Science-Fiction : lecture et poétique d’un genre littéraire, d’Irène Langlet

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un ouvrage universitaire fondamental si tu veux te lancer dans l’étude de la SF.

Science-Fiction : lecture et poétique d’un genre littéraire, d’Irène Langlet

Introduction


Irène Langlet est une universitaire spécialiste de la science-fiction. Elle a enseigné à l’université de Limoges, et est professeure à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Elle est directrice de publication de Res Futurae, une revue numérique d’études spécialisée en SF.

L’ouvrage dont je vais vous parler aujourd’hui, Science-Fiction : lecture et poétique d’un genre littéraire, est paru en 2006 aux éditions Armand Colin.

En voici la quatrième de couverture :

« Comme le polar, le roman pornographique ou le thriller, la science-fiction est aussi appréciée par les lecteurs… que peu étudiée par l’université. Mais comment parcourir sans sourire ce grenier mal rangé, encombré de vaisseaux spatiaux, de machines à remonter le temps, de créatures aux anatomies improbables et de sociétés aux lois infantiles ? Comment prendre au sérieux ce syncrétisme de thèmes dûment traités de longue date par la littérature patentée, et d’extrapolations fantaisistes sur base d’articles de vulgarisation scientifique ?

     Et pourtant ! Quel plaisir sitôt que l’on abandonne ses préjugés !

     Premier grand manuel de synthèse consacré à ce domaine particulier de ce qu’il est désormais convenu d’appeler les « paralittératures », le présent ouvrage rend justice à l’extraordinaire vivacité du genre et aux mille et un tours d’écriture à travers lesquels il déploie ses inventions. Il analyse les formes multiples par lesquelles les textes de science-fiction font naître, en même temps que des mondes, l’émerveillement de s’y projeter.

     Un point ressort fortement : on n’aborde pas la science-fiction sans un ensemble de savoirs nourris par les autres romans du genre et par les images des sciences et techniques en circulation dans notre société. Un bon lecteur de science-fiction ne s’étonnera pas du jappement d’un hralz dans la narration d’une fête futuriste…

     Sans doute est-ce cette mise en commun des imaginaires qui caractérise au fond les paralittératures : les connaissances nécessaires à la compréhension ne sont pas toutes à construire au fil des aventures contées, mais à puiser dans un stock identifié de références partagées.

     Pour la première fois depuis l’apparition du texte de science-fiction, on explore ici les liaisons entre le genre littéraire, son fonctionnement textuel et sa place dans l’institution. »

Ma chronique de cet ouvrage de spécialiste s’articulera d’abord autour de la manière dont Irène Langlet traite de la spécificité littéraire de la science-fiction, pour ensuite aborder l’aspect narratologique du genre. Je tiens cependant à souligner que je mobiliserai des exemples différents des siens, sauf dans le cas de Neuromancien, parce que je n’ai pas (encore) lu les œuvres sur lesquelles elle s’appuie, à savoir L’usage des armes de Iain M. Banks, Chronique du pays des mères d’Élisabeth Vonarbug (dont je vous parlerai cette année), Des milliards de tapis de cheveux d’Andreas Eschbach, et Neuromancien de William Gibson. Ensuite, mon article ne rendra pas compte de la totalité de l’ouvrage, parce que je tiens à ce que vous le lisiez !

L’Analyse


Comment aborder la SF : Approche littéraire


Irène Langlet déclare que pour étudier la SF en tant que genre littéraire, il faut s’approcher du texte littéraire pour en faire ressortir les spécificités. Ces spécificités sont certes d’ordre conceptuel, puisque les auteurs de SF peuvent décrire des « céphalo-câblés » (Schismatrice, Bruce Sterling) ou le « Réseau » (Le Goût de l’immortalité¸ Catherine Dufour), mais elles passent surtout par des mots, et donc, par la langue et par le texte.

L’autrice établit donc que la littérature de science-fiction passe par le processus du « cognitive estrangement », ou distanciation cognitive, théorisé par Darko Suvin dans son ouvrage Metamorphosis of Science-Fiction, pour faire sortir le lecteur de son univers de référence, c’est-à-dire la réalité (oui oui), pour l’amener à un autre système de références, où l’étrangeté qui le frappe apparaît vraisemblable. Par exemple, lorsque vous ouvrez Anatem de Neal Stephenson, vous êtes frappés par le fait de croiser des « avôts » qui vivent sur la planète « Arbre » et utilisent de la « néomatière », mais cela vous semble (normalement) vraisemblable. C’est dû à ce fameux cognitive estrangement.

La SF induit donc une distanciation cognitive, qui mobilise la réflexion du lecteur. Cette distanciation est induite par des novum, qui déclenchent l’effet d’étrangeté. Les novum peuvent être des « mots-fictions », comme l’écrit Marc Angenot dans l’article « Le Paradigme absent. Éléments pour une sémiotique de la science-fiction », qui montre que le lecteur cherche à donner un référent (ou signifié) aux signifiants des textes science-fictionnels, mais aussi un contexte sociétal et culturel aux vecteurs d’étrangeté qu’il rencontre. Le lecteur de Dune de Franck Herbert doit donc se familiariser avec les « distilles » utilisés par les « Fremen », mais aussi avec le contexte culturel qui modifie fortement le sens des mots « Mélange » et « épice », qui constituent des concepts clés dans l’univers du roman.


Les novum éloignent alors le lecteur de la réalité contemporaine par le biais de signes linguistiques dont il doit déterminer le sens, mais aussi la place dans un cadre socioculturel fictionnel. Marc Angenot soulève également la présence d’un « paradigme absent » (sans mauvais jeu de mot) dans les novum de la SF, parce qu’ils ouvrent l’interprétation d’un monde fictionnel qui n’est pas forcément décrit en détails. Leur sens doit alors être reconstitués en fonction de leur contexte linguistique. Par exemple, dans la réplique de Glen Runciter dans Ubik, « Si vous croyez que je me souviens en permanence des neutralisateurs qui pistent tel ou tel télep ou précog. », les mots « neutraliseurs », « télep » et « précog » doivent être interprétés à la lumière du contexte du roman, et même de toute l’œuvre de Philip K. Dick., puisque l’auteur les emploie dans d’autres récits.

On peut donc affirmer que les paradigmes de la SF doivent être construits en lien avec le système de représentation habituel du lecteur pour être interprétés. Irène Langlet montre que ce dernier doit alors construire une « xéno-encyclopédie », pour reprendre les termes de Saint Gelais dans son ouvrage L’Empire du pseudo pour interpréter le sens des novum qu’il observe dans le texte. Le savoir xéno-encyclopédique se construit au de la lecture d’une œuvre de SF, et se poursuit même à mesure qu’on se familiarise, puis qu’on progresse dans le genre. En effet, certains novum se retrouvent d’un récit à un autre, ce qui permet aux lecteurs, mais aussi aux auteurs de construire leur connaissance de manière intertextuelle. Ainsi, les auteurs de science-fiction contemporains n’ont plus besoin de décrire en détails le fonctionnement de leurs vaisseaux spatiaux (sauf dans le cas de romans de Hard SF comme Le Magicien Quantique de Derek Künsken), ou les mécanismes de la réalité virtuelle, parce que ces savoirs se sont intégrés aux connaissances communes. Les spécialistes de la science-fiction montrent donc que le genre fonctionne grâce à un intertextualité interne et partagée par les lecteurs et les auteurs.

Le lexique de la SF et l’étrangeté qu’il véhicule doit donc être interrogé par le lecteur, parce que sa nature peut varier. En effet, les mots-fiction peuvent être des néologismes, avec les « distilles » de Dune, les « synthétistes » de Vision Aveugle, des acronymes avec le S.R.C., pour « Service de Rétroaction Cousin » chez Ada Palmer, mais aussi des noms communs transformés en noms propres, avec le Mélange dans Dune, les Ruches de Trop semblable à l’éclair, ou encore le Système de Gnomon. On peut aussi trouver des mots-valises, avec les « grefforgs » ou le « vidphone » chez Philip K. Dick par exemple.  On peut également remarquer que parfois, la phonologie des néologismes de la SF renvoie à une forme d’exotisme, et à une altérité linguistique. Ainsi, le fameux « Shai-Hulud » de Dune, un certain Cthulhu, et les Dirdir de Tschaï représentent des formes de vie radicalement autres.

Richard Saint Gelais et Irène Langlet montrent que les auteurs de SF mobilisent des « segments didactiques » pour aider le lecteur à interpréter le texte et lui donner des clés de compréhension. On remarque que l’étude des ressorts didactiques mobilise les travaux de Philippe Hamon (Du descriptif) et de Gérard Genette (Figures II) sur la description. Ces stratégies didactiques peuvent être variées, et se présenter sous forme de paragraphes explicatifs, ou d’éléments intégrés à la narration, de manière plus ou moins fiable en fonction du type de narrateur, qui placent alors le lecteur en position de déduction ou d’induction. Par exemple, lorsque Mycroft Canner détaille le fonctionnement des Ruches dans Trop Semblable à l’éclair, on peut affirmer qu’il s’agit d’un paragraphe explicatif qui permet au lecteur de situer le contexte historique et culturel du monde dans lequel le personnage vit.

Notre Thomas Carlyle, voleur de génie, a récupéré la comparaison en 2130 en baptisant du nom de Ruche notre union moderne, aux membres rassemblés non par quelque hasard de naissance, mais par une culture et une philosophie partagées, ainsi surtout que par choix. […] ce qui sonnait le glas de cette antique araignée — la nation géographique.

On remarque cependant que ce type de stratégie didactique varie en fonction des œuvres. Irène Langlet cite par exemple Neuromancien de William Gibson, qui peut parfois brouiller son lecteur, parce qu’il utilise du jargon, lorsque l’auteur décrit la prothèse de Ratz dans le premier chapitre du roman. Le lecteur doit alors émettre des hypothèses sur la particularité de la société que décrit William Gibson, telles que la démocratisation des prothèses cybernétiques. Richard Saint Gelais affirme alors que le sense of wonder propre à la science-fiction doit s’accompagner d’un sense of reading.

L’antique bras vrombit en prenant un autre verre. Il s’agissait d’une prothèse militaire russe, un manipulateur sept fonctions à rétroaction, gainé de plastique rose taché.

Irène Langlet détaille plusieurs types de stratégies didactiques repérables stylistiquement, avec d’abord l’apposition, qui consiste à attacher un syntagme de nature variable à un Groupe Nominal, comme dans « Gérard, un vieil homme, mangeait des chips » par exemple. L’autrice note que le Cyberpunk emploie beaucoup d’appositions, au premier degré chez William Gibson (dans l’exemple donné plus haut, « un manipulateur sept fonctions à rétroaction » est une apposition) et de manière plus distanciée dans L’âge de diamant ou Le Samouraï virtuel de Neal Stephenson. L’apposition permet de donner une explicitation immédiate d’un terme.

Les comparaisons et les périphrases peuvent aussi servir de stratégie didactique, parce qu’elles constituent une caractérisation. Elles rapprochent un élément science-fictionnel d’une réalité, comme lorsque Kaaro détaille le fonctionnement de son pouvoir dans Rosewater.

 J’explore les franges de sa mémoire – c’est un peu comme retirer l’étiquette adhésive d’un emballage.

Dans Schismatrice de Bruce Sterling, la comparaison

Il y avait en outre quelque chose qui marchait complètement de travers chez la vieille femme ; comme si elle avait été droguée ou avait subi des altérations synaptiques mécanistes.

Permet de marquer l’étrangeté d’un personnage tout en préfigurant son aspect artificiel, qui apparaît plus tard.

La description motivée vise à éclairer un élément précis, comme un objet, un paysage, une créature ou un personnage. Elle peut prendre des formes diverses, mais contrairement aux descriptions dans les romans réalistes dont les référents sont en théorie clairs pour le lecteur, les descriptions présentes dans les récits de science-fiction ont pour but de donner (ou de préciser) des référents à des signifiants qui n’en ont pas forcément.

La longue ligne éclatante du rayon de soudure était la chose la plus nette qu’il avait jamais vue. Lindsay flottait dans une bulle d’observation, d’où il surveillait les techno-robots se déplaçant dans le vide. Les engins mécanistes présentaient de longs nez pointus de fouines, et leur pointe de soudure projetait des ombres étirées le long de la coque noircie du palais de Czarina.

Ils étaient en train de construire une maquette grandeur nature d’un vaisseau interstellaire investissioniste, mais un vaisseau sans moteur, une simple coque qui ne pourrait jamais bouger par elle-même. Une coque noire, dépourvue de ces arabesques prétentieuses et de ces incrustations qui caractérisaient les véritables engins investissionistes.

Cet extrait de Schismatrice Bruce Sterling s’appuie sur le regard du personnage principal, Abelard Lindsay, alors qu’il observe un monde en construction par des machines. Cela permet à l’auteur de marquer la concrétisation des ambitions de ses personnages, notamment Wellspring, qui sont parvenus à créer une société qui leur est propre, l’Essaim de Czarina, qui constitue une parodie de vaisseau extraterrestre, ce qu’on observe dans la négation du verbe de mouvement, mais aussi dans le groupe prépositionnel « sans moteur » qui créé une antithèse parce qu’il est associé au substantif « vaisseau ». Irène Langlet relève que si on aborde l’histoire littéraire de la SF, les descriptions présentes dans les récits de l’époque des pulps mobilisent des caractéristiques purement décoratives. Elle note également que les descriptions présentes en SF rendent plutôt compte de l’imaginaire associé aux sciences plutôt qu’un réel état de celles-ci.

Un élément peut également être décrit par un procédé d’analepse, qui vise à décrire la construction d’un novum ou son histoire pour le définir. Les épigraphes placées en début de chapitres, qui permettent de situer l’univers du récit en relatant son histoire par exemple, peuvent être également considérés comme des formes d’analepses. Les passages lors desquels Mycroft détaille l’histoire du monde des Ruches dans Trop semblable à l’éclair, comme celui que j’ai cité plus haut,sont des analepses.


Les dialogues permettent aussi d’apporter des informations xéno-encyclopédiques, de manière plus ou moins fiable, avec par exemple des personnages de naïfs qui parlent à des personnages savants par exemple. Dans Ecotopia d’Ernest Callenbach, le journaliste William Weston fait figure de (faux) naïf lors de ses interactions avec les écotopiens, qui lui enseignent le fonctionnement de leur pays.


Irène Langlet reprend l’hypothèse de Ricgard Saint Gelais qui veut qu’à mesure que l’histoire de la SF progresse, les segments didactiques seraient de plus en plus diffus au sein des récits, parce que la SF devient de plus en plus intertextuelle, les textes établissent des « réseaux de référence ».

L’autrice montre aussi qu’une histoire littéraire critique de la SF est possible, et prend appui sur une frise chronologique documentée qui traite de l’évolution du genre au Royaume-Uni, aux États-Unis, en France, en Allemagne et au Québec. Dans le cas des États-Unis et de l’anglosphère de manière générale, elle relève qu’un moment ironique de la SF vis-à-vis de ses propres codes a lieu dès les années 1950 avec Frederik Pohl (Planète à gogos, coécrit avec Cyril M. Kornbluth), Fredrik Brown (Martians, go home !). Par la suite, une déconstruction et une volonté expérimentale avec la New Wave et la revue New Worlds dirigée par Michael Moorcock, qui publie des auteurs comme Brian Aldiss (Le Monde vert, Croisière sans escale), J. G. Ballard (Sécheresse, La Forêt de cristal, Le Monde englouti), Norman Spinrad  (Rêve de fer, Jack Barron et l’éternité) ou encore Ursula Le Guin (Les Dépossédés, La Main gauche de la nuit). Par la suite, le Cyberpunk, révélé par Neuromancien de William Gibson et considéré comme un véritable mouvement par Bruce Sterling, se constitue à la fois comme un prolongement et une critique de la New Wave et de SF des pulps dans les années 1980. On peut le voir avec les textes critiques écrits par Bruce Sterling dans la préface du recueil Gravé sur chrome de William Gibson, de l’anthologie Mozart en verres-miroirs, qu’on peut percevoir comme un manifeste, ou dans l’article Les Neuromantiques de Norman Spinrad.

Ces articles formulent les spécificités du genre et du mouvement Cyberpunk, qui connaît par la suite un moment de recul avec des œuvres telles que Le Samouraï virtuel et L’âge de diamant de Neal Stephenson, et dans le même temps des évolutions, avec par exemple le Biopunk, porté par Paul J. McAuley (Féerie), Paul Di Filippo (Ribofunk) ou encore Nancy Kress (L’Une rêve, l’autre pas, Danse aérienne).

L’influence du Cyberpunk se fait encore sentir chez des auteurs comme Rich Larson (La Fabrique des lendemains), ou Derek Künsken (Le Magicien quantique). On remarque, à travers le cas de la New Wave et du Cyberpunk que des mouvements émergent au sein des littératures de l’imaginaire.

Dans un article de l’anthologie The New Weird de Jeff et Ann Vandermeer, l’éditeur Martin Šust (et il n’est pas le seul) affirme que le New Weird, au sein duquel on retrouve des auteurs comme China Miéville (Perdido Street Station), Jeff Vandermeer (Borne) ou K. J. Bishop (Aquaforte), constitue le mouvement qui succède à la New Wave et au Cyberpunk. De la même manière que les auteurs du Cyberpunk, les écrivains du New Weird ont conscience de leurs sources, à savoir ce qu’ils appellent le Old Weird, représenté par des auteurs comme Clark Ashton Smith ou H. P. Lovecraft, la Fantasy de Mervyn Peake (Gormenghast) plutôt que celle de Tolkien, la New Wave, mais aussi l’horreur des Livres de sang de Clive Barker. D’ailleurs, attendez-vous à entendre parler de New Weird et de ses sources sur le blog !

Irène Langlet note cependant que l’histoire de la SF doit être quelque peu critiquée, car elle ne prend pas en compte toutes les ères culturelles et se construit surtout autour du champ anglophone, et surtout elle se construit pour se légitimiser auprès des institutions littéraires.


Comment aborder la SF : approche narratologique


Pour aborder la littérature de science-fiction, Irène Langlet adopte également une approche narratologique.

Elle montre que les récits de SF peuvent se présenter avec une intrigue linéaire, c’est-à-dire une situation initiale perturbée par une étrangeté dans un monde éloigné du référentiel du lecteur, ou démarrer in medias res, avec une ou plusieurs étrangetés qui seront à définir par la suite. Par exemple, Ubik de Philip K. Dick débute in medias res, avec la disparition d’un télépathe suspect, tandis que Schismatrice de Bruce Sterling peut être vu comme un roman linéaire.

Elle relève aussi que le point de vue des personnages peut obscurcir la narration du récit, en fonction du sociolecte ou de l’idiolecte qu’ils adoptent, parce que cela peut brouiller la visée didactique. Ainsi, le jargon des hackers de Neuromancien ou le vocabulaire scientifique de (très) haute volée employé par Yatima dans Diaspora de Greg Egan peut poser des problèmes de compréhension. La subjectivité d’un point de vue peut alors influer sur la description des novums dans une œuvre de SF.

À ce titre, la narration à la première personne peut s’avérer complexe, puisque si le personnage que l’on suit est particulièrement familier de son propre univers, il n’expliquera pas les étrangetés que le lecteur va croiser, puisqu’elles n’en sont pas pour lui. Cela peut aussi remettre en cause la fiabilité de la narration, ce qu’on voit avec l’exemple récent de Mycroft Canner chez Ada Palmer, qui manipule et se moque ouvertement de son lecteur, ou dans Le Goût de l’immortalité de Catherine Dufour, dont la narratrice affirme qu’elle peut « inventera au plus près de sa possible », ce qui témoigne de sa volonté de fiabilité tout en la remettant quelque peu en question.  Irène Langlet met aussi en évidence le « didactisme honteux » noté par Richard Saint Gelais dans certains récits à la première personne, avec des narrateurs qui expliquent des concepts évidents pour eux (oui oui). On peut noter que la narration à la première personne dissocie le temps du récit et celui de l’histoire, ce qui est mis en évidence par les personnages écrivains tels que Mycroft Canner chez Ada Palmer, puisqu’il est censé les manuscrits qui constituent Trop semblable à l’éclair et Sept Redditions pendant les événements de La Volonté de se battre.

Les récits de SF peuvent s’appuyer sur le modèle du « Bildungsroman », ou roman de formation, théorisé par Goethe. Le personnage que l’on suit découvre alors le monde en même temps que le lecteur, ce qui permet une concordance entre l’apprentissage du personnage et celui du lecteur. Le personnage engrange donc des connaissances sur son propre monde, de la même manière que le lecteur acquiert un savoir xéno-encyclopédique.

Irène Langlet s’intéresse également à la polydiscursivité, c’est-à-dire aux récits qui comportement plusieurs formes de discours, de la pluralité de points de vue jusqu’aux romans qui mêlent différents documents.

Elle distingue deux ensembles de pluralité des points de vue. Dans un cas, les points de vue se succèdent mais le narrateur reste extradiégétique, ce qui signifie qu’il n’est pas intégré au récit. Dans l’autre cas, la pluralité des points de vue va de pair avec un changement énonciatif. Ce dernier cas donne à voir une succession de subjectivités qui peuvent influencer le récit et la fiabilité de la narration. À l’intérieur de ce type de récit polydiscursifs, Irène Langlet distingue deux sous-catégories. Dans la première d’entre elles, on a plusieurs discours, mais une voix narrative surplombe les autres, comme dans Inner City de Jean-Marc Ligny, ce qui permet une certaine stabilité. Dans la seconde catégorie, aucun point de vue ne surplombe les autres, ce qui peut rendre la narration complexe et instable, et ne laisse donc aucun véritable répit au lecteur. Pour moi, Gnomon de Nick Harkaway appartient à cette catégorie, mais je serais preneur de votre avis en commentaire. L’autrice affirme que cette variation des points de vue créent un « labyrinthe encyclopédique », qui peut donc perdre le lecteur.

Irène Langlet note que le régime intradiégétique n’est jamais totalement utilisé, mais on peut trouver des exemples de ce type de narration dans Chronique du pays des mères d’Élisabeth Vonarburg et dans Les Hommes dénaturés de Nancy Kress.  

Elle revient également sur les romans qui s’appuient sur le procédé du journal intime, et qui ne se donnent donc pas à voir comme romans, avec exemple de La Parabole du semeur d’Octavia Butler et Le Journal de nuit de Jack Womack. On peut noter que certains romans prennent la forme d’un ouvrage publiés de manière intradiégétique, puisque Trop semblable à l’éclair et Sept Redditions ont été publiés comme un seul manuscrit dans le monde que décrit Ada Palmer.

L’autrice traite également des différentes formes de polytextes science-fictionnels, avec les effets de montage et de collage que déploient des romans comme Tous à zanzibar et Le Troupeau aveugle de John Brunner, ou L’âge de diamant de Neal Stephenson.

La polytextualité peut aussi s’illustrer dans des documents et des fragments intégrés à la narration. Leur rôle se rapproche de celui des exergues, qui est de donner des informations plus ou moins complètes au lecteur qui doit alors combler les vides. Elle montre également que les prologues jouent un rôle essentiel et sont mis en rapport avec le récit principal de manière plus ou moins directe. Par exemple, le prologue de Schismatrice constitue le point de départ du périple d’Abélard Lindsay. 


L’ouvrage d’Irène Langlet évoque aussi les annexes non narratives, avec les lexiques, comme celui de Dune, qui peuvent poser plus d’énigmes qu’ils n’en résolvent et servent à organiser l’étrangeté, les cartes, ou même des annexes qui créent de la métafictionnalité, comme dans le cas des annexes du cycle de la Culture, par exemple. Le paratexte peut permettre de structurer une œuvre, puisque la forme de fixup, constitué de nouvelles qui forment un roman, peut être créé par l’ajout de paratexte. Les premiers volumes de Fondation d’Isaac Asimov et Les Chroniques martiennes de Ray Bradbury sont des fixups.

Je terminerai cette chronique en évoquant la manière dont Irène Langlet met en évidence liens entre la science-fiction et la post-modernité, en mettant en lumière son caractère parfois métalittéraire, en traitant notamment des exemples de Des Milliards de tapis ou L’Usage des armes, qui renouvellent le genre du space-opera après que celui-ci soit devenu une sorte de cliché de la SF.

Le mot de la fin


Science-fiction : lecture et poétique d’un genre littéraire est un ouvrage essentiel si vous voulez étudier la littérature de science-fiction, ou même si vous vous intéressez au fonctionnement des textes du genre.

Irène Langlet aborde, avec un angle linguistique, historique, puis narratologique différentes notions à l’œuvre dans des récits de SF, exemples et analyses à l’appui.

Je vous recommande chaudement la lecture de cet ouvrage !  

18 commentaires sur “Science-Fiction : lecture et poétique d’un genre littéraire, d’Irène Langlet

  1. Bonjour,

    Très beau compte-rendu de l’ouvrage-c’est marrant j’en ai fini la lecture hier-soir! Bravo en tout cas ! J’en recommande également la lecture, ne serait-ce que pour la démarche – une approche littéraire des littératures de l’imaginaire, voilà qui est rare ! Un regard précieux, donc, qui permet d’aborder la SF autrement.

    Cordialement,
    Aurélien

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