Le Tyran, de Michael Cisco

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler de l’un des romans qui je l’espère, marquera cette rentrée littéraire, parce qu’il offre ce que la Weird Fiction a de meilleur.

Le Tyran, de Michael Cisco

Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Au Diable Vauvert, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Michael Cisco est un auteur de Weird Fiction américain né en 1970. Il est professeur à l’université de la ville de New York. Son œuvre est publiée depuis 1999. Le roman The Divinity Student, qui a remporté l’International Horror Guild Award, a lancé sa carrière. Il a récemment écrit Weird Fiction : A Genre Study, qui risque de m’être fort utile pour ma thèse.

Bien qu’il soit encensé par China Miéville, qui affirme que « Tout nouveau roman de Cisco, l’une des figures clés du fantastique expérimental, est une source de ravissement », ou Jeff VanderMeer, qui déclare « Michael Cisco, le Kafka américain, mérite toute votre attention », Michael Cisco reste assez méconnu en France.

Le Tyran, qui paraîtra en Septembre 2022 Au Diable Vauvert dans une traduction de Mélanie Fazi, est son deuxième roman à être publié en français, après Argent animal en 2018.

En voici la quatrième de couverture :

« Jeune fille de quinze ans handicapée par la polio, Ella est un génie qui suit des cours de biologie et démontre un grand talent pour manipuler les ectoplasmes – sorte d’émanation visible du corps du médium.

Sélectionnée pour être l’assistante du célèbre Dr. Belhoria, elle l’aidera dans son étude d’un jeune homme épileptique aux capacités de projection astrale exceptionnelles. Il deviendra le centre d’une expérience visant à apercevoir ce qui se trouve audelà du voile de la mortalité… »

Dans mon analyse du roman, je traiterai d’abord des difficultés de lecture éventuelles que pouvez rencontrer, puis de la manière dont Michael Cisco s’empare du thème de la mort pour en faire un objet d’étrangeté Weird.

L’Analyse


Densité et difficulté ?


Le Tyran est un roman particulièrement dense et parfois expérimental. Avant de vous expliquer pourquoi, je voudrais vous dire que même si c’est le cas, qu’il peut être difficile à suivre, il en vaut largement la peine. Je n’aime pas beaucoup utiliser ce genre de formule, parce que je trouve qu’elle est un peu élitiste, mais cette difficulté de lecture, même si elle nécessite d’être mise en évidence, participe du plaisir de lecture de ce roman. Mais pourquoi peut-on dire que ce roman est dense et expérimental ?

L’élément de réponse que j’aurais à vous fournir est le style et la syntaxe de Michael Cisco, parfaitement retranscrits par Mélanie Fazi à la traduction. Cette densité dans la syntaxe se retrouve notamment dans les descriptions extrêmement fouillées, comme le montre par exemple la phrase suivante.

* Pour eux le monde qui défile devant leurs vitres… les lumières et couleurs démentes, de plusen plus éclatantes, intenses, qui leur brûlent les yeux, les vitres limpides de la voiture et ses surfaces scin­tillantes semblent dégager une huile optique qui leur enduit les yeux pour les rendre réfléchissants et glis­sants, aucune lumière ne peut pénétrer mais elle glisse et se faufile dans les sombres coutures de la garniture, les minuscules crevasses noires des acces­soires et du tableau de bord — au-dessus d’eux les nuages blancs évasés se changent apparemment en colonnes étranges et en inscrutables frises lucides qui se tiennent immobiles tandis qu’ils les dépassent à toute allure dans leur voiture, ils frissonnent devant la gênante intimité de la couleur bleue du ciel, qui les sonde à présent comme une sorte d’accablante confession les poussant à se boucher violemment les oreilles, malgré la douloureuse pression de leur curiosité — ils tremblent sous l’effet de la force débordante d’une curiosité spéciale et autodestruc­trice, et levant les yeux vers le ciel ils éprouvent un vertige et s’agrippent aux accoudoirs et au bord de leur siège — leur voiture patine le long d’une pente glissante entraînée par une force grisante qui n’est ni la gravité ni l’inertie rien qu’une attraction sans fric­tion vers un quelconque néant qui s’ouvre quelque part en cet instant, dont l’appel est palpable et même envahissant chez chacun d’entre eux…

Il s’agit d’une phrase complexe, c’est-à-dire qu’elle contient au moins deux propositions. Elle est rendue particulièrement longue par l’usage de l’asyndète, puisque les différents syntagmes qui la composent ne sont souvent reliés que par des virgules ou des tirets, mais aussi par des propositions subordonnées relatives introduites par le pronom « qui ». Il s’agit donc d’une description complexe et dense, donnée sur un mode halluciné, avec syntagmes qui englobent le point de vue des deux personnages sur les multiples éléments de l’environnement qui les entoure. Les tirets permettent d’introduire de nouveaux objets au sein de la description, tels que les « nuages », une « force débordante », et enfin « leur voiture », mais augmentent encore la densité informationnelle de la phrase. Cette densité recoupe l’intensité sensorielle de l’expérience des deux personnages, qui font face à des couleurs vives et éclatantes par ailleurs personnifiées, puisqu’elles semblent les examiner et les mettre face à leur propre curiosité. Face à ce type de phrase, omniprésente dans Le Tyran, le lecteur doit faire un effort de compréhension, de la même manière qu’à la lecture de certaines nouvelles de l’excellent Fournaise de Livia Llewelyn, qui déploie le même genre de syntaxe, hyperbolique et hallucinée.

Les efforts du lecteur devront aussi se faire sur le plan didactique, c’est-à-dire sur la compréhension des éléments et événements surnaturels présentés dans le roman. Si la notion de didactisme en imaginaire vous intéresse, je vous invite à lire Science-Fiction : lecture et poétique d’un genre littéraire d’Irène Langlet. En effet, Le Tyran tend à dévoyer le didactisme, ce qui le rattache au propos de son auteur sur la Weird Fiction. En effet, Michael Cisco donne une définition de la Weird Fiction dans une interview lorsqu’il déclare (je traduis)

En rhétorique, la « redondance » fait référence à la manière dont on utilise la répétition pour améliorer l’intelligibilité. Tout, de la pure et simple et répétition à la structure régulière de phrases, compte comme une forme de redondance. Pour moi, la Weird Fiction est une tentative de s’éloigner radicalement de la redondance au niveau de l’intrigue, des personnages, du décor, du style, etc.

Ainsi, selon Michael Cisco, si les récits d’imaginaire qui ne relèvent pas de la Weird Fiction cherchent à clarifier et à rendre explicites les mécanismes du surnaturel à travers divers outils didactiques leur permettant de donner une information, puis de la faire passer par un circuit de redondance pour que le lecteur l’intègre pleinement, les récits Weird dérogent à cette volonté didactique claire, et par extension à l’intelligibilité pleine, et ce de manière plus ou moins radicale. Le lecteur de Weird Fiction, qui ne peut donc pas recevoir la totalité des informations de la part des textes, doit alors d’une part faire un effort pour en reconstituer ou en comprendre le sens, et accepter les zones d’ombre d’autre part. Dans le cas précis du Tyran, vous n’aurez pas toutes les informations, ou alors elles ne seront pas complètement claires. Acceptez-le. De la même manière que le magistral La Cité des Saints et des Fous de Jeff VanderMer, Le Tyran vous donnera du fil à retordre. Mais il en vaut la peine, parce qu’il explore les limites de la vie, de la mort et du réel, à travers son personnage éponyme.

Weird Fiction, par-delà la mort, par-delà l’amour ?


Le roman nous fait suivre le personnage d’Ella, une jeune fille handicapée et paralysée à cause de la polio, dans un monde proche du nôtre, puisqu’il mentionne le métro, le train, des « téléviseurs » et même des « ordinateurs » (d’un genre particulier et insectoïde, oui oui). Ella est engagée par le docteur Belhoria pour ses capacités de génie en biologie, et notamment dans la manipulation de l’ectoplasme, une substance qui relie le monde des vivants à celui des morts.

Ella reprit ses études de biologie et passa en troisième cycle, témoignant d’une aisance nouvelle autant qu’étrange avec toutes les variétés d’ectoplasmes, qu’elle préci­pitait depuis les corps disséqués, les comateux, et même depuis les fruits poussant dans la terre des cimetières. Elle coupait disons une orange en deux et badigeonnait de sa solution la chair exposée, appuyait la tranche contre une épaisse lame de verre, activait le courant électrique et, l’instant d’après, une flaque ronde vacillante d’éclatant fluide blanc composé entièrement de boucles infimes se déployait sous la moitié de fruit, présentant l’apparence d’une natte tissée de perles minuscules.

La présence et la description de l’ectoplasme permet d’ancrer le roman dans l’exploration de la thématique et de l’univers de la mort, mais aussi de marquer l’aspect à la fois ésotérique, poétique et scientifique de la substance, dont l’apparition et la précipitation sont conditionnées à un processus expérimental précis. Cette rationalisation transparaît par ailleurs dans le fait qu’Ella publie ses travaux de recherche sur l’ectoplasme dans The Lancet, l’une des revues de recherche les plus réputées pour les sciences médicales. L’étude de l’ectoplasme par Ella permet donc d’illustrer le fait que Le Tyran traite des sciences occultes.

Avec le Dr Belhoria, Ella prend en charge un étrange patient, qui est un jeune homme a priori épileptique, mais dont les crises sont influencées par ses pouvoirs surnaturels, qui découlent supposément d’une « vitalité surabondante qui lui confère par conséquent une capacité excédentaire correspondante pour la mort », ce qui lui permet « d’osciller entre la vie et la mort » (oui oui) d’après le Dr Belhoria. Le patient fait donc voyager et donne le récit d’espaces qui se trouvent au-delà du monde des vivants, et apparaît incompréhensible, ou difficilement appréhendable par les instances scientifiques que représentent Ella et le Dr Belhoria. La science rationnelle se trouve donc mise en échec par une forme d’altérite radicale que représentent le patient et ses capacités. Il s’agit d’un topos que l’on retrouve souvent en Weird Fiction, chez Lovecraft dans La Couleur tombée du ciel, et chez China Mieville, dans le roman Les Scarifiés, qui dépeint un lieu, la Tache Cacotopique, qui fait muter les corps de manière difficilement appréhendable rationnellement. L’identité du patient est d’ailleurs fluctuante, puisqu’il s’appelle d’abord Air Mail (oui oui), avant de devenir le Tyran éponyme (hé oui), dans des circonstances que je ne vous dévoilerai pas.

Le roman n’étant pas encore sorti, je me dois de préserver votre découverte, mais je ne peux m’empêcher de vous parler de ce qui vous attend. Le Tyran, que l’on suit à travers le regard fasciné (et bien plus, plus tard) d’Ella, qui le voit traverser le monde des morts et perturber la réalité de son monde, ce qui provoque une fracture onirique et organique.

Le Tyran est une figure fascinante, sorte de créature immortelle qui défend les morts, qu’il considère comme « son peuple ». Sans trop rentrer dans les détails, il effectue une forme d’anabase, c’est-à-dire un mouvement des Enfers vers le réel en passant par le Paradis (oui oui) dont il tente la conquête en réveillant les morts (oui oui) pour les libérer et les rendre à la vie.  Cette ascension depuis l’Enfer peut rappeler La Divine Comédie de Dante, dans laquelle le poète florentin se met en scène dans une traversée des Enfers, du Purgatoire puis du Paradis pour retrouver Béatrice, son aimée.  Cependant, si Dante traverse ces étapes en étant effrayé et fasciné, celle du Tyran s’effectue sur un mode guerrier et extrêmement violent, qui met en péril le monde des morts.

Cette conquête est hyperbolique et surréaliste, puisque le Tyran combat presque littéralement l’impossible, ce qu’on observe notamment dans le fait que les démons infernaux ne sont pas immortels mais peuvent apparaître à l’infini (oui oui), tandis que les anges du paradis « sont en nombre fini », mais « indestructibles » (oui oui).

À présent la moitié restante des mousquets du Tyran surgit en tirant. Ses canons rompent leur silence, visant le milieu de la pente opposée — une ligne d’explo­sions déchire les masses qui chargent parallèlement à l’arête, fend les rangs démoniaques en deux. Les munitions explosives de départ sont remplacées par des bombes spéciales remplies de mitraille, conçues pour éclater en plein vol — coincés entre la ligne des canons et l’arête du fort les régiments de démons croisent le feu concentré des mousquets, et tandis qu’ils s’effondrent dans un nuage de fumée et d’oreilles doigts bras dents yeux ailes de cuir volants, la cavalerie du Tyran fonce parmi eux et les traverse.

Le Tyran doit alors en quelque sorte détruire l’infini et l’immortalité, ce qui apparaît impossible et hyperbolique, mais qui matérialise une conquête du pouvoir, puisqu’il est un héros qui effectue une anabase. Le Tyran apparaît alors comme une forme de modèle de héros, de grand homme bonapartiste, capable d’accomplir l’impossible, puisqu’il peut ressusciter les morts par la seule force de son discours.

Il s’emporte contre le cheval mort l’agrippe par les oreilles et traîne sa tête d’arrière en avant sur quelques centimètres au bout de son encolure fragile, il décrit des cercles autour de lui en criant des ordres ses membres nus battent l’air roses et bruns contre la neige, ordonnant au cheval de se lever, d’éveiller la vie dans cette masse de matière morte, insultant, cajolant, tempêtant, fulminant et aboyant comme un sergent instructeur enragé, ses mots résonnent bruyamment contre les arbres et frissonnent pour s’éparpiller en fragments parmi les branches. Il marche pesamment autour du corps pendant des heures en se répétant inlassablement… les oreilles du cheval oscillent au vent, ouvertes et sans défense contre cette attaque, il entend tout passivement de ces oreilles mortes mais ouvertes.
Puis avec un bruit évoquant le tissu qu’on déchire un souffle s’engouffre, et le cheval roule sur le ventre, sa tête massive recule d’un mouvement saccadé. Sans cesser de crier lui marche droit vers l’animal crachant violemment des syllabes — le cheval s’ébroue devant lui dévoilant le blanc de ses yeux tout autour des pupilles sous l’effet d’une rage horrifiée.

La vitalité surabondante du personnage s’exprime ici dans la longueur de la première phrase et l’enchaînement d’action portée par des verbes d’action, puis dans l’enchaînement de participes présent de verbes de parole énumérés qui font entendre sa voix. La comparaison avec un « sergent instructeur enragé » montre quant à elle l’autorité qui se dégage du personnage. Le discours est marqué par le caractère intense et répété de l’action du Tyran, dont les ordres provoquent finalement le retour à la vie. Son pouvoir surnaturel n’est ici pas expliqué, mais ce n’est pas ce qui compte. Tout l’intérêt de ce passage réside selon moi dans son intensité, dans la manière dont Michael Cisco hyperbolise l’instant, qui culmine dans le retour à la vie du cheval.

Le discours du Tyran se trouve alors marqué par son intensité et une rhétorique de l’exaltation, qui lui permet donc de faire revivre les morts, mais aussi de les motiver à combattre.

Reviennent des souvenirs de carnages rendus d’autant plus atroces par la trahison de les imaginer se produire ici, des massacres ici ! Mais l’armée du Tyran crie à son tour, rattrapée par les vociférations du Tyran qui enflent depuis un marmonnement surgi de la terre avec les trains — « Qui ose juger mon peuple — brandir carotte et bâton devant mon peuple ! Qui ose acheter mon peuple — acheter mes soldats — imposer la retraite à mon peuple — infantiliser mon peuple ! Qui ose dresser mon peuple à railler les damnés en Enfer comme le poulailler d’un théâtre d’écervelés ? » De toutes parts les soldats marmonnent « carotte et bâton ! — carotte et bâton ! » et de sinistres « à mort à mort à mort ! »

Le discours du Tyran apparaît ici hyperbolique, ce qui transparaît dans son utilisation d’une cataphore, c’est-à-dire la répétition du même mot ou groupe de mots en fin de phrase, ici celle de « mon peuple ». Cela donne un effet de scansion, redoublé par la répétition de la formule « Qui ose » suivie d’un verbe à l’infinitif dans des phrases exclamatives entrecoupées de tirets qui marquent le rythme du discours. L’usage de l’italique montre quant à lui sur quels mots le personnage insiste, ce qui permet de retranscrire l’intensité de sa diction.

Vous l’aurez compris, le Tyran est une figure marquée par son intensité, celle de son discours, et celle de ses actes. Je trouve que c’est un personnage marquant !

Le mot de la fin


Le Tyran est un roman de Weird Fiction de Michael Cisco. À travers le regard d’Ella et du Dr Belhoria, deux scientifiques spécialisées dans la manipulation de l’ectoplasme, l’auteur met en scène un patient doté de pouvoirs surnaturels qui devient le Tyran, un être capable de réveiller les morts et de vaincre la mort, provoquant une rupture dans le réel.

Le Tyran déploie toute la fascinante étrangeté dont la Weird Fiction regorge dans son écriture, qui fait jaillir un univers foisonnant d’ectoplasme et de morts qui ne veulent pas le rester. Je ne peux que vous le recommander !

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