.

Je vous recommande vivement ce roman !

Vous pouvez également consulter les chroniques de Just A Word, Sometimes A Book,

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